mardi 2 juin 2020

Pour les femmes qui tuent leur conjoint, la délicate question de la légitime défense différée

Dans 20 % des homicides conjugaux, c’est la femme la meurtrière. Parmi elles, près de la moitié avaient subi des violences avant leur passage à l’acte.
Par  et  Publié le 2 juin 2020
Voilà bientôt deux ans que Sophie, 52 ans, est détenue à la maison d’arrêt des femmes aux Baumettes, à Marseille. Elle y attend d’être jugée aux assises pour avoir mortellement blessé son compagnon d’un coup de couteau à l’abdomen, un jour de juillet 2018 à Arles (Bouches-du-Rhône). Mise en examen pour le meurtre de son concubin, Sophie était aussi, avant de tuer, une femme battue.
Sa fille dit d’elle : « Maman a toujours eu des compagnons violents. » Ses fragilités, son alcoolisme et quelques problèmes psychologiques l’ont conduite à un placement sous curatelle. Ses cinq années de vie commune avec Mohamed, la victime, ont été émaillées d’interventions des sapeurs-pompiers, de plaintes pour des cocards ou une mâchoire cassée. La dernière pour une fracture du fémur. C’était cinq mois avant l’homicide.
Aux policiers qui l’ont interrogée sur son geste, Sophie a expliqué qu’elle était en train de manger, que Mohamed s’était approché d’elle, une fois encore menaçant. Elle a dit avoir attrapé un couteau pour lui faire peur. Apprenant sa mort des suites de sa blessure, elle a confié qu’elle avait pensé que ce n’était « pas grave », qu’elle-même avait reçu un coup de couteau de la part d’un ex-mari. On avait recousu et voilà. Face aux jurés, Sophie envisage de plaider la légitime-défense.
Si la majorité des homicides au sein des couples sont le fait des hommes – des féminicides qui se sont, ces derniers mois, imposés dans le débat public –, les femmes représentent 20 % des auteurs de crimes conjugaux, selon l’étude 2018 sur les morts violentes au sein des couples, réalisée chaque année par la délégation aux victimes (DAV), une structure relevant du ministère de l’intérieur. Cette année-là, 28 hommes ont été tués par leur compagne, un chiffre relativement constant au fil des ans.

