lundi 8 juin 2020

Dominique Costagliola : « Durant la crise du Covid-19, certains chercheurs choisissent de malmener la science »

L’épidémiologiste critique la gestion des essais cliniques et le mode de diffusion de certains résultats scientifiques depuis l’apparition de la pandémie due au SARS-CoV-2.
Propos recueillis par  Publié le 6 juin 2020

Dominique Costagliola, en 2018, à l’Académie des sciences.
Dominique Costagliola, en 2018, à l’Académie des sciences. JULIETTE AGNEL / ACADEMIE DES SCIENCES
Epidémiologiste et biostatisticienne, Dominique Costagliola est directrice adjointe de l’Institut Pierre-Louis d’épidémiologie et de santé publique (Sorbonne Université, Inserm). Spécialiste du VIH, elle est impliquée depuis janvier dans le suivi de la pandémie de Covid-19, notamment en tant que membre du comité scientifique de REACTing, le consortium de l’Inserm qui coordonne la recherche française pendant les épidémies.

Beaucoup d’essais cliniques ont été lancés pour tester des médicaments anti-Covid-19, souvent avec de faibles effectifs, parfois redondants, comme pour l’hydroxychloroquine, dans une vingtaine d’études rien qu’en France… Pourquoi cette dispersion ?

Cela a été le cas en Chine, et en France aussi, faute d’une autorité unique capable d’amener à des coopérations. Dans notre pays, n’importe quel hôpital peut être promoteur d’études, c’est totalement décentralisé. De plus, dans cette période d’urgence, il y a eu pléthore de financements.
L’Agence nationale de la recherche (ANR), qui, habituellement, ne finance pas d’études cliniques, a lancé un appel d’offres spécifique Covid pour lequel des études cliniques étaient éligibles, avec des montants qui ne couvrent pas totalement les frais d’un essai, mais sont suffisants pour l’amorcer. Des appels à projets « Flash Covid » ont aussi été créés pour des programmes hospitaliers de recherche clinique (PHRC), au niveau national et régional. En tant que membre du jury de certains de ces PHRC, j’ai par exemple constaté que deux projets concurrents, dans la même région, avaient été retenus dans le cadre du PHRC régional. Il aurait été plus raisonnable que les deux équipes travaillent ensemble.
L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) est, elle, chargée d’autoriser les essais cliniques, en vérifiant les prérequis scientifiques et les conditions de surveillance de ceux-ci, mais elle n’a pas le pouvoir de refuser des études parce qu’elles sont redondantes, ou celui de demander aux investigateurs de collaborer. Le problème se pose aussi pour les comités de protection des personnes (CPP), qui donnent leur avis sur les conditions, notamment éthiques, des projets cliniques. Choisis par tirage au sort, les CPP ont connaissance des projets qui leur sont soumis, mais n’ont pas forcément une vision globale à un moment donné. Pour cela, ils peuvent consulter la base européenne où sont enregistrés tous les essais cliniques, mais ils seraient à la limite de leur compétence s’ils refusaient d’autoriser un projet sous prétexte que c’est le douzième testant la même molécule…
Au sein de REACTing, nous avons essayé de jouer un rôle de coordination auprès d’équipes venant nous présenter leurs projets. Au total, nous en avons examiné plus de 80, mais nous n’avons pas de pouvoir décisionnaire car ce n’est pas nous qui accordons les financements. Et tous les projets ne nous sont pas soumis.

La coopération européenne, et notamment l’essai Discovery, à l’initiative de la France et qui devait recruter 3 100 personnes dans plusieurs pays, n’a pas non plus bien fonctionné. Quelles sont les pistes pour faire mieux à l’avenir ?

