vendredi 12 juin 2020

« Mon avenir, je n’y pense pas, sinon j’explose » : l’inquiétude et la colère de la « génération Covid » face à la crise économique

Etudes, stage, CDD, entretiens… les jeunes ont vu leurs projets voler en éclats, et le chômage s’envole. Une situation qui nourrit leur sensibilité à d’autres injustices, comme le racisme et les violences policières.
Par  Publié le 13 juin 2020


Des élèves du lycée professionnel Jean Perrin dans leur salle de classe à Saint-Cyr-l’Ecole le 2 juin 2020.

Lorsqu’on lui demande comment il se projette dans l’avenir, Mathis, 17 ans, éclate de rire. Mais presque aussitôt, son visage se ferme. Il pianote sur son téléphone, ailleurs. « L’avenir, cette bonne blague, marmonne-t-il. Pour moi, ça se résume à : qu’est-ce que je mange ce soir, qu’est-ce que je fais demain, comment j’évite mon père ce week-end… on ne se supporte plus. » Mi-mars, lorsque le confinement a débuté, son contrat d’apprentissage dans un restaurant du Val-de-Marne a été suspendu. « J’étais dégoûté. » L’établissement où il travaillait vient de rouvrir. Il n’y va plus. « Ils n’ont plus besoin de moi, les clients ne reviennent pas. Alors mon avenir, je n’y pense pas, sinon j’explose. »
Etudes, stage, CDD, concours, entretiens d’embauche, séjours à l’étranger : comme Mathis, des milliers de jeunes ont vu leurs projets voler en éclats à cause de la pandémie de Covid-19. Pour certains, il s’agit d’une parenthèse de quelques mois, avant – si tout va bien – une reprise des cours et stages à l’automne. « Passé le stress pour les dossiers d’inscription et le regret de ne pas voir mes amis, j’ai profité de ce temps pour lire et réfléchir », raconte Mathilde, lycéenne en terminale dans la Sarthe, qui entrera en école de théâtre en septembre.

« Un gisement de colère »

Pour les 700 000 diplômés sur le point d’entrer sur le marché du travail, l’angoisse est bien plus concrète : comment décrocher un poste alors que le pays s’enfonce dans une récession annoncée, par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), comme l’une des plus brutales parmi les économies industrialisées ? « Je vais sûrement enchaîner sur un deuxième master pour éviter le chômage, mais après, on me reprochera d’être surdiplômé », appréhende Alexandre, en master de mathématiques, à Paris.
Pour beaucoup d’autres, le bouleversement est plus profond encore. La pandémie a intensifié les inquiétudes face au désastre écologique, déjà exprimées lors des grèves étudiantes pour le climat, en 2019. Elle a exacerbé une sensibilité extrême aux désordres du monde, aux injustices, aux inégalités, au racisme. L’appel à manifester contre les violences policières, samedi 13 juin, en est une illustration. La première mobilisation sur le sujet devant le tribunal judiciaire de Paris, le 2 juin, avait rassemblé plus de 20 000 personnes, selon la police, dont énormément de jeunes. « Il y a, en France, un gisement de colère, susceptible de se raviver selon le contexte et la conjoncture », analyse le sociologue François Dubet.
De la colère, de l’inquiétude à juste titre : les moins de 25 ans seront les principales victimes des conséquences économiques de la pandémie, s’alarme l’Organisation internationale du travail, dans son dernier rapport. Et pour cause : sur les 620 000 postes détruits durant le confinement dans l’Hexagone, selon les estimations de l’Observatoire français des conjonctures économiques, plus de la moitié étaient des CDD et des contrats d’intérim, où les jeunes sont surreprésentés. En 2019, 54,9 % des moins de 25 ans étaient en contrat temporaire, selon Eurostat, contre 13 % des 25-49 ans.
Quand la conjoncture se dégrade, les entreprises se séparent d’abord des derniers arrivés, et elles privilégient les profils plus expérimentés lorsqu’elles embauchent malgré tout. Selon l’Association pour l’emploi des cadres, les offres d’emplois destinées aux jeunes de moins d’un an d’expérience se sont ainsi effondrées de 65 % sur les quatre premiers mois de l’année. Entre février et avril, le chômage des actifs de moins de 25 ans a bondi de 18,6 % à 21,8 %, selon l’OCDE. Et il pourrait dépasser les 30 % d’ici à fin 2020, selon les prévisions les plus sombres.
« Sur le marché du travail, les jeunes sont toujours la variable d’ajustement », déplore Antoine Dulin, spécialiste des questions liées à la jeunesse au sein du Conseil économique, social et environnemental. Alors que le gouvernement doit présenter un grand plan pour les jeunes avant l’été, lui n’hésite pas à parler de « génération sacrifiée ».


Des étudiants assistent à un cours le jour de la réouverture de l’école de cuisine Georges Frèche le 2 juin 2020 à Montpellier.

