lundi 4 mai 2020

Par delà les murs de la prison, la parole déconfinée

Par Julie Brafman, dessin Aseyn — 
Dessin Aseyn pour Libération

Absence de parloir, d’activités et d’intervenants extérieurs… Depuis le 17 mars, le monde carcéral s’est figé. Face à un isolement sans échappatoire, l’émission de radio «l’Envolée», diffusée sur Fréquence Paris plurielle et destinée aux détenus, est devenue quotidienne.

Depuis près de vingt ans, l’émission débute toujours de la même façon : la chanson rock - Y a du baston dans la taule - qui dépote, puis le bruit d’un hélicoptère, tellement proche qu’on dirait qu’il se pose sur votre épaule. C’est parti pour la grande évasion sur la radio associative Fréquence Paris plurielle (FPP), en région parisienne et sur une dizaine de stations locales. Tous les vendredis à 19 heures tapantes, et pendant une heure et demie, l’Envolée donne la parole aux enfermés, fait résonner les mots de derrière les barreaux jusqu’au micro. A l’antenne, une «bande de copains», comme ils se décrivent, de sensibilité libertaire et farouchement anticarcérale - ils ne ménagent pas Nicole Belloubet, baptisée «la ministre des tribunaux et des prisons» -, lit des témoignages de détenus et de leurs proches, retransmet les appels, parfois grésillants, passés en loucedé depuis les cellules. «L’Envolée, c’est une remise en cause radicale du traitement de la parole des prisonniers par le reste du monde. C’est prendre le contre-pied soit de l’absence de discours, soit de la censure, explique Pierre, 40 ans, l’un des plus anciens du collectif. Nous sommes des porte-voix.»

D’un côté du micro, une douzaine de personnes de 20 à 60 ans - cuisinière, «chômeur heureux», intermittent, ex-animateur ou «intérimaire éternel» - peu enclines à la lumière médiatique et qui ont toutes un lien étroit avec la prison, parce qu’elles y ont séjourné, l’ont évitée de peu ou s’assoient régulièrement dans un parloir. De l’autre, ceux qui racontent leur bout de couloir, dessinent leur cartographie cellulaire ou, comme a pu écrire un certain «Sam», à l’isolement, rêvent «juste de voir le ciel». Depuis le 17 mars, le monde carcéral s’est figé. Il n’y a plus de parloir, plus d’activité, plus d’intervenants. Plus rien. Si ce n’est la télévision gratuite et un crédit de 40 euros sur les comptes téléphoniques, octroyés par la garde des Sceaux pour apaiser les tensions. «Face à la gravité de la situation», l’Envolée - qui n’a jamais été aussi écoutée, selon ses animateurs - est passée à un rythme quotidien.
«Ça va, ça va, on fait aller, pas trop le choix… On essaie de pousser un peu les murs, mais ça ne bouge pas», plaisante à l’antenne Khaled, incarcéré en Ile-de-France. Il décrit BFM TV en boucle dans les cellules, les «détenus gavés de cette information déshydratée 24 heures sur 24». Avant de soupirer : la télévision, «c’est la camisole hypnotique». Contacté par Libération, il se souvient qu’il a commencé à écouter l’Envolée vers 2003-2004, à Fresnes, avant sa condamnation à une longue peine. L’émission est vite devenue son «rendez-vous du vendredi soir», «un moment d’émotion, l’impression de recevoir un peu d’empathie de la société». Pendant des années, il y a livré un journal intime, sonore ou épistolaire, avec ses joies, ses tracas ou ses coups de gueule. «Ça vous porte, ça vous permet de vous sentir encore humain», dit-il.