Cette étude, qui vise à comparer quatre médicaments aux soins courants [remdesivir, lopinavir/ritonavir associé ou non à interféron bêta, hydroxychloroquine], a démarré très rapidement en France, mais il a été compliqué de faire participer les autres pays prévus, pour différentes raisons. Par exemple, l’Italie et l’Espagne ont finalement choisi de contribuer seulement à Solidarity, un essai clinique proche de Discovery, porté par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En Belgique, les centres ont décidé de rejoindre Solidarity, mais les autorités sanitaires équivalentes à l’ANSM ont estimé qu’il n’y avait pas suffisamment de surveillance de la tolérance des traitements, et ils ont refusé le protocole.
Au Royaume-Uni, le National Health Service (NHS) a, lui, interdit aux investigateurs de prendre part à Discovery car le pays a décidé de se concentrer sur un seul gros essai, appelé Recovery. Cette étude, qui évalue plusieurs traitements, est très modulaire et elle a déjà évolué plusieurs fois. Plus de 10 000 patients ont déjà été recrutés. Contrairement à nous, les Britanniques se sont extrêmement bien organisés et ont mis en place un programme de recherche clinique unique qui explore plusieurs directions, mais en nombre limité.
Actuellement, on prépare un projet européen, pour constituer une plate-forme avec un réseau d’investigateurs et d’hôpitaux identifiés. L’idée est de se mettre en ordre de marche pour qu’en cas de deuxième vague ou de nouvelle émergence on puisse commencer des études sans délai. Par ailleurs, les ministères de la santé et de la recherche ont commandé un rapport qui devra soumettre des propositions pour éviter cette cacophonie qui a fait perdre beaucoup d’énergie.

Cette cacophonie dans les essais peut-elle expliquer qu’aucun médicament n’ait vraiment démontré son efficacité sur le nouveau coronavirus ?

Jusqu’ici, il s’agit de repositionnement de molécules, qui n’ont pas été initialement conçues pour traiter le Covid-19, et dans de tels contextes on ne peut pas s’attendre à des résultats spectaculaires.
Les données d’une étude américaine suggèrent une efficacité du remdesivir, un antiviral, mais qui n’est pas majeure et qu’il faut confirmer. Comme l’épidémie reflue en France, il n’y a plus beaucoup de recrutements de malades dans Discovery. Mais il y aura peut-être suffisamment d’inclusions dans l’essai Solidarity pour conclure, puisque l’épidémie est toujours active dans certains pays, en Amérique du Sud ou en Iran, où arrive une deuxième vague.
S’il y avait un médicament très efficace, nous l’aurions déjà vu. A défaut, l’objectif actuel est de sélectionner quelques traitements qui fonctionnent un peu. En cas de deuxième vague, nous pourrons alors évaluer à quel moment ils sont le plus utiles, tester des combinaisons…

Qu’en est-il de l’hydroxychloroquine ? Dès la première étude de l’équipe du professeur Raoult, vous avez été très critique sur sa méthodologie et ses résultats.

Dans une maladie comme le Covid-19, où le taux de létalité n’est pas très élevé [moins de 1 %], seuls des essais randomisés peuvent démontrer l’efficacité d’un traitement, et affirmer le contraire est malhonnête. Jusqu’ici, l’équipe de l’Institut hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée Infection n’a pas produit de données solides, et il y a de nombreuses zones d’ombre dans ses données. En outre, si Didier Raoult est passé outre l’avis négatif d’un CPP, comme l’a révélé le journal Libération, il a enfreint la loi sur les essais cliniques, ce qui devrait relever de la justice.
Les études publiées par d’autres équipes n’ont jusqu’ici pas retrouvé d’efficacité de l’hydroxychloroquine dans le Covid-19. Ainsi, un essai randomisé mis en ligne le 3 juin sur le site du New England Journal of Medicine ne met pas en évidence d’effet de cette molécule dans la prévention de l’infection chez les sujets contacts d’un cas. Ce résultat ne plaide pas en faveur d’une efficacité à une phase précoce de l’infection. Les investigateurs de cet essai ont aussi évalué l’intérêt de l’hydroxychloroquine chez les contacts symptomatiques d’un cas et leurs résultats devraient être disponibles bientôt.

Mais la récente publication de « The Lancet », qui a conclu à la toxicité de cette molécule et conduit la France à interdire l’utilisation compassionnelle et suspendre les essais, est elle aussi sous le feu des critiques.

