samedi 9 mai 2020

RICHARD MERVYN HARE, LA MORALE DANS L’ÂME

Par Robert Maggiori — 
Richard Mervyn Hare, en 1990 à Oxford.Richard Mervyn Hare, en 1990 à Oxford. Photo Steve Pyke. Getty Images

Comment savoir si l’on agit bien ou non, s’il est légitime de jeter un homme à la mer pour sauver les autres passagers ? Face aux dilemmes moraux, le philosophe anglais concilie utilitarisme et impératif catégorique.

Ladite loi ou guillotine de Hume ne coupe pas des têtes : seulement les conclusions ou les inférences indues. Celles qui font passer de «ce qui est» à «ce qui doit être», de ce qui décrit un fait (Paul est médecin) à ce qui relève d’un impératif ou d’une prescription (Anna doit fermer la fenêtre). Cette «coupure» n’est pas si simple. Que Paul soit médecin est vrai ou faux, qu’Anne doive fermer la fenêtre n’est ni vrai ni faux, mais semble juste à ceux qui dans la pièce étouffent, et mauvais à ceux qui ont froid ou sont enrhumés. Les énoncés descriptifs appartiennent aux sciences empiriques, les énoncés prescriptifs aux disciplines morales. C’est dans ce dernier domaine que les choses se corsent : Paul doit soigner ses patients, mais si dans l’urgence il peut n’en soigner qu’un parmi ceux qui se présentent avec les mêmes symptômes, doit-il choisir la personne la plus jeune, celle qui supporterait mieux les soins intensifs, celle qui n’a pas de pathologies chroniques, et laisser mourir les sujets diabétiques, cardiaques, plus âgés ? La réponse dépend de l’option morale que l’on a prise : utilitarisme, kantisme, conséquentialisme, déontologie, éthique de la vertu…

Guider

Les débats autour de ces questions ont connu un éveil particulier dès les années 50-60 dans la philosophie analytique anglo-saxonne, puis un sacré réveil au moment où paraît, en 1971 (1987 en France), la Théorie de la justice de John Rawls. Quand une décision est-elle juste ? A quelles conditions une conduite peut-elle être dite bonne ou mauvaise ? Suffit-il du sens commun, du sentiment, de l’intuition (immédiatement, chacun voit qu’il «n’est pas bien» de torturer un vieil homme pour lui voler ses pauvres économies), ou est-il possible, pour juger du bien et du mal, d’appliquer une analyse rationnelle comparable à celle qui régit les jugements empiriques ? L’un des principaux protagonistes de ces débats a été le philosophe anglais Richard Mervyn Hare - né à Backwell en 1919, mort à Ewelme, Oxfordshire, en 2002.

Avec The Language of Morals (1952) et Freedom and Reason (1963), consacrés à l’élaboration d’une «métaéthique» (analyse du langage moral), Penser en morale, traduit trente-neuf ans après son édition originale, est le plus connu des ouvrages de Hare, déjà considéré comme un classique de l’éthique contemporaine. Très grand professeur, courtois, passionné et exigeant, formant ses étudiants à la discussion argumentée (parmi eux, Peter Singer et Bernard Williams), Hare a fait principalement sa carrière à Oxford (1947-1983) puis, jusqu’à sa retraite (1994), enseigné à l’Université de Floride. Sa pensée a été marquée par Kant, par George E. Moore, Wittgenstein, la philosophie du langage ordinaire de John L. Austin ou l’utilitarisme de John Stuart Mill, Jeremy Bentham et Henry Sidgwick. Mais dans sa vie ont aussi beaucoup compté son engagement volontaire dans la Royal Artillery et le fait d’avoir été pris par les Japonais lors de la bataille de Singapour, et détenu en prison de 1942 à 1945. Expérience qui renforcera sa volonté de bâtir une philosophie morale capable de guider les hommes - sur des questions au sujet desquelles «ils sont prêts à se battre et s’entre-tuer», qui exigent qu’on trouve «un moyen d’en parler rationnellement» et de «parvenir à un accord», si l’on ne veut pas voir le monde «s’abîmer définitivement dans la violence». Cette philosophie sera connue sous le label de «prescriptivisme universel».
Il est habituel, en morale, d’opposer l’éthique des conséquences, inspirée de l’utilitarisme de Bentham, à l’éthique des devoirs, chère à Kant. La première prescrit qu’une action est bonne si elle maximise le bien, le bien-être ou le bonheur, et minimise le mal. La seconde tient à l’impératif catégorique du «tu dois», et juge bonne l’action qui, indépendamment des conséquences, refuse d’utiliser les personnes comme moyens. Dans un cas, il ne serait donc pas illégitime, pour délester un bateau qui va couler, de jeter à la mer deux personnes si l’opération permet de sauver les dix qui restent. Mais qui sacrifiera-t-on ? Dans l’autre, le seul choix est de respecter l’absolu du commandement moral, par exemple «Ne pas mentir». Mais si mon mensonge sert à sauver des vies ?

Calcul

Hare s’est fixé comme but de sortir de ces impasses, de concilier utilitarisme (tant critiqué, entre autres par Rawls) et morale kantienne, en «réparant» leurs défauts. A cet effet, il ajoute au niveau d’analyse intuitif qui régit l’une (spontanément, on pense que mentir n’est pas bien) un niveau critique, où, par des procédures de comparaison, sont repérés les critères qui satisfont au mieux les exigences d’impartialité et d’universalité du jugement, et, pour l’autre, en modifiant les termes de la maximisation utilitariste, soit en ne choisissant de maximiser que les préférences rationnelles ou les «exigences de prudence» (autrement dit en écartant du calcul des utilités les préférences antisociales, fondées sur l’envie, le sadisme, le pur plaisir personnel, le ressentiment, les mauvaises informations, les fausses croyances, etc.). Il aboutit ainsi à un utilitarisme modéré, contenant à la fois un «élément formel» - à savoir la «reformulation de l’exigence selon laquelle les principes moraux doivent être véritablement universels» - et un «élément substantiel», dont le rôle est de «tenir compte des préférences des personnes qui seront affectées par nos actions», et, ainsi, de faire «entrer notre réflexion morale en contact avec le monde».

«Contact» plus que nécessaire, car si les analyses théoriques des philosophes n’avaient pas des «retombées» pratiques, elles ne pourraient guère «servir de guide» à chacun. Or les dilemmes moraux, les difficultés de savoir si l’on agit bien ou non, ne sont absents de la vie de personne, et, mal résolus, peuvent mettre en danger la vie de tous.
Richard Mervyn Hare Penser en morale. Entre intuition et critique Traduit de l’anglais
par Malik Bozzo-Rey, Jean-Pierre Cléro et Claire Wrobel,
introduction de Jean-Pierre Cléro.
Hermann, 462 pp.,

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