Syndrome de la femme battue

Contrairement aux auteurs de féminicides, les femmes s’acharnent peu souvent sur leur victime, et se suicident rarement après les faits. Sur les 60 auteurs d’homicides conjugaux s’étant donné la mort en 2018, seuls 6 étaient des femmes, selon la DAV. Mais le principal enseignement qui se dégage des profils de criminelles à l’origine de la mort de leur conjoint se situe ailleurs : près de la moitié d’entre elles ont subi des violences avant leur passage à l’acte. Sur les 31 femmes ayant commis un crime conjugal en 2018 (trois ont été commis au sein d’un couple lesbien), 15 avaient été victimes de violences.
Cette caractéristique n’apparaît pas dans les profils masculins. La jalousie, la possession, l’homicide comme expression ultime de la domination, face à l’annonce de séparation ou la peur d’abandon, sont autant de facteurs qu’on retrouve très majoritairement dans le processus criminel masculin. Chez les femmes, le ressort le plus fréquent semble souvent relever d’une réaction à la violence subie. « Les hommes tuent parce qu’ils refusent que leur conjointe leur échappe, alors que les femmes tuent pour échapper à leur conjoint », résume la psychiatre et médecin légiste Alexia Delbreil.
Dans sa thèse de 2011, consacrée à l’homicide conjugal, la légiste souligne la prégnance des violences subies par les femmes qui passent à l’acte, en distinguant les violences physiques, psychologiques, ou même économiques, présentes dans une grande majorité des parcours des autrices. Elle explique que ces violences ont pu engendrer le syndrome de la femme battue, qui peut provoquer un sentiment d’infériorité et d’isolement, jusqu’à un point de déséquilibre capable de générer un passage à l’acte. « Le crime est l’issue choisie pour échapper à l’emprise », écrit-elle.
« Elles sont toutes sœurs, ces femmes que personne ne regarde, que personne n’écoute », déclare l’avocat général de Douai, Luc Frémiot
Cette échappatoire ultime se retrouve dans le parcours d’Alexandra Guillemin, 32 ans, qui a frappé son compagnon d’un coup de couteau au cou. Cette effusion de violence a éclaté le jour où elle annonçait à son conjoint sa volonté de partir. En 2012, son procès révèle qu’aucune main ne s’est tendue pour sortir cette femme battue, humiliée et violée, de son isolement, malgré ses appels à l’aide.
« Elles sont toutes sœurs, ces femmes que personne ne regarde, que personne n’écoute », déclare à l’audience l’avocat général de Douai, Luc Frémiot, réclamant lui-même l’acquittement. Précurseur de la lutte contre les violences conjugales, le procureur fait de ce procès le symbole du sort ignoré des femmes violentées. L’acquittement d’Alexandra Guillemin, exonérée de son acte par les jurés d’assises en raison des violences subies, a contribué à la prise de conscience collective du fléau des violences conjugales.
Jacqueline Sauvage lors de son procès en 2015 à Blois. En 2014, elle est condamnée  à dix ans de prison pour meurtre de son mari par la cour d’assises du Loiret, peine confirmée en appel en décembre 2015. En 2016, le président Hollande lui accordera la grâce totale.
Jacqueline Sauvage lors de son procès en 2015 à Blois. En 2014, elle est condamnée  à dix ans de prison pour meurtre de son mari par la cour d’assises du Loiret, peine confirmée en appel en décembre 2015. En 2016, le président Hollande lui accordera la grâce totale. PHILIPPE RENAUD /EPA / MAXPPP
Les femmes qui tuent sont-elles toujours des femmes battues cherchant à se délivrer de l’emprise de leur conjoint ? Il serait imprudent de généraliser. D’abord parce que la littérature scientifique est assez rare dans ce domaine. Ensuite parce que la dominante statistique de l’acte criminel ne suffit pas à en faire un mobile judiciairement établi devant les cours d’assises. En étudiant 42 dossiers jugés dans le ressort de la cour d’appel de Poitiers, entre 1999 et 2010, Alexia Delbreil note que la légitime défense est rarement reconnue par les juges. Si la violence subie peut expliquer le processus du crime, elle ne l’excuse pas forcément au regard de la justice.
Une autre affaire, célèbre, illustre la délicate appréciation du crime conjugal féminin. Quelques mois après l’affaire de Douai, Jacqueline Sauvage tue son mari de trois coups de fusil, le 10 septembre 2012. Elle est condamnée en 2014 à dix ans de prison pour meurtre par la cour d’assises du Loiret, peine confirmée en appel en décembre 2015. Sa défense a dressé le tableau d’une femme sous emprise, humiliée et menacée, sans autre issue possible que la mort de son mari, après quarante-sept ans de vie commune. Les deux jurys successifs de cour d’assises semblent avoir considéré que ces éléments ne suffisaient pas à réduire l’acte meurtrier à une fatalité, et qu’elle aurait pu trouver une autre issue à sa rupture.
Légitime défense différée ? Vengeance ? Les motivations se mêlent, se troublent parfois, rendant l’homicide féminin moins facile à appréhender
Fortement médiatisée, l’affaire a cristallisé le débat sur les violences conjugales. Pour ses défenseurs, Jacqueline Sauvage n’avait pas d’autre choix pour échapper à son sort contraint. Deux mois après le verdict, François Hollande prononce une grâce présidentielle en sa faveur. Le juge d’application des peines et la cour d’appel de Paris refusent malgré tout sa libération conditionnelle, à deux reprises. Le président Hollande prononce alors une grâce totale, entraînant la libération immédiate de Jacqueline Sauvage, âgée de 69 ans, en décembre 2016.
Un téléfilm à succès, avec Muriel Robin dans le rôle-titre, sera tiré de cette affaire en octobre 2018, sur TF1. Ce film a, fait rare dans l’histoire judiciaire, fait sortir de sa réserve Frédéric Chevallier, l’avocat général au procès, qui publiera une lettre ouverte pour dire tout le mal qu’il pense de l’instrumentalisation de cette affaire. Dans ses mots, cette « femme déterminée », qui a tué de trois coups de fusil « dans le dos », ne peut symboliser l’injustice. Il le dit en s’adressant directement à elle : « Lutter contre les violences faites aux femmes ne peut passer par la violence criminelle dont vous vous êtes rendue coupable. »

