jeudi 23 juillet 2020

Le « binge drinking » : un comportement à repérer

Publié le 21/07/2020


D.R.
M. NAASSILA
Unité Inserm UMR1247,
Université de Picardie Jules-Verne, Amiens

Le « binge drinking », boire beaucoup et rapidement, commence à être connu de tous, même des professionnels de santé. Mais qui est capable d’en donner une définition précise, de le repérer et d’intervenir ?

La pédiatrie est concernée à plusieurs titres. D’abord parce que le binge drinking (BD) pendant la grossesse peut avoir des conséquences néfastes sur le fœtus et ensuite parce que des adolescents, voire des préadolescents peuvent s’adonner à cette pratique et finir aux urgences avec des alcoolémies qui dépassent l’entendement.

Dans ce contexte, si on rappelle souvent le rôle pivot des médecins généralistes dans le repérage et la prévention des dommages liés à l’alcool, on oublie un peu vite celui des pédiatres. Pourtant ils sont eux aussi en première ligne, d’abord pour repérer les enfants touchés par l’exposition fœtale à l’alcool et ensuite pour repérer et prendre en charge les adolescents qui s’adonnent au BD. Cet article vise à donner une définition actuelle de ce comportement et à définir ses conséquences.

Qu’est-ce que le binge drinking ?

C’est une modalité particulière et dangereuse de consommation d’alcool qui vise à atteindre l’ivresse, voire dans les cas les plus extrêmes le coma éthylique, le plus rapidement possible. Elle est le plus souvent rencontrée chez les jeunes qui boivent moins régulièrement mais en plus grande quantité par occasion, comparativement aux adultes qui eux ont tendance à boire plus régulièrement et en moins grande quantité. Il n’y a pas de définition consensuelle au niveau international du BD, ce qui cantonne ce type de consommation et de comportement à un concept confus. La consommation d’alcool se mesure en verres ou en unités d’alcool ou encore en verres standard qui contiennent en France 10 g d’éthanol pur. Les enquêtes nationales de type ESCAPAD (Enquête sur la santé et les consommations lors de l’appel de préparation à la défense) réalisées par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) utilisent la définition des alcoolisations ponctuelles importantes (ou API) comme étant la consommation d’au moins 5 verres en une occasion chez les jeunes de 17 ans. Dans cette enquête ESCAPAD, 44 % et 16,4 % des personnes interrogées déclaraient en 2017 avoir eu au moins une ou trois API dans le mois écoulé, respectivement ; et 3 % avoir été ivres « au point de vomir et de tout oublier ».

L’OMS a défini le BD comme étant la consommation d’au moins 4 et 5 verres par occasion, respectivement chez les filles et les garçons. L’Institut américain sur l’abus d’alcool et l’alcoolisme (NIAAA) a précisé en 2004 que le BD se caractérise par une alcoolémie d’au moins 0,8 g/l atteinte seulement après deux heures et qui correspond à la consommation d’au moins 4 à 7 verres. La définition du BD est primordiale. Une étu de récente a montré qu’en prenant la définition du NIAAA, les jeunes admis aux urgences après alcoolisation présentent des conséquences plus graves comparativement à ceux du groupe sélectionné selon les critères de l’OMS. Boire beaucoup et surtout rapidement, semble donc plus dommageable.

Récemment, différents niveaux de consommation ou paliers ont été proposés pour définir différents niveaux de BD. Il est fréquent de constater que des sujets s’alcoolisent bien au delà de ces seuils (5+/4+). Des jeunes déclarent ainsi boire au moins 10 verres par occasion ou par heure. C’est ainsi qu’est apparu le terme de « binge drinkers extrêmes » (ou encore « BD à haute intensité ») et la notion de niveaux de BD : niveau I (70 g + à 130 g pour les hommes et 60 g + à 100 g chez les femmes), niveau II (140 g + à 200 g pour les hommes et 110 g + à 150 g chez les femmes) et niveau III (210 g + pour les hommes et 170 g + chez les femmes). Les niveaux II et III constituant les binge drinkers extrêmes. Les sujets des niveaux I, II et III ont respectivement 10 fois, 70 fois et 93 fois plus de risques d’être admis aux urgences que les nonbinge drinkers. Il existe donc plutôt un continuum et un simple seuil ne peut suffire à caractériser le comportement de BD et ses conséquences. Une étude récente a démontré que le BD n’est pas un comportement unitaire, il existe en effet de grandes différences, notamment dans certaines dimensions de personnalité, de métacognition et entre les sexes. Chez certains binge drinkers, ce comportement s’inscrit dans la recherche de sensation au travers des effets de l’intoxication alcoolique alors que pour d’autres ce comportement correspond à une stratégie de coping et donc un moyen de faire face à leurs difficultés.

