Un nouveau type de communication a été mis au jour au premier stade de développement d’un organisme d’ascidie, un animal marin : les cellules se spécialisent en fonction des contacts qu’elles ont avec leurs voisines.
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué, se moquaient les célèbres Shadoks. La nature montre que, parfois, elle sait faire simple, même pour faire du compliqué.
Par exemple, pour engendrer les organismes les plus complexes à partir d’une seule cellule, petit sac mou d’une centaine de micromètres de diamètre contenant quantité de molécules. Par divisions successives de cette cellule, une enveloppe grossit, se plisse, se creuse, laissant émerger des centaines de milliers de cellules prenant des formes bien connues, dos, tête, pattes, et des fonctions spécifiques, neurones, peau, muscles.
Longtemps, les biologistes ont pensé que les plans d’attribution des positions et fonctions de toutes ces cellules étaient prélocalisés au sein de l’œuf. Mais ils ont vite réalisé que cette complexité nécessite une communication entre cellules pour se coordonner.
Des « cris », sous forme de signaux biochimiques plus ou moins concentrés, font réagir les cellules en fonction de cette concentration : sur l’axe « tête »/« queue », toutes les cellules ne réagissent pas de la même façon.
Un jeu à touche-touche
Mais voilà que d’autres chercheurs, dans Science, le 10 juillet, exposent un autre mode de communication, plus simple que ces cris : des « chuchotements ». Seules les cellules voisines, qui touchent une émettrice, « entendent » les messages transmis et se transforment en peau, muscle ou neurone. Si la surface de contact entre cellules est modifiée de 30 %, alors 65 % des cellules voient leur destin changé par rapport à la situation normale. Malgré les chuchotements, c’est la cacophonie, une cellule au destin de « peau » devient « cerveau ». L’embryon n’est plus viable.
Pour découvrir ce nouveau mode de développement par « contact », l’équipe s’est fait envoyer de Bretagne des violets, animaux marins invertébrés en forme de tube, qui aspirent l’eau par un bout et la recrachent par l’autre. Ces organismes comestibles sont particulièrement appréciés au Japon ou en Corée, où certains sont baptisés « ananas de mer ». Ils sont de la famille des ascidies, branche sœur des vertébrés avec qui ils avaient un ancêtre commun il y a 500 millions d’années.
Pour écouter les chuchotements de Phallusia mammillata, l’ascidie choisie, l’équipe a réuni plusieurs compétences : au laboratoire de biologie moléculaire d’Heidelberg (Allemagne), des spécialistes de l’imagerie en 3D pour suivre le développement de 64 cellules qui, six à huit heures plus tard, deviendront 800 ; à l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria) de Nice et de Lyon, des experts en analyse d’images et modélisation ; au Centre de recherche en biologie cellulaire de Montpellier (CRBM), des biologistes du développement, amateurs d’ascidies.
« Une des difficultés était de suivre chaque cellule au cours du temps, c’est-à-dire sa position, sa forme et ses descendants. Et de lui attribuer une étiquette correspondant à l’un des dix-huit tissus cellulaires répertoriés (plaque neurale, endoderme, mésoderme…) », résume Léo Guignard, désormais en post-doctorat à Berlin. « Au moment où nous avons commencé, aucune technique n’était prête. Nous ne savions pas faire », se souvient Christophe Godin, de l’Inria à Lyon.
« C’est un tour de force, salue Jérôme Gros, spécialiste du développement à l’Institut Pasteur, qui n’a pas participé à l’étude. Ils ont pris des images mais surtout ils les ont fait parler. »
En cela, la nature les a un peu aidés. Les ascidies ont un mode de développement très particulier puisque, pendant les premières heures, les cellules ne migrent pas en se divisant, contrairement à d’autres organismes chez qui les mouvements de cellules sont fréquents. Chez les dix embryons de Phallusia mammillata étudiés, les positions et les fonctions des cellules sont toujours les mêmes. 75 % des cellules de ces embryons partagent 80 % des mêmes voisins. Les surfaces de contact, pour 80 % des cellules, bougent de moins de 20 %.
Une relative marge de manœuvre
« C’est comme si c’était un embryon “solide” », constate Patrick Lemaire, chercheur CNRS du CRBM, qui soulève un paradoxe important. « Cette stabilité et cette reproductibilité du développement sont observées entre les individus mais aussi entre les autres espèces d’ascidies, alors que leurs génomes diffèrent beaucoup plus entre eux que ceux des vertébrés. »
Grande diversité d’un côté, stabilité de l’autre, l’explication vient du « chuchotement », justement. Cette communication de proximité, assez simple, permet à l’organisme de tester des mutations génétiques et de les sélectionner, sans tout chambouler dans son développement puisque la géométrie garantit que tout se passera bien.
Pour confirmer que c’est bien ainsi que les cellules communiquent, les chercheurs ont réalisé deux types d’expériences. L’une, brutale, en coupant les embryons en deux, ce qui modifie les contacts et perturbe fortement le développement. L’autre, virtuelle, en élaborant un modèle capable de prédire le destin d’une cellule en fonction de ses voisines et, bien sûr, de signaux biochimiques envoyés, tels des « cris » dans le paquet de cellules.
« Notre modèle montre que les changements de surface de contact perturbent le plus le développement », confirme Grégoire Malandain de l’Inria à Nice. « La leçon est qu’on peut faire un embryon sans gradient de concentration de signaux biochimiques », complète Patrick Lemaire. « Nous étions partis pour casser un verrou technologique et nous avons fini par isoler une question majeure de biologie du développement », ajoute Christophe Godin.
Un organisme « tube à essai »
« Un autre truc que je trouve fascinant est qu’on peut identifier les cellules sans avoir besoin de savoir quels gènes elles expriment ! », s’enthousiasme Patrick Lemaire. En effet, le destin d’une cellule est fonction du rythme spécifique des divisions dont elle est issue. « C’est comme une empreinte digitale », souligne Christophe Godin.
« Ce travail long est la marque d’une authentique pluridisciplinarité. Nous avons réfléchi ensemble aux maths et à la biologie », apprécie Grégoire Malandain. Tout à sa joie, l’équipe a aussi commandé aux réalisatrices Laurence Serfaty et Isis Leterrier un film d’animation mêlant les images des microscopes et des dessins originaux. Il sera en ligne le 24 juillet sur la plate-forme Vimeo.
Une des limites de ce travail est qu’il décrit un mécanisme valable pour peu de cellules, quasi statiques, ce qui est loin d’être le cas pour d’autres organismes ou même pour les ascidies dans les phases suivantes de leur développement.
« C’est un embryon simple qui peut tracer la voie à des embryons plus complexes. Les ascidies sont un tube à essai. On va apprendre plein de choses grâce à la reproductibilité de ce système », assure Patrick Lemaire, qui envisage de mieux quantifier les variations de forme entre cellules, entre individus et entre espèces. Et entendre ce que la nature a encore à lui chuchoter.
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