vendredi 29 mai 2020

Syndicats et collectifs hospitaliers se livrent une guerre de la représentativité

Publié le 28/05/20

Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'ils ne s'aiment guère. Les noms d'oiseau volent d'ailleurs parfois entre eux. Collectifs interurgences, interblocs, interhôpitaux d'un côté, syndicats santé sociaux de l'autre. À l'heure où le Ségur de la santé ouvre ses débats, chacun se revendique comme "le" porte-voix des hospitaliers.

Entre les syndicats et les collectifs hospitaliers, la défiance est réciproque. Si Sud participe sans souci à leurs actions, la CGT est parfois plus hésitante. Avec FO, la CFDT et l'Unsa, la frontière est fermée. (S. Caillet/BSIP)
Entre les syndicats et les collectifs hospitaliers, la défiance est réciproque. Si Sud participe sans souci à leurs actions, la CGT est parfois plus hésitante. Avec FO, la CFDT et l'Unsa, la frontière est fermée. (S. Caillet/BSIP)


Tout est (re)parti le 19 mai d'un courrier commun adressé au ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Véran, par les cinq syndicats représentatifs de la fonction publique hospitalière : CGT, FO, CFDT, Sud et Unsa (par ordre de résultats aux dernières élections professionnelles organisées fin 2018, lire notre article). En vue des négociations à venir dans le cadre du Ségur de la santé, ils lui rappellent être "les seules organisations [...] représentatives" à même de pouvoir y participer. Dans leur collimateur, sans le dire, les collectifs hospitaliers apparus en 2019 sur le devant de la scène médiatique et politique.

Une légitimité encadrée par la loi


Le premier né fut, peu de temps après le Printemps de la psychiatrie, le collectif interurgences, à la faveur du mouvement de grève qui a secoué de longs mois ces services. Puis ont essaimé le collectif interblocs et, surtout, le collectif interhôpitaux (CIH), ce dernier reprenant nombre d'acteurs du Mouvement de défense de l'hôpital public (MDHP) apparu il y a dix ans pour s'opposer à la loi HPST. Le courrier intersyndical à peine posté, l'un des signataires, Sud pour le nommer, s'en est désolidarisé. Par communiqué, ses dirigeants "exigent la présence des collectifs dans le cadre des négociations" à venir. "Il n'est pas question pour nous de s'asseoir sur plus d'un an de luttes communes sans lesquelles nous ne serions pas là", prévient le syndicat. Et de conditionner le maintien de sa signature intersyndicale au retrait de la phrase litigieuse précitée.



Cette passe d'armes, qui fait écho au débat qui a secoué hors santé l'émergence des gilets jaunes, illustre assez bien les relations conflictuelles qui animent syndicats et collectifs depuis l'an dernier. Pas tous les syndicats donc, Sud assurément et dans une certaine mesure aussi la CGT s'affichant très souvent au côté des collectifs. En revanche, la tonalité est tout autre chez les autres organisations. La critique monte ainsi rapidement dans les tours du côté de FO. Elle est tout aussi piquante chez la CFDT même si les propos se veulent un peu plus mesurés. Tous le rappellent : pour s'engager dans un accord, il faut prouver depuis la réforme de 2008 sa légitimité, ce qui s'observe à la fois dans le nombre d'adhérents et le résultat aux élections professionnelles. À cela s'ajoute une complète transparence de l'argent, tant sur son origine que son utilisation. "On ne peut pas s'autoproclamer légitime pour négocier", résume Ève Rescanières, la secrétaire générale de la CFDT santé sociaux.

Nous avons des comptes déposés, un commissaire aux comptes... Les collectifs n'ont aucune contrainte, ils n'ont pas de fric : ce sont les syndicats qui leur financent les locaux, les actions.

Didier Birig, secrétaire général de FO santé

"Aux élections, on se met en danger en présentant des candidats dans tous les hôpitaux. Nous avons des comptes déposés, un commissaire aux comptes... toute une infrastructure qui coûte beaucoup d'argent pour acquérir cette représentativité puis la conserver. Sans cette sincérité, nous pourrions la perdre du jour au lendemain, appuie le secrétaire général de FO santé, Didier Birig. Les collectifs n'ont aucune contrainte, ils n'ont pas de fric : ce sont les syndicats qui leur financent les locaux, les actions." La CGT santé action sociale n'est pas en reste et prévient, par la voix d'un de ses responsables, Philippe Crépel, qu'elle aussi sera "intransigeante" quant à la perspective de "voir des gens qui n'ont pas de légitimité" être appelés ou réclamer à être assis à la table des négociations. D'où cette notion légale et démocratique réaffirmée en intersyndicale d'être les seuls représentatifs.