Un premier poste déterminant

« Je n’aime pas beaucoup ce terme, que l’on employait déjà avec excès il y a quinze ans, nuance Monique Dagnaud, sociologue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Surtout, il ne rend pas compte de la grande hétérogénéité de cette classe d’âge. » Si la crise économique affecte tous ceux qui entrent sur le marché du travail, les problématiques sont très différentes selon le milieu social, le territoire, le niveau d’éducation.
Début 2020, le taux de chômage des 15-24 ans actifs culminait déjà à 32,6 % pour ceux n’ayant pas le bac, selon Eurostat, contre 19,2 % pour les niveaux bac, et 11,5 % pour ceux passés par l’enseignement supérieur. « Les diplômés restent mieux protégés du chômage, résume Stéphane Carcillo, spécialiste de ces questions à l’OCDE. Pour eux, le risque est surtout d’accepter, faute de mieux, un poste moins élevé que leur niveau de qualification. »
Or, le premier job est déterminant pour la suite de la trajectoire professionnelle et le niveau futur de rémunération. « Les diplômés arrivés sur le marché du travail en 2010, pendant la dernière crise, ont connu des progressions de salaire moins importantes que les générations précédentes », détaillent Emmanuel Sulzer et Manon Olaria, auteurs d’une enquête sur le sujet au Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq).
« Malgré ces difficultés à l’embauche, nos étudiants se posent de plus en plus de questions existentielles sur le sens de leur engagement professionnel, et la crise a encore intensifié leurs interrogations », souligne Vincent Suzat, enseignant référent au Cercle Digital, une école de communication audiovisuelle à Tours. « Ils ne veulent plus de bullshit jobs” ; l’éthique et le respect de la planète sont devenus des critères de choix incontournables pour eux. » Pour faciliter l’insertion malgré la crise, cette école propose désormais des cursus en alternance menée en télétravail depuis ses locaux, plus souple pour les entreprises.
Car si lors de la précédente récession, les alternants et apprentis étaient relativement protégés, ils sont cette fois les premiers pénalisés, avec l’impossibilité de démarrer ou reprendre leurs contrats. En particulier dans les secteurs très affectés, comme l’hôtellerie-restauration. Pour les aider, le gouvernement a annoncé plusieurs dispositions : les entreprises toucheront 5 000 euros lorsqu’elles embaucheront un mineur en apprentissage entre le 1er juillet 2020 et le 28 février 2021, et 8 000 euros pour un majeur.

Le cas des décrocheurs inquiète

Une mesure largement saluée. Mais pas sûr que cela suffise, en particulier pour ceux qui sont sortis du système scolaire sans diplôme. « Nous poussons un cri d’alerte pour les jeunes peu qualifiés et fragiles », insistent François Gaudin et Marylène Fiard, respectivement directeur et présidente de la Mission locale Jeunes d’Annecy. Leur région est pourtant privilégiée : avant la crise, elle était au plein-emploi. « Mais nous avons subi un effondrement inédit de l’intérim et des CDD, dans le tourisme comme dans l’industrie. » Le nombre de jeunes accompagnés par leurs 20 conseillers a bondi de 14 %, à 1 600, au premier trimestre. Et le budget destiné aux allocations qu’ils distribuent a explosé.
« Je m’inquiète beaucoup pour les décrocheurs et ceux qui n’ont pas pu suivre les cours à distance, faute d’équipement », ajoute Maryse Chevalier, de la fondation AJD Maurice Gounon, qui se consacre à l’accompagnement des jeunes en difficulté dans la métropole lyonnaise. « Cette crise va creuser un peu plus encore les inégalités scolaires, avec des conséquences à long terme sur l’insertion professionnelle et la pauvreté », abonde Claire Hédon, présidente d’ATD Quart-Monde.
A Lyon, l’association de Mme Chevallier est également chargée de l’accueil d’urgence des 18-25 ans. « Nous distribuons de plus en plus de colis alimentaires, la fin du confinement n’a rien changé. » Elle redoute que la situation s’aggrave encore pendant l’été, avec l’augmentation du chômage. « Ces jeunes développent une grande méfiance à l’égard des institutions. Beaucoup se sentent délaissés, c’est dur », explique-t-elle.

Peur du déclassement et ressentiment

Chez certains, cette souffrance se traduit par des problèmes de santé, physique ou mentale. Surtout, elle alimente la peur du déclassement, voire le ressentiment. « Il y a un risque de désengagement ou de radicalisation politique chez ceux qui se sentent exclus du système, qui pensent que les dés sont pipés en leur défaveur », prévient M. Carcillo. « S’ils ont le sentiment que les dirigeants ne s’occupent pas de leurs problèmes, ce mécontentement risque d’alimenter les tensions déjà présentes, au détriment de la cohésion sociale », abonde Massimiliano Mascherini, de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofond). Avant d’ajouter : « Mais cette fois, les politiques réagissent plus vite qu’en 2008. »
Outre le soutien à l’apprentissage, le gouvernement a débloqué une aide de 200 euros pour 800 000 jeunes précaires, et des mesures pour lutter contre les discriminations à l’embauche sont à l’étude. Les propositions pleuvent aussi du côté du Medef et des Républicains, qui suggèrent d’exonérer de charges les entreprises embauchant des jeunes. Si l’élargissement du Revenu de solidarité active (RSA) aux moins de 25 ans semble écarté, le renforcement des dispositifs d’accompagnement tels que la garantie jeunes, qui allie formations et insertion professionnelle, font aussi partie des pistes évoquées. « Il est crucial d’étendre ces aides au-delà de 18 mois, insiste Claire Hédon. La précarité casse. Il faut du temps pour réparer les dégâts. »

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