Double enfermement

A l’heure où toutes les prisons sont désormais bloquées sur la fréquence Covid-19, la nouvelle quotidienne, qui devait durer quinze minutes, en occupe quasiment vingt-cinq tant il y a de témoignages. On parle du double enfermement, de l’angoisse de la maladie, des gestes barrières impossibles, des mouvements de révolte… Les établissements se sont désengorgés (11 500 détenus en moins sur les 72 500 mi-mars, selon la chancellerie), mais les libérations anticipées étant réservées aux toutes fins de peine, c’est surtout la diminution des nouvelles entrées qui a joué. Si la catastrophe sanitaire à huis clos a été évitée (seul un détenu est mort), la vie reste chaotique. Un prévenu d’Ile-de-France explique qu’il a dû faire son baluchon fissa avec «le strict minimum» après que son compagnon de cellule a présenté des symptômes. D’une voix désabusée, il décrit une quarantaine en solitaire, entrecoupée par les brèves apparitions d’un surveillant - dont il ne voit que les yeux derrière son masque - pour déposer le plateau-repas. «Si j’ai des complications en pleine nuit, je suis abandonné, souffle-t-il. Si on avait été testés ou seuls en cellule, on n’en serait pas là.» «Ils font vraiment n’imp», acquiesce-t-on à l’antenne.
Héritiers du Groupe d’information sur les prisons (GIP) et du Comité d’action des prisonniers (CAP) des années 70, mouvements anticarcéraux qui portaient les revendications des détenus hors les murs, les membres de l’Envolée posent tous le même préalable : prendre la parole des enfermés au sérieux, ne jamais y substituer celle des autres. Il n’y a pas de digressions théoriques, on n’invoque ni des figures tutélaires, comme le philosophe Michel Foucault ou l’écrivain et ex-braqueur Roger Knobelspiess, ni de grands contestataires de l’ordre pénitentiaire. «Etre un porte-voix, c’est mon obsession. Si les témoignages s’arrêtent, j’arrête», insiste Manu, 40 ans, graphiste et technicien son. Il a rejoint l’Envolée en 2005 après avoir découvert le journal papier (publié quatre fois par an). C’était l’époque où il faisait du rap dans un squat à Lille, voyait ses copains rentrer et sortir de prison avec la régularité d’un métronome, et se disait que ça finirait par lui arriver. «Ça m’a bouleversé qu’on remette en cause une institution pareille. Pour moi, la prison, c’était comme le ciel et la terre : toujours là.»

 «Quatre mousquetaires»

Depuis le début de la crise sanitaire, les animateurs militants ont encore plus à cœur de donner de l’écho aux démarches collectives. A Borgo (Haute-Corse), le 21 avril, les détenus ont ainsi refusé la distribution des plateaux-repas et pris la plume pour protester, entre autres, contre «le prolongement des détentions provisoires de façon abusive et illégale». A Uzerche (Corrèze), après la violente mutinerie qui a éclaté fin mars, les insurgés ont aussi publié leurs revendications : «Nous voulons un dépistage pour chaque détenu ainsi que pour chaque membre de l’administration pénitentiaire. Nous souhaitons que tous les agents sans exception soient équipés de gants et de masques. Nous voulons être informés de l’évolution de cette situation : quand les parloirs seront-ils rétablis ?» «Comme d’habitude, ce communiqué que les prisonniers ont pris la peine d’écrire n’a pas été relayé dans les médias. Comme s’ils ne devaient être que des ombres. Pour moi, c’est du délit de classe», s’indigne Serge, 32 ans. Cet ancien du Genepi, une association étudiante intervenant en prison, a croisé la route de l’Envolée en 2016 lors des rassemblements du mouvement Nuit debout, où il était venu porter la lutte des femmes de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.
Confinement oblige, les membres du collectif enregistrent désormais sur Skype et non plus au 1, rue de la Solidarité (difficile de faire plus belle adresse) dans le XIXe arrondissement de Paris. Qui aurait imaginé ça, en 2001, lorsque les «quatre mousquetaires» ont lancé le projet ? D’abord, Hafed, de son vrai nom Abdel Hafed Benotman : un personnage, à la fois braqueur, écrivain, poète, acteur, militant d’extrême gauche et sans-papiers. Avec Francine, son amoureuse rencontrée… dans un fourgon carcéral, puis Olivier, qui les a rejoints après avoir lu les livres de Hafed en prison, et enfin Nadia, qui animait l’émission Parloir libre sur FPP, ils vont créer l’Envolée. Un clin d’œil au titre de l’ouvrage de Serge Coutel, premier évadé par hélicoptère. «On veut servir de haut-parleur à toutes les voix […], toutes les petites histoires, tout ce qui fait qu’aujourd’hui certains peuvent penser qu’il ne se passe plus rien à l’intérieur des murs», lançait Olivier dans la première émission. Ou alors, en résumé : «Ils sont l’ordre, nous serons le bordel.»