Failles propices aux dérives criminelles

Légitime défense différée ? Vengeance ? Les motivations se mêlent, se troublent parfois, rendant l’homicide féminin moins facile à appréhender. « Nous n’avons jamais vraiment su pourquoi elle l’avait tué », reconnaît Caroline Nisand, procureure à Evry, à propos de Christine, 52 ans, cadre commerciale condamnée en appel, en avril 2019, à dix-neuf ans de réclusion criminelle, dont la moitié de sûreté, pour le meurtre de son mari à Morangis (Essonne). Elle a frappé son mari sur le canapé, avec une statuette en verre, avant d’essayer de maquiller le crime. Elle a décrit un mari jaloux et violent, qui l’isolait. Les observateurs au procès relèvent le caractère « autoritaire » de l’accusée, sans parvenir à cerner son mobile.
En tuant son mari avec un couteau, lors d’une dispute sur fond de séparation, en septembre 2017 dans un village du Rhône, Laurence, 56 ans, rentre dans la statistique majoritaire des femmes autrices d’homicides conjugaux : recours à l’arme blanche et acte impulsif. Mais sa façon d’asséner 37 coups de lame à son mari, en le pourchassant de la cuisine au garage, caractérise l’overkill – terme anglo-saxon désignant les scènes de crime marquées par un déchaînement de violence – qu’on prête généralement aux auteurs de féminicides.
Son avocat a insisté sur son enfance martyrisée par son père et son oncle, faisant écho aux profils étudiés par la légiste Alexia Delbreil, dans lesquelles carences affectives et éducatives déterminent des failles propices aux dérives criminelles. Il a aussi rappelé les infidélités et les humiliations subies dans sa vie de couple.
« C’est le syndrome Jacqueline Sauvage qui arrive ! », a coupé l’avocat général, opposé à toute circonstance atténuante. Pour le ministère public, le meurtre relevait d’un désir de possession, d’un refus d’être abandonnée, éléments déclencheurs du passage à l’acte plus habituellement attribués aux hommes, à en croire les études sur les crimes conjugaux. « J’ai vu rouge, a dit l’accusée face à la cour d’assises de Lyon, en février. J’allais tout perdre, et j’étais en colère qu’il me trompe, j’étais perdue. »

Bouffée meurtrière

Si le meurtre conjugal s’inscrit souvent, au féminin, dans un contexte de violences subies par son autrice, il marque généralement, chez les hommes, le terme d’un processus de domination. Mais tout crime emporte avec lui sa part d’ombre. Homme, femme, auteur, victime, chaque histoire porte la vie et la mort d’un couple, avec ses singularités, ses rôles infligés, ses secrets enfouis. La maladie ou la vieillesse, les carences affectives, l’alcool, ces facteurs se retrouvent chez les hommes comme chez les femmes, quand la relation humaine tourne au drame.
Ainsi, dans la liste des crimes conjugaux de l’année 2018, sur lesquels Le Monde a enquêté pendant un an, qui pourrait savoir ce qui s’est déroulé derrière les volets clos du quartier du Sablon, à Metz, le jour où Marie, 68 ans, a tué Daniel, 75 ans, à coups de pioche ? La femme a été hospitalisée d’office, dans l’attente d’une décision sur sa responsabilité pénale.
Quelle part de vengeance ou de défense retiendra la cour d’assises de Lyon, pour juger Naoual, 27 ans, qui a tué son jeune compagnon d’un coup de couteau en plein cœur, le 4 décembre 2018 ? Amis d’enfance, ils venaient d’emménager ensemble depuis un mois, dans un appartement de Villeurbanne (Rhône). Le couple revenait d’une soirée, chargé d’alcool et de cannabis.
Selon le récit de Naoual, son compagnon l’a fait chuter, lors d’une scène de violence, et elle s’est sentie, en réaction, submergée par une bouffée meurtrière. Selon des voisins, la jeune femme avait auparavant jeté la valise de son copain par la fenêtre. Elle avait écrit un message, sur un prospectus : « Reda mon amour, je t’aime et je veux un bébé de toi vivre avec toi toute la vie, Naoual qui t’aime. » Les policiers de la brigade criminelle ont retrouvé le papier froissé dans la cuisine, sur la vaisselle sale, à côté du couteau maculé de sang.

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