mercredi 17 juin 2020

« Maintenant les femmes » : un dialogue entre Michelle Perrot et Elisabeth Roudinesco

Les éditions du Seuil lancent « Par ici la sortie ! », cahiers « éphémères et irréguliers » pour raconter les temps présents et « imaginer les mondes de demain ». Nous publions des extraits du dialogue entre les deux historiennes sur la place des femmes dans la crise.
Propos recueillis par  et Michelle Perrot Publié le 16 juin 2020

[Les éditions du Seuil lancent « Par ici la sortie ! », cahiers qui « ne pouvaient être que collectifs, au sens fort, parce que issus d’une volonté partagée par les éditeurs et auteurs de la maison de faire sens face à l’événement ». Dans ce premier numéro interviennent, entre autres, Eva Illouz, Emmanuel Todd, Patrick Boucheron, Thomas Piketty, Marie Cosnay. Nous publions des extraits de « Maintenant les femmes », le dialogue entre les historiennes Michelle Perrot, spécialiste de l’histoire des femmes et des classes populaires, et Elisabeth Roudinesco, psychanalyste et biographe de Jacques Lacan et de Sigmund Freud, sur la place des femmes dans la crise.]
Michelle Perrot : La crise que nous vivons rend visibles le travail et le rôle des femmes dans le privé et le public, ce travail de l’ombre si souvent sous-estimé. Dans la famille, quelle que soit la bonne volonté des hommes parfois désarçonnés, elles assurent l’essentiel des tâches domestiques et la scolarité des enfants, qui leur posent souvent des problèmes. Il leur revient d’établir un emploi du temps, de tenter de garder un équilibre quotidien, d’apaiser les tensions entre les uns et les autres. On leur a tellement dit qu’elles étaient responsables de l’harmonie du foyer qu’au fond elles le croient, comme si les injonctions guerrières à la mobilisation générale leur faisaient oublier les leçons du Deuxième Sexe (« On ne naît pas femme, on le devient »). Vécu par les hommes comme une parenthèse dévirilisante, le confinement peut constituer pour les femmes un rappel à l’ordre des sexes. Responsables, elles risquent de se sentir coupables.
Le rôle des femmes dans la société est plus évident encore et on le redécouvre comme si on l’avait oublié, ou jamais vu. Dans les supermarchés, la caissière, si souvent houspillée par des clients de mauvaise humeur, est devenue un agent et un symbole des bienfaits du commerce. Pour la confection des masques, on redécouvre les vertus des couturières, jadis femmes pivots de la sociabilité des villages ou des quartiers, comme l’a montré Yvonne Verdier dans un livre devenu un classique [Façons de dire, façons de faire, Gallimard, 1979].
L’immense secteur du care, le nom moderne donné aux soins de toute nature, corporels surtout, englobe aussi bien les aides à domicile que les aides-soignantes dans les Ehpad [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes] et dans les hôpitaux. Les images quotidiennes des journaux télévisés montrant les essaims de blouses bleues autour des lits et des brancards sont impressionnantes. Elles provoquent une prise de conscience qui se manifeste, par exemple, dans les charivaris de 20 heures en leur honneur. Il y a là une opportunité pour la revalorisation de ce secteur d’emploi mal payé, peu considéré et, par conséquent, laissé aux plus pauvres de la société, naguère les Bretonnes, émigrées de l’intérieur, remplacées plus tard par les femmes issues des DOM-TOM, puis par les Africaines, migrantes de fraîche date.
Il faut rappeler ici le poids du passé, qui explique en partie la situation de l’hôpital public. Jadis – avant la IIIe République –, les religieuses assuraient le travail hospitalier, gratuitement et sans limite de temps. Cette pratique a pesé sur la nôtre. Tandis que l’Angleterre, grâce à la légendaire infirmière Florence Nightingale [1820-1910, pionnière des soins infirmiers modernes], optait, dans les années 1860, pour un modèle fondé sur la qualification et sur une rémunération convenable, la France choisissait de laïciser les hôpitaux, mais dans la continuité sociale, les filles de salle remplaçant les sœurs, parfois même internées comme elles, ainsi à Paris, où le médecin Désiré-Magloire Bourneville [1840-1909] fut un agent efficace de la laïcisation des hôpitaux.
La reconnaissance du métier d’infirmière a été le résultat d’une longue lutte. Il fallut les efforts de femmes comme Léonie Chaptal [1873-1937], appuyée par une tradition protestante, pour obtenir entre les deux guerres la constitution d’un corps d’infirmières qualifié et diplômé, se détachant d’une masse de « bonnes à tout faire », bretonnes, antillaises et africaines, d’un dévouement sans limite. Des réformes s’imposent aujourd’hui, qui allient meilleure rémunération, formation et qualification renforcées, reconnaissance.
