lundi 1 juin 2020

Société.La pandémie va-t-elle changer notre rapport à la mort ?

Publié le Un radiologue rassure une patiente du Royal Blackburn Teaching Hospital, en Angleterre, le 14 mai.  REUTERS/Hannah McKayPour ce docteur britannique, la crise actuelle ne doit pas être considérée comme un événement exceptionnel. Ce virus représente plutôt le dernier vecteur en date de notre finitude et doit nous pousser à réfléchir, en tant qu’individus et en tant que société, à notre façon de mourir.
Chaque génération connaît des événements qui la définissent. Pour mon père, cela a été la Seconde Guerre mondiale. Pour son père, la Première Guerre mondiale. D’aucuns auraient pu croire que le Brexit allait avoir cet effet-là pour nous, mais la pandémie de Covid-19 remet la politique en perspective.
Il est certain que les historiens considéreront 2020 tel que nous voyons aujourd’hui 1918 : comme l’année d’un grand fléau. Des dizaines de milliers de personnes sont mortes, et la liste des victimes ne cesse de s’allonger. L’économie planétaire est en lambeaux, le monde est confiné. Mais si un bien sort aujourd’hui de ce mal, peut-être tiendra-t-il à la façon que nous avons de penser à la mort, et d’en parler. On dit souvent qu’aujourd’hui, en Grande-Bretagne, nous avons de la mort la vision que les personnes de l’époque victorienne avaient du sexe : une de ces grandes choses de la vie qui ne doivent pas être nommées. Cela évoluera-t-il à cause des épreuves que nous traversons ?

Du bon ressort de cette crise


La pandémie a assurément changé certaines choses. En bien. Quand le coronavirus est apparu en Grande-Bretagne, la vitesse à laquelle l’appareil quelque peu sclérosé et figé du NHS [National Health Service, le système de santé public britannique] a réagi pour se préparer à la catastrophe mérite d’être soulignée. Les comités de direction de départements qui jusqu’alors ne se connaissaient pour ainsi dire pas se sont mis à coopérer. Des institutions qui, auparavant, jouaient des coudes pour obtenir des ressources ont choisi de collaborer.
En mars, juste avant le début du confinement, des consultants se sont réunis dans notre hôpital, et c’est à cette occasion que l’on a pris la mesure de la tâche qui nous attendait. Quelques-uns d’entre nous étaient en contact avec des collègues dans le nord de l’Italie, ils savaient quelle quasi-apocalypse menaçait de rapidement submerger les services de santé. Tout en croisant les doigts, nous nous sommes préparés au pire, conscients que même dans un scénario relativement positif, les pertes seraient lourdes.

Les obsèques sont devenues des formalités modestes

Les événements se sont finalement révélés plus gérables que ne le craignaient certains. L’abominable réalité des répercussions du virus n’en est pas moins horrifiante. Si l’on fait abstraction du débat sur la question de savoir si des morts auraient pu être évitées, tout décès lié au Covid-19 représente une vie fauchée, une tragédie pour les proches de la victime.
Une chose est sûre, bien plus que le débat sur la gestion de la pandémie ; ceux qui ont perdu un être cher au cours des dernières semaines vont continuer à souffrir, à porter le deuil, c’est cela, la réalité. Époux et épouses, fils et filles – incapables de se déplacer à cause des interdictions, de la distanciation sociale ou des limites strictes, mais nécessaires, imposées au nombre de personnes autorisées à accompagner les victimes dans leurs derniers instants – n’ont ainsi jamais eu la possibilité de leur faire leurs adieux. Les obsèques sont devenues des formalités modestes, discrètes, dont sont exclus la plupart des membres de la famille et des amis.