Un comportement à risque

Le BD ne se définit pas seulement par l’intensité de l’alcoolisation, c’est aussi un comportement à risque, voire même parfois ordalique puisqu’il peut s’agir de se lancer le défi de boire le plus rapidement possible pour atteindre le coma éthylique. Le BD entraîne un état d’intoxication qui se caractérise notamment par une désinhibition et une perte de mémoire. L’altération de la conscience est alors responsable d’une prise de risques, de la survenue d’accidents sur la voie publique, de violences et de troubles du comportement. Sur le plan sexuel, le BD est associé à un risque accru de viols et de relations non protégées. Les conséquences les plus néfastes sont atteintes en général à partir de la consommation de 7 à 8 verres. La consommation d’autres drogues (tabac, cannabis) est plus fréquente chez les binge drinkers. Le BD correspond à des épisodes d’alcoolisation plus ou moins intenses et fréquents à l’adolescence, une période pendant laquelle le cerveau est en pleine phase de maturation. Cette alcoolisation de type « montagnes russes » comprend donc des épisodes de consommation entrecoupés d’épisodes de non-consommation pendant lesquels des phénomènes de toxicité et de réparation ont lieu. La neurotoxicité de ces épisodes s’apparente à celle observée pendant le sevrage chez les sujets alcoolodépendants avec des mécanismes d’excitotoxicité et d’inflammation neuronale qui sont très délétères sur le fonctionnement cérébral.

Les conséquences cérébrales et cognitives du BD

Des études d’imagerie structurelles et fonctionnelles ont mis en évidence l’existence de patterns spécifiques qui concernent les processus exécutifs, mnésiques et de cognition sociale et qui sont en plus dépendants du sexe. Les fonctions exécutives correspondent aux processus cognitifs qui permettent de planifier et de s’adapter à des situations nouvelles et/ou complexes. Elles font appel à des fonctions d’inhibition, de flexibilité mentale et à la mémoire de travail. Si les résultats sont discordants sur les fonctions d’inhibition, ceux sur la flexibilité mentale montrent des déficits chez les binge drinkers et notamment à la fin de l’adolescence (1922 ans), indiquant ainsi que les atteintes des fonctions exécutives dépendent  du nombre d’épisodes de BD. Des études ont mis en évidence des atteintes des capacités d’apprentissage et de mémorisation et une amélioration à l’arrêt de la pratique du BD. La sévérité de ces atteintes dépendrait des épisodes de « gueule de bois » et des blackout. Le BD est prédictif du risque d’être en échec scolaire.

Quels sont les facteurs de vulnérabilité ?

La vulnérabilité à la pratique du BD dépend de l’interaction complexe entre des facteurs individuels (génétique, histoire familiale de trouble de l’usage d’alcool, sensibilité à la récompense, impulsivité), environnementaux (stress, publicité) et socioculturels (pression des pairs, avoir des amis qui consomment, pratiques éducatives parentales, représentation, acceptabilité et tolérance vis-à-vis du produit). La propension de désirabilité sociale de l’adolescent souhaitant être inclus dans le groupe, pourrait l’amener à la consommation d’alcool. À l’âge de 12 ans s’effectue la bascule et c’est la pression des pairs qui prend le dessus sur celle des parents, relativement à l’influence sur la consommation d’alcool. Les facteurs de vulnérabilité génétiques pourraient jouer un rôle important au début de l’adolescence alors que les facteurs environnementaux (notamment la pression des pairs) interviendraient à la fin de l’adolescence. L’initiation à la consommation d’alcool serait quant à elle plus gouvernée par la personnalité alors que la transition vers l’intensification de la consommation et le comportement de BD seraient plus gouvernés par les facteurs génétiques. L’exposition à l’alcool dans les films et les réseaux sociaux est corrélée positivement avec la prévalence du BD dans la population.

Le sexe féminin pourrait constituer un facteur de vulnérabilité. Des études d’imagerie cérébrale ont démontré des atteintes de la mémoire de travail visuo-spatiale spécifiquement chez les filles.

Conclusion

En pratique, on retiendra que le BD est un comportement dangereux et hétérogène. Il dépend de l’interaction complexe entre des facteurs individuels, environnementaux et sociaux. Il est associé à un risque accru de trouble de l’usage d’alcool et de l’humeur à l’âge adulte. Il est essentiel de développer des stratégies de prévention ciblées qui intègrent l’hétérogénéité des populations de binge drinkerset qui visent à changer les représentations toujours trop positives du produit alors que les risques sont élevés non seulement à l’adolescence mais aussi à long terme. La prévention vise en particulier à changer les représentations, renforcer les compétences psychosociales et parentales, et retarder l’initiation des consommations. Tous les pédiatres devraient repérer le BD chez les jeunes.

RÉFÉRENCES
• Hingson RW et al. Am J Prev Med2017 ; 52(6) : 717-27. • Rolland B, Naassila M. CNS Drugs 2017 ; vol. 31, no. 3. • National Institute on Alcohol Abuse and Alcoholism. NIAAA Council Approves Definition of Binge Drinking. NIAAA Newsl 2004 ; 3:3. • Rolland B et al. Drug Alcohol Depend 2017 ; 175 : 92-8. • NIAAA. By the numbers, extreme binge drinking. NIAAA spectrum 2017. Accessible en ligne : https://www. spectrum.niaaa. nih.gov/ archives/ V9I3Sept2017/ by-the-numbers/bythe-numbers.html. • Gierski F et al. Drug Alcohol Depend 2015 ; 153 : 78-85. • Gierski F et al.Alcohol Clin Exp Res 2017 ; 41(11) : 1970-9. • Smith KW et al.Addict Biol 2017 ; 22( 2) : 490-501. • McCarthy M. BMJ 2015 ; 351 : h4666.

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