La dignité est aussi importante que le salaire dans ces métiers de relations humaines. Et le care, notion théorisée depuis près d’un demi-siècle par les chercheuses américaines et françaises, n’a pas seulement une définition sociale, mais un sens éthique : le soin des corps, de la santé s’inscrit dans un respect plus vaste de la nature, de la terre, de la vie. Il est un aspect fondamental d’une écologie dont nous prenons de plus en plus conscience. Les savoirs des femmes, leurs pratiques d’entretien, d’épargne, de préservation de la vie, leur expérience du quotidien, revêtent ici une importance singulière. (…)
Elisabeth Roudinesco : Je voudrais souligner, comme vous, que les femmes ont été en première ligne dans les hôpitaux et les magasins et qu’elles ont été, par ailleurs, davantage victimes de la violence des hommes. Et il est vrai qu’elles n’occupent pas le même « front » que les hommes : c’est à elles qu’est dévolue l’activité soignante (infirmières) et aux hommes l’activité guerrière (les héros). Mais il y a un changement : les femmes peuvent aujourd’hui accéder à des métiers qui leur étaient fermés autrefois. Le métier des armes notamment : police, armée, etc. Elles ne sont pas moins compétentes que les hommes, malgré les différences physiques. En tout cas, on redécouvre ici l’importance des métiers qualifiés de « subalternes » par les spécialistes des études de genre, ceux où les femmes sont majoritaires, et surtout celles issues de l’émigration (caissières, employées de maison, auxiliaires de vie, personnel de nettoyage, aides-soignantes, etc.).
Cependant faut-il faire une lecture « genrée » de cet événement ? La question a été ouvertement posée durant cette période. Je suis hésitante. L’introduction de cette notion de « genre » a été, certes, un moment fort pour l’étude de la condition féminine, autant chez les historiens qui ont pu, comme vous, Michelle, penser la question de la construction sociale et psychique de la représentation de la différence des sexes, que dans d’autres disciplines. Et c’est pourquoi les études de genre – de Robert Stoller à Judith Butler – se sont développées avec succès dans toutes les universités, en même temps que les études dites « culturelles ». Ces études ont été novatrices, car elles ont permis de montrer que les femmes ne se réduisaient pas à leur anatomie ou à leur condition biologique. (…)
Cependant, au fil des années, la notion de genre est devenue un slogan identitaire, visant à ranger le sujet dans une « case » originelle, en fonction de son orientation sexuelle ou de sa couleur de peau. La dernière en date émane du gouvernement colombien qui, confronté au Covid-19, a accepté un bien étrange déconfinement dans son pays.
Pour limiter l’affluence dans les rues de plusieurs villes, et notamment à Bogota, les autorités municipales ont eu recours à un « droit genré » : les hommes et les femmes ont donc été invités à sortir séparément, jours impairs pour les uns, jours pairs pour les autres. Quant aux personnes dites « transgenres », elles ont été invitées à choisir librement leur « jour ». Voilà l’un des effets pervers de la reconnaissance de la catégorie « non binaire » ou « neutre » dans les législations (c’est le cas dans plusieurs villes colombiennes, en Californie et ailleurs) qui autorisent chaque citoyen, sur simple demande (le vécu subjectif), à choisir son sexe, en fonction de son genre. Car le droit ne peut pas se fonder sur des constructions subjectives, mais sur des réalités objectivables. (…)
M. P. : Que répondre quand on nous interroge : cette épreuve sera-t-elle l’occasion d’une avancée ou d’un grand bond en arrière ? A mon avis, les lendemains seront difficiles, entre une nécessaire reprise économique, mais surtout de la vie tout court ; et un virus toujours là, contre lequel on n’a trouvé ni remède vraiment efficace ni vaccin, ce qui interdit la prévention. On en voudra à la science, pourtant tellement mobilisée, oubliant que la recherche, surtout biologique, requiert un temps incompressible.
Au-delà des solidarités, les individualismes se sont affirmés, tant au niveau des collectivités que des personnes. Comment en serait-il autrement quand on demande à chacun de s’isoler, considérant l’autre comme un potentiel danger ? La notion de « bien commun » n’a pas fait taire les intérêts corporatifs ou partisans, qui n’attendent qu’une occasion pour se manifester avec la force que peut donner le sentiment du devoir accompli. Les inégalités, si vivement ressenties depuis quelques années, l’ont été plus fortement encore à la faveur d’une crise sanitaire révélatrice des failles qui fissurent la société, notamment sous l’angle des conditions de vie (logement surtout) et de la scolarité, et qui justifient les revendications.