"Sprintvs négociations "marathon"


La question n'est pas de juger de l'intérêt ou de la pertinence des collectifs, "chacun sa place et ses prérogatives", pour citer la CGT : "le Gouvernement a le droit de consulter qui il veut, d'autant plus pour une réflexion d'ensemble sur l'hôpital". "Il est normal d'élargir la prise de contacts", abonde Matthieu Girier, le président de l'Association pour le développement des ressources humaines des établissements sanitaires et sociaux (Adrhess). Là où le bât blesse, notent les syndicats, c'est s'il ne consulte "que" les collectifs. Or mi-mai, dans la perspective déjà du Ségur de la santé, le CIH a été convié par l'Élysée à une visioconférence à laquelle n'ont pas participé les syndicats. De même, le chef de l'État, Emmanuel Macron, s'est rendu à deux reprises et de manière très médiatisée à la Pitié-Salpêtrière à Paris où officient justement certaines grandes voix du CIH. Certes, des échanges ont bien eu lieu sur place avec des syndicalistes mais, hors caméras, ils sont passés inaperçus.

J'ai été infirmière pendant vingt ans, je n'ai pas à rougir de mon expertise. Je ne suis pas hors-sol ! Penser que les collectifs sont de meilleurs capteurs du terrain est une erreur.
Ève Rescanières, secrétaire générale de la CFDT santé sociaux

Ce double exemple résume l'une des critiques majeures qui entourent les collectifs : n'être que parisiens et plus encore que "AP-HP". "L'Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP), ce n'est pas une vision globale de l'hôpital public. Ce qui est agaçant, ce n'est pas tant l'action des collectifs mais le fait qu'on leur donne une place pour solde de tout compte pensant écouter la base", glisse Ève Rescanières. Se greffe à cela une tendance à "tomber dans l'anti-syndicalisme primaire", du genre "nous on travaille, les autres sont des permanents syndicaux. J'ai été infirmière pendant vingt ans dans le public et le privé, je n'ai pas à rougir de mon expertise. Je ne suis pas hors-sol ! Peut-être que je ne sais pas dans la minute ce qui se passe à la Pitié mais dans les deux heures, je peux vous dire ce qui se passe en France. Penser que les collectifs sont de meilleurs capteurs du terrain est une erreur." Et si la syndicaliste leur reconnaît une "force de communication et d'action", cela relève souvent du "sprint", du "coup d'éclat" là où le dialogue social réclame un effort "marathon".

Des "suprastructures" médiatiques


"Les collectifs se présentent comme des suprastructures au-dessus des syndicats bien qu'ils soient phagocytés par Sud : on n'est juste là pour ramener les troupes, jouer les porteurs d'eau, s'agace Didier Birig. Ce sont eux les cadors, nous les archaïques, les vieillots. Ils nous utilisent. C'est logique, après tout c'est impossible pour eux de déposer un préavis de grève. Mais nous n'avons rien à y gagner. Ils ne travaillent que pour eux !" La composition mandarinale du CIH, à tout le moins de ses grandes voix, l'irrite tout autant. "Ils ont tous pour la plupart participé aux fermetures des lits à l'AP-HP. Elles étaient où les prises de position de ces médecins quand le directeur général, Martin Hirsch, regroupait les établissements ?" Enfin, le recours aux "assemblées "Whatsapp"" est loin de convertir le responsable de FO. "Vous ne savez pas qui est là. Et ça se dit représentatif ? Au final, ce qui a été accordé ces derniers mois, ça fait plus de dix ans que nous revendiquons les mêmes choses... Je ne pense pas que les députés accepteraient que des associations viennent discuter de leurs textes."

Le ministère joue comme ça l'arrange avec un objectif très sociétal : casser les codes. Oui, ça nous fragilise. Oui, ça nous fait perdre de l'écho. Sauf que quand il y a le feu, il est bien content de nous avoir !