Le regard des autres

On le devine, l’administration pénitentiaire n’a pas franchement apprécié l’initiative des passe-muraille, ni sa tonalité anticarcérale. «Nous avons été régulièrement attaqués en diffamation par l’institution, rappelle Pierre. On a gagné, on a perdu. Et puis au bout d’un moment, ça s’est arrêté. Peut-être parce que l’on faisait témoigner les prisonniers lors des procès publics et que ça les emmerdait encore plus.» Aujourd’hui, il ne reste aucune des figures historiques. Hafed est mort en 2015, à 54 ans, et près du tiers passé derrière les barreaux. «S’il manque une étoile dans le ciel, on saura qui l’a chourée», blaguent encore ses amis. Francine et Nadia se sont un peu éloignées. Olivier, dernier pilier, est «parti pour une cavale éternelle» le 28 mars, à 59 ans, après une longue maladie.
«Je me suis demandé si je devais arrêter. Mais ce n’est pas ce qu’il aurait voulu», poursuit Sylvia, 43 ans, comédienne et patronne d’un bar parisien, l’une des voix les plus charismatiques de l’émission. Parmi les «envoleurs», comme elle dit joliment, elle est désormais la seule à avoir fait de la prison. Une histoire d’amour et de drogue qui lui a valu quatre mois à Fleury-Mérogis. C’est à sa sortie, en 2011, qu’elle a ressenti le fameux «choc carcéral», à travers le regard des autres : «celui qui condamne», «celui qui ne veut plus être copain», «celui qui admire». La taule fait partie de son intimité depuis l’enfance. Elle avait 7 ans lors de son premier parloir pour visiter son père, ancien membre du «gang de la banlieue sud» (des braqueurs des années 70-80), qu’elle a longtemps cru «en vacances». Fille de voyou puis femme de détenu, elle aura passé vingt ans en pointillé, entre le dedans et le dehors. Parler dans l’Envolée l’a «guérie de plein de blessures», dit-elle. «J’arrive à ressentir l’angoisse des prisonniers.»

«Un bonjour»

«J’entends tous les jours la trouille, l’isolement total et l’injustice partagée», renchérit Manu, au «bocal» technique. Dernièrement, «Polo» a écrit de Fleury : «Je suis fatigué, pas d’avenir, pas d’espoir.» Ou un certain «Heisenberg» de Meaux : «Je reste confiné dans ma cellule parce que je ne voudrais pas attraper le corona et mourir ici. J’aimerais revoir mes parents un jour.» Après les mutineries de la mi-mars, une sorte de torpeur s’était installée derrière les murs, un peu comme celle qui a saisi le monde extérieur. Mais depuis quelques jours, les mouvements ont repris, comme à Fleury-Mérogis, où 46 détenus ont refusé de réintégrer leurs cellules pour demander le retour des parloirs. Antoine (1), la cinquantaine, en détention provisoire en Ile-de-France, tente de ne pas céder à l’angoisse. «Déjà dehors, ils ont du mal à soigner les gens, alors dedans… Ça fait peur», explique-t-il à Libération. Il écoute l’émission depuis «très, très longtemps», pourvu qu’il soit dans une prison «qui capte bien». «Aujourd’hui, quand tu n’as plus personne de l’extérieur, juste d’entendre ton prénom et un bonjour à la radio, ça fait chaud au cœur», soupire-t-il. Lors de l’annonce du plan de déconfinement, le Premier ministre n’a évoqué ni la justice ni les prisons. L’administration pénitentiaire a finalement annoncé que les parloirs reprendraient progressivement le 11 mai. En attendant, ils se poursuivent sur les ondes.
(1) Le prénom a été modifié.

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