Le procès de l’Etat, qui en France n’a pas fait plus mal qu’un autre, et s’est montré relativement protecteur, reprendra de plus belle. L’Europe, engoncée dans le comparatisme des différences, n’a pas répondu de manière efficace et les divisions se sont plutôt accentuées, entre les « vertueux », capables de se défendre, et les autres, les sous-développés, qui, au fond, n’ont que ce qu’ils méritent. Les lendemains ne chanteront pas, et je suis parfois tentée d’écouter les plus Cassandre d’entre nous.
D’un autre côté, cet événement extraordinaire (les comparaisons avec les épidémies antérieures montrent son ampleur et sa singularité) est une expérience sans précédent qui devrait – et pourrait – susciter de nouvelles manières de penser et de vivre. Obligés de « vivre en repos dans une chambre », nous avons vécu une expérience pascalienne dont nous devrions tirer profit tant sur le plan personnel que collectif, dans la hiérarchie de nos valeurs et de nos choix.
Les suggestions idéologiques et pratiques ne manquent pas, et les initiatives locales ont montré l’étonnante réactivité des acteurs face à l’imprévu. On a pris conscience de la fragilité de notre modèle de croissance effrénée, de ses excès, de la possibilité de vivre plus sobrement, surtout, de choisir d’autres priorités moins coûteuses à court terme – l’accès à la culture par exemple –, mais qui nécessitent des investissements de longue durée, plus que jamais dans l’éducation. (…)
Je ne crois pas (ou plus) à la « table rase ». Le passé pèse lourd, ne serait-ce que dans la forme de nos villes, les structures de l’industrie, le dessin de nos champs. Demain ressemblera d’abord étrangement au présent, d’autant plus que nous aurons envie de retrouver « la vie d’avant ». Pourtant, ce sera impossible tant les choses ont été ébranlées, fissurées, dissoutes. Il faudra bricoler, rafistoler, inventer. Mais en profondeur, dans ces « points chauds » du globe que sont les épidémies, ou autres phénomènes au cheminement silencieux qui explosent dans la soudaineté des éruptions, oui, des changements s’opèrent, qui modifient la vie de l’humanité tout entière. Une humanité dont cette pandémie nous a rendue sensible l’unité de destin. L’événement que nous vivons est à cet égard révélateur et sans doute précurseur.
E. R. : Je ne voudrais verser ni dans un pessimisme nihiliste ni dans un optimisme béat et je partage votre position sur la « table rase ». Je n’y ai jamais cru, même si j’ai toujours éprouvé une vraie émotion à chanter L’Internationale en l’honneur de l’histoire du mouvement ouvrier, celui du Front populaire, de ses grèves, de ses joies, de ses peines, ce mouvement qui a aujourd’hui disparu avec la chute du mur de Berlin et l’échec des régimes communistes. (…)
Je partage volontiers l’idée qu’un réformisme radical puisse être un véritable engagement pour les années à venir. Mais je ne vois aucun bénéfice à tirer de ce confinement obligatoire ni de ce déconfinement nécessaire. Je n’ai aucune sympathie pour la culture du « rester zen » ou de la « résilience » (je préfère la résistance et le combat), ni la moindre attirance pour l’obscurantisme qui s’est développé dans notre société, notamment avec le rejet des vaccins au profit des médecines alternatives, des poudres de perlimpinpin et autres décoctions homéopathiques. Et je ne crois pas que le « jour d’après » puisse être un nouveau grand soir de la liberté.
Pendant cette période, je n’ai fait que rêver que le jour d’après soit le renouvellement du jour d’avant, à la fois différent et semblable. Je ne pense pas qu’on puisse maîtriser l’avenir, toujours imprévisible. J’aime les lieux urbains bourrés de monde, les bistrots, les brocantes, les regards, les mélanges, les aventures, les rues, même un peu sales. En bref, j’aime les villes du monde entier : Berlin, Paris, Rome, New York, Londres, Buenos Aires, Sao Paulo, ces villes pleines d’histoire, de mémoire, de souvenirs, de musées.
Je crains moi aussi les formes outrancières d’un hygiénisme qui risquerait de nous entraîner vers le règne du biopouvoir. Ce virus n’a rien de rédempteur. Il n’est pas un organisme vivant mais un pur agent d’infection qui s’empare du vivant : une pulsion de mort à l’état brut, au sens freudien, qu’il faut détruire par la science médicale.
Le virus n’est la métaphore de rien, il est un réel échappant à toute conceptualité et avec lequel on ne peut pas vivre en bonne intelligence : on ne peut que désirer l’exterminer. Comment vivre en effet sans se toucher, sans se regarder, sans observer les visages ? Comment vivre sans les échanges, sans le langage et la parole ? Et qu’on ne vienne pas me dire que les visioconférences sont préférables au contact direct avec des interlocuteurs. Utiles oui, désirables jamais.


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