lundi 25 mai 2020

«Notre objectif ici, c’est de réparer les survivants du Covid»

Par Nathalie Raulin, Photos Denis Allard — 
Dans le service de rééducation respiratoire et post-réanimatoin du professeur Jésus Gonzalez, à la Pitié-Salpêtrière, le 15 mai.
Dans le service de rééducation respiratoire et post-réanimatoin du professeur Jésus Gonzalez, à la Pitié-Salpêtrière, le 15 mai. Photo Denis Allard pour Libération

Dans le service de réadaptation respiratoire de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, la prise en charge des malades post-réa nécessite les efforts du personnel médical et un vaste réaménagement de l’espace de soin.

Ses socquettes délavées reposent sur un tabouret de bois déniché au fond d’un placard. Le fauteuil roulant médicalisé est trop grand pour Maria. Après un mois d’absence au monde, même la position assise l’épuise. C’est sur un brancard que la dame est arrivée, il y a une demi-heure, dans le service de suivi et de réadaptation respiratoire de la Pitié-Salpêtrière du professeur Jésus Gonzalez. Rescapée du Covid à 72 ans.

Maria ne sait pas bien ce qu’elle fait là. De son passage en réanimation, elle ne garde aucun souvenir. Seulement ce trou dans la trachée qui suinte encore. Un sifflement rauque en sort quand elle parle. La maladie lui est tombée dessus «en janvier», dit-elle. C’était plutôt «fin mars», rectifie gentiment l’ergothérapeute installée à son chevet. Le visage tacheté de Maria s’assombrit. L’ancienne femme de ménage est désorientée. Avec l’épidémie, les contacts des malades Covid avec l’extérieur ont été interdits. Maria a perdu jusqu’à son principal repère : ce mari, pour qui jeune fille elle a quitté son Portugal natal, et dont elle partage la vie depuis cinquante ans.

«Un seau percé»

L’agitation pour réparer son téléphone de chambre en panne la laisse indifférente. Son corps malmené tient l’espoir à distance. «Après un long séjour en réanimation, les syndromes anxiodépressifs et post-traumatiques sont fréquents», relève une interne. D’ailleurs, Maria n’a pas cru le professeur Gonzalez quand il lui a promis qu’elle serait «sur pied dans dix jours». «Aucun n’y croit, et pourtant c’est la vérité, dit le pneumologue. Notre objectif ici, c’est de réparer les survivants.»
Ceux du Covid sont légion. «On a l’impression de remplir un seau percé. Quand cinq patients sortent, cinq rentrent, soupire le chef de service, stéthoscope autour du cou. Habituellement, on accueille 20 malades par mois pour une rééducation postréanimation. Sur avril, c’était trois fois plus. Et ça continue. On a plus que doublé notre rythme. Toutes nos journées se ressemblent. Cela paraît sans fin.» Il y a de la lassitude dans sa voix.
Fin mars, quand le coronavirus a pris d’assaut l’hôpital au risque de le submerger, Jésus Gonzalez, réanimateur de formation, a fermé son unité pour aller prêter main-forte à ses confrères de la Pitié, dépassés par l’afflux des patients en insuffisance respiratoire aiguë. Toute son équipe a suivi.
Au bout d’une semaine, Jérôme Boucontet a rebroussé chemin. Atteint d’une dégénérescence de la rétine trop avancée pour être utile en pleine panique sanitaire, le kiné de 44 ans est missionné pour adapter un service dont il maîtrise tous les recoins pour préparer un «après» qui s’annonce dantesque. «Il fallait renouveler le matériel, recruter de nouveaux kinés, inventer une nouvelle façon de faire pour récupérer les malades du Covid à leur sortie de réa, énumère-t-il, oubliant son dépit initial. On est une équipe et j’étais le plus compétent pour cette tâche.»