Didier Birig, secrétaire général de FO santé

L'amertume la plus piquante est sans doute là, en toile de fond, avec cette médiatisation à outrance facilitée par une bien meilleure utilisation des réseaux sociaux mais aussi "des médias nationaux très parisiens et faiseurs de rois... Pendant la crise sanitaire, nous n'avons pas été invités une seule fois sur un plateau TV. On nous met au placard, dénonce Didier Birig. Par contre le CIH... Le ministère de la Santé joue comme ça l'arrange. Il nous fait payer les manifestations contre la loi travail puis la réforme des retraites avec un objectif très sociétal : casser les codes. Oui, ça nous fragilise. Oui, ça nous fait perdre de l'écho. Sauf que quand il y a le feu, quand des membres d'interurgences s'injectent de l'insuline devant le ministère, il est bien content de nous avoir !" Cette action l'été dernier a fait grand bruit. Plus récemment, le 21 mai malgré les règles barrières, un rassemblement de 400 personnes collées-serrées devant l'hôpital Robert-Debré à Paris a également agacé le syndicaliste. "Ils étaient combien d'hospitaliers ? Une dizaine tout au plus. Ce sont des irresponsables !"

Deux approches complémentaires


Porte-voix historique du collectif interurgences, Hugo Huon reconnaît que les syndicats sont perçus comme "très insuffisants", férus de "laïus interminables" et souvent "très éloignés du terrain". Et de pointer une CGT "très légaliste", Sud "qui se fait engueuler par tous" et la CFDT et l'Unsa qui "restent assis sur leur canapé"... Quant au chef de file de FO, il joue le "bourru", frise "l'entêtement" pour in fine adopter "une stratégie qui n'est pas la meilleure qui soit, jusqu'à être dépassé par sa base. Le CIH s'estime meilleur pour négocier et c'est probablement vrai. La communication médiatique, ce sont les collectifs qui l'ont. Depuis le début, le Gouvernement méprise les syndicats. Logique qu'ils aient une amertume à notre égard. Mais ils sont disqualifiés pour le dialogue social : ils n'aiment pas les collectifs, c'est dans leur ADN. Je pense que c'est une mauvaise stratégie." Balayant les "raccourcis" parisianistes, l'infirmier de l'hôpital Lariboisière tente pour autant de faire office d'intermédiaire entre tout le monde, de calmer le jeu. "L'important, ce n'est pas le messager mais le message. Et, au contraire des syndicats, nous n'avons pas vocation à exister dans le temps. Il faut donc qu'ils sortent la tête haute."

Le Gouvernement méprise les syndicats. Logique qu'ils aient une amertume à notre égard. Mais ils sont disqualifiés pour le dialogue social : ils n'aiment pas les collectifs, c'est dans leur ADN. C'est une mauvaise stratégie."
Hugo Huon, porte-voix du collectif interurgences

Au CIH, là aussi l'emblématique Pr André Grimaldi reconnaît "une espèce de défiance et de non-adhésion au discours syndical". À entendre l'endocrinologue de la Pitié-Salpêtrière, le CIH "transcende" tout cela. "Nous ne sommes pas là pour négocier. Nous avons deux modes d'expression complémentaires avec une logique de répartition des rôles. Nous réclamons une hausse salariale de 300 euros par mois mais la forme qu'elle prendra relève de la négociation et donc des syndicats. Nous ne sommes pas porteurs de programmes très élaborés, ce n'est pas le but. Ce n'est pas non plus au collectif de revendiquer un passage des aides-soignants de la catégorie C à la catégorie B, ni de prendre position sur les retraites." Le problème, ajoute le praticien, c'est que le mot "négociation" n'est pas utilisé par le Gouvernement, qui lui préfère "concertation" et "grand dialogue".

"Lanceurs d'alerte" et "désobéissance civile"


Plus globalement, lui voit les membres du CIH comme "des lanceurs d'alerte" et assimile leurs actions à de "la désobéissance civile". Une expression en dehors des canaux traditionnels, à l'instar cet hiver du coup d'éclat des médecins démissionnaires (lire ici et  nos articles). Au final, les polémiques sont "accessoires", note André Grimaldi. "Qu'on nous fasse la leçon, c'est le propre des mouvements. Mais nous sommes absolument partout. Dans tous les hôpitaux, il y a du CIH. Et puis, les syndicats viennent aux assemblées générales convoqués par le collectif car dans le sens inverse, il y aurait beaucoup moins de monde... Enfin, nous sommes dans un consensus : il n'y a pas de bataille de chefs. Les syndicats sont divisés là où nous rassemblons des médecins, des paramédicaux, des usagers. Vous savez, les associations de patients ne veulent vraiment pas être mélangées avec les syndicats."
Thomas Quéguiner

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