samedi 20 juin 2020

Le monde d’après, un monde sans distance ?




Paris, le samedi 20 juin 2020 - La caricature est un outil rhétorique facile et un peu grossier mais qui est précisément utilisé pour cela: elle permet rapidement en quelques traits, de désigner ce que l’on veut dénoncer et de manifester sa position et son ressentiment. Pas étonnant que la caricature se soit imposée chez les détracteurs des méthodes utilisées pour faire face à l’épidémie de Covid-19. Ainsi, au-delà de toutes les critiques précises que l’on peut formuler vis-à-vis du confinement, au-delà des limites argumentées que l’on peut invoquer pour déconstruire cette méthode qui a été (de façon peut-être aussi caricaturale) promptement présentée comme inévitable, certains ont de manière plus expéditive déploré que le monde moderne, si prompt à s’enorgueillir de ses technologies, n’ait à nous offrir qu’une solution « moyenâgeuse ». C’était cependant (heureusement) un Moyen Age 2.0, où il a été possible pour un grand nombre d’entre nous de continuer à travailler ; où les échanges avec nos proches ont pu perdurer sans réelle interruption, où l’on a pu encore se divertir et s’évader même virtuellement. Où les médecins ont pu garder un lien avec leurs patients.

Bienvenue dans le monde d’avant

Plus les jours passent, avec la décrue de l’épidémie (en dépit de foyers à surveiller rigoureusement), plus le monde d’après tend de plus en plus à ressembler au monde d’avant. Beaucoup dans les restaurants, les boutiques, les théâtres avaient craint que la peur soit trop pesante pour permettre un réel retour à la normale. Beaucoup avaient craint que les réflexes acquis pendant l’épidémie, laissant aux outils virtuels prendre une place plus importante encore qu’auparavant, ne conduisent beaucoup à se détourner des lieux « physiques » de convivialité et de commerce. Les premiers indices de fréquentation semblent détromper ces prévisions, bien que les conséquences de la récession économique sont certaines et que les mesures  « barrières » demeurent indispensables. Et parmi elles, la « distanciation ».

Le spectacle de la distanciation

La « distanciation » : le mot a envahi l’espace au cours des dernières semaines. Fin avril, lors de son discours de présentation du plan de déconfinement, le Premier ministre avait insisté sur une nuance, préférant le terme de « distanciation physique » à celui de « distanciation sociale ». La précision apparaissait loin d’être triviale : « Distanciation sociale est une expression malvenue. En anglais, social a gardé son sens étymologique. En français à partir de 1830, il a pris une signification politique», avait décrypté dans les colonnes du Figaro, le linguiste Bernard Cerquiglini. Ainsi, préférer le mot « physique » qui renvoie au corps de l’individu apparait préférable à l’idée d’une exclusion du corps social. Mais dans cette expression, l’analyse du terme « distanciation » est également intéressante. Son sens originel ne renvoie en effet pas à l’écart social, mais à la distance abstraite qui s’installe au théâtre entre l’acteur et le spectateur.

Retrouvons nos distances

Cette précision projette une dimension nouvelle sur la tribune signée par un collectif de professeurs d’université publiée cette semaine dans le Monde. « L’université est un lieu d’échange. Un cours est une représentation théâtrale : il ne s’agit aucunement de clamer des vérités académiques et scientifiques, ni de lire sans vie un cours. L’universitaire doit séduire et intéresser pour transmettre. Son regard doit détecter l’inattention de son auditoire. Nombre d’étudiants ont la croyance qu’il existe un écran invisible entre l’enseignant et eux. N’en faites pas une réalité qui détruira l’université. L’amphithéâtre est un théâtre » écrivent-ils. Ainsi, mesure-t-on que le monde virtuel n’a pas construit une « distanciation », mais bien au contraire empêché les distanciations symboliques. Or, ces distanciations symboliques, celle entre l’étudiant et son professeur, celle entre le patient et son médecin, celle entre les êtres sociaux qui partagent les mêmes espaces sont de l’ordre de l’indicible et sont menacées par le virtuel. On constate d’ailleurs bien comment les échanges dans le monde virtuel peuvent plus facilement s’émanciper de la politesse et des marques de respect. Quand certains refusent de considérer ces « distanciations symboliques » comme participant à ce qui fait de nous une « humanité » ou plus modestement un « collectif », d’autres s’inquiètent de leur disparition dans le monde d’après. Ainsi, l’anticipation du discours n’avait-elle fait que pressentir ce qui allait se produire : de distanciation physique, rendue nécessaire pour limiter la transmission du virus, la distanciation devient sociale.

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