J’ai été alertée en apprenant que cette étude provenait de l’équipe qui, avec la même base de données, avait été à l’origine d’une prépublication suggérant un effet faramineux dans le Covid de l’ivermectine, un antiparasitaire. Cet article était nul.
L’étude observationnelle du Lancet trouve un risque accru d’arythmie cardiaque et de décès chez les patients traités par hydroxychloroquine, mais j’ai constaté que l’analyse n’est pas stratifiée par pays. Or, le risque de mourir du Covid-19 n’est pas le même d’un pays à l’autre, il dépend de la structure de la population, du niveau des soins… L’effet observé par les auteurs pourrait en partie être dû à cela, et pas forcément à l’hydroxychloroquine. Ne pas tenir tenir compte de ce paramètre est une faute de base dans ce type d’étude, et je ne comprends pas que les reviewers [relecteurs de l’article] n’aient pas demandé aux auteurs une analyse stratifiée, qui se fait très facilement. Par ailleurs, de nombreuses incohérences sur la base de données elle-même ou sur certains autres résultats ont amené The Lancet à publier une « expression of concern » [une mise en garde] sur cet article qu’il avait accepté. L’article a depuis été retiré sur demande de trois des quatre coauteurs.
On sait que l’hydroxychloroquine, surtout associée à l’azithromycine, peut induire de nombreux effets indésirables cardiaques. Il est probable que son profil de toxicité ne soit pas le même pour le Covid-19 que dans ses indications habituelles (lupus et polyarthrite), car les doses utilisées sont plus élevées et l’infection a elle-même des conséquences sur le cœur. Mais si sa toxicité était si importante, l’étude britannique Recovery, qui porte sur un grand effectif, l’aurait observé aussi, ce qui n’est pas le cas. En revanche, ses investigateurs ont annoncé le 5 juin suspendre le bras hydroxychloroquine, faute d’effet favorable sur la mortalité.
Pour régler la question de l’efficacité, le seul moyen est de continuer les essais randomisés, donc c’est une bonne chose que les études suspendues reprennent. En revanche, dès le départ, il n’était pas légitime d’utiliser l’hydroxychloroquine en dehors des essais cliniques, en compassionnel, faute de données solides sur l’efficacité.

Après l’annonce hâtive par l’Assistance publique (AP-HP) de résultats prometteurs avec le tocilizumab, une immunothérapie, pour le traitement des formes graves, sans attendre leur publication, vous avez démissionné du comité de recherche sur le Covid-19 de l’AP-HP. Que s’est-il passé ?

Des résultats préliminaires de cette étude Corimuno-19 ont été présentés publiquement par les investigateurs au Haut Comité de santé publique, alors même que le comité indépendant chargé de la surveillance de l’essai avait estimé qu’il y avait de petites incohérences dans les données et qu’il fallait continuer. Les effets du médicament devaient être jugés au 14e jour de traitement, et ce recul n’était pas atteint chez tous les malades.
Par crainte que les résultats ne se répandent, l’AP-HP, promoteur de l’étude, a décidé de les rendre publics, sans en avertir le comité indépendant, qui s’est senti désavoué et a démissionné. J’ai ensuite démissionné car j’étais révoltée de constater que l’AP-HP continuait à dire que tout avait été bien fait. Or, elle avait mis en place une gouvernance de l’essai peu solide, avec un comité indépendant au rôle pas très clair. Les investigateurs principaux avaient accès aux données détaillées par groupe de traitement, ce qui n’est habituellement pas le cas. En tant qu’investigateur, vous êtes enthousiaste de votre idée, c’est humain, mais communiquer sur des résultats peu solides n’aide pas dans une crise, et ce système l’a permis. Aujourd’hui, toutes les données sont revues de façon très fine, et l’ANSM doit même effectuer un contrôle sur site. Au passage, que l’ANSM inspecte l’étude Corimuno et pas celles de Didier Raoult n’est pas normal, c’est vraiment deux poids deux mesures.

Cette crise malmène-t-elle la science ?

Oui, il y a des chercheurs qui choisissent de la malmener en ne se comportant pas comme des scientifiques. Quelqu’un qui vend des idées sans être capable de produire des données solides peut-il encore être qualifié de chercheur ? Cette crise fait disjoncter certains, comme l’épidémiologiste américain John Ioannidis, qui a passé toute sa carrière à critiquer la mauvaise science et qui aujourd’hui produit des analyses d’une qualité épouvantable. Les revues scientifiques publient rapidement et pas toujours à bon escient, comme le montre encore l’exemple du Lancet.
Il y a aussi une inflation des articles en prépublication, cela peut être intéressant pour discuter entre chercheurs, mais c’est un problème quand les résultats sont présentés comme ceux d’une publication. Les médias ne devraient pas en faire état tant qu’ils ne sont pas revus par les pairs.

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