Envisager la mort au quotidien

Il ne faut pas non plus négliger la conséquence de cette réalité sur ceux qui s’occupent des malades atteints du Covid-19 dans les hôpitaux. Une phalange de tout jeunes médecins a appris à la dure comment prendre en charge les mourants et leurs proches dans des conditions qui sont loin d’être idéales. Le personnel des départements qui se trouvent en première ligne a été témoin d’un grand nombre de morts en très peu de temps. De quoi peut-être tremper l’acier de toute une génération de soignants, mais aussi de quoi causer de futurs traumatismes professionnels et psychologiques. Seul le temps nous le dira.
Mon travail, contrairement aux autres (à l’exception, peut-être, du clergé, des officiers de l’état civil et des employés des pompes funèbres), me confronte chaque jour à la mort, annoncée ou réelle. Durant les deux derniers mois, pour le personnel des hôpitaux comme moi, il a été essentiel de pouvoir rapidement mettre en œuvre la planification anticipée des soins. Ce qui nécessite d’être clair avec les patients et leur famille quant aux programmes de traitement de cette maladie. Faut-il tenter une ventilation invasive ? Jusqu’où les médecins devraient-ils aller en matière d’intervention médicale agressive ? Si cette intervention a lieu, pourrait-elle fonctionner ? Ou risque-t-on simplement de prolonger les souffrances ? Quand le moment est-il venu d’admettre que l’heure de quelqu’un a sonné ?

Notre façon de mourir a changé au fil des siècles

Pour une génération qui n’a pas vécu les conflits qu’ont subis nos parents et nos grands-parents, cette pandémie a fait l’effet d’un sinistre électrochoc. Pourtant, il est capital de considérer le coronavirus non comme un événement sans précédent, mais au contraire comme une diversion. L’assemblage nanométrique d’ARN et de molécules associées qui compose ce virus n’est que la toute dernière expression, le tout dernier vecteur de la mort. La façon que nous avons de mourir a changé au fil des millénaires de l’histoire de l’humanité. Longtemps, la mort a frappé par la famine, la guerre. Pendant des siècles, jusqu’au XXe, elle s’est aussi manifestée par des maladies infectieuses en grande partie traitables aujourd’hui. Plus récemment, elle survient sous la forme lente des maladies dégénératives. La médecine modifie la façon que l’on a de mourir. Elle repousse la mort pour un temps, mais, en fin de compte, elle ne peut jamais la vaincre.
Il est par conséquent crucial que nous profitions de cette occasion pour réfléchir sur la vie et la mort. Quand la crise sera passée, que nous pourrons de nouveau goûter librement à l’existence, nous devrions en savourer chaque jour. Mais cette crise devrait également nous pousser à nous interroger sur la façon que nous avons d’appréhender la mort. Nous amener à discuter avec ceux que nous aimons de la façon dont nous souhaiterions partir, tant que cela nous est possible. Jusqu’où souhaitons-nous que les médecins et les chirurgiens interviennent quand notre corps vieillit, devient fragile, et où sont les limites à la fois de la médecine et de la décence. Dans quelle mesure convient-il de s’accrocher à la vie dans les tout derniers instants ?

Le risque d’un oubli rapide

Il est malheureusement peu vraisemblable que ce soit le cas. Quand l’épidémie de grippe de 1918 a pris fin, on l’a ensuite plus ou moins oubliée pendant des décennies. En dépit de pertes largement supérieures à celles causées par la Première Guerre mondiale, l’intérêt qu’elle aurait pu susciter a été occulté par la grande dépression (à laquelle on peut affirmer qu’elle a grandement contribué), par le chaos politique qui régnait dans le monde dans les années vingt et trente et par une nouvelle guerre mondiale. Ce n’est qu’au début du XXIe siècle que la communauté scientifique s’est de nouveau penchée sur le sujet, au lendemain d’épidémies de grippe au Moyen-Orient et en Asie de l’Est.
Il y a fort à parier que même dans un monde plus interconnecté que jamais, nos difficultés actuelles, quand elles seront terminées, seront promptement oubliées. Le fait d’avoir ainsi renoué avec la mortalité va peut-être nous inciter à nous interroger sur notre façon de mourir, en tant qu’individus et en tant que société. Nous devrions le faire. Mais dès que les pubs auront rouvert, il est probable que nous n’en ferons rien.


Dr Paul Keely
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