Pied levé

A parcourir le troisième étage du pavillon Marguerite-Bottard, on prend la mesure du défi. Les deux salles de sport du rez-de-chaussée fermées pour raison sanitaire, il a fallu réaménager l’espace restreint mais protégé du service. Les couloirs et jusqu’au palier de l’escalier de secours sont convertis au pied levé en zone de rééducation. Tapis de marche, vélo électrique et autre appareillage ventilatoire s’y côtoient, sans intimité possible. C’est à la porte des chambres, le long d’une ligne orange tracée au sol, que se déroulent désormais les tests de marche, obligeant les blouses blanches à un slalom permanent mais réglé comme un ballet.
«On soigne deux fois plus de malades sur deux fois moins de place, c’est un peu rocambolesque, assume Jésus Gonzalez. La bonne surprise, c’est qu’on nous en a donné les moyens. Grâce au Covid, j’ai reçu le matériel que je réclamais depuis 2016 : un appareil d’ergothérapie, des vélos et même des déambulateurs, qu’auparavant on était obligé d’acheter nous-mêmes dans les marchés de troc.» L’effectif aussi s’est étoffé. Trois médecins ont rejoint le service et plusieurs kinés libéraux ont été contractualisés jusqu’à fin juin. Le temps jugé nécessaire par les épidémiologistes pour écluser la première vague de Covid.
Paris, le 15 mai 2020. Pendant un exercice de kinésithérapie avec un patient à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, dans le service de rééducation respiratoire  et post-réanimatoin du professeur Jésus Gonzalez,  pendant le confinement de la crise du Covid-19.
Photo Denis Allard

Même les malades ont changé. Avant le Covid, la quasi-totalité des patients sortis de réa pris en charge dans le service relevait d’une BPCO (pour bronchopneumopathie chronique obstructive, une inflammation sévère des bronches, classée troisième pathologie mortelle des pays riches). En moyenne, ces patients y restaient six semaines.
Aux rescapés du Covid, dix jours de rééducation intensive suffisent le plus souvent. C’est qu’ils sont plus jeunes, «entre 50 et 70 ans pour la plupart», et moins touchés. «Ils souffrent surtout d’atteintes musculaires, liées aux sédatifs et à leur séjour prolongés en réanimation, précise Jeanne Maisonabe, jeune kinésithérapeute du service. Lors de leur hospitalisation, certains ont perdu jusqu’à vingt kilos et toutes leurs forces. Ici, on leur réapprend à marcher, à faire des efforts, à retrouver leur autonomie pour les choses les plus élémentaires, comme aller aux toilettes ou prendre une douche.»
Arrivé alité et très amaigri, L. a mis plus longtemps que les autres à enfourcher sa «deuxième vie». Mais c’est désormais sans aide que le quinquagénaire, ancien greffé, marche le long de la ligne orange. L’asphyxie du début après une série d’«assis-debout» s’est transformée en «essoufflement très léger». Le docteur salue ses progrès d’un «bientôt la quille» satisfait. L. le remercie d’un sourire.
«Je suis assez impressionnée par la vitesse de récupération des personnes touchées par le Covid, reprend la kiné. Un patient de 79 ans qui était début avril sous 12 litres d’oxygène est parti hier, sur ses deux pieds avec un déambulateur pour toute aide.» Leurs poumons en revanche gardent les stigmates du virus. «En constatant que 100 % conservaient des séquelles pulmonaires à leur sortie, on s’est vraiment inquiétés, raconte le professeur Gonzalez. On a tous eu peur que le Covid ait fabriqué une génération de handicapés à vie, comme l’épidémie de polio dans les années 50.»

Mascotte

Aujourd’hui, le pneumologue se qualifie de «témoin rassuré». C’est qu’il a reçu en consultation pour la première fois cette semaine les cinq premiers patients Covid graves à avoir regagné leur domicile il y a deux mois. En découvrant les nouvelles radiographies de leurs poumons, le chef du service a respiré plus librement.
«Dans les cinq cas, les stigmates du Covid se sont estompés, se réjouit-il. Des poumons presque totalement voilés par l’infection retrouvent peu à peu leur netteté. Il y a encore des cicatrices mais l’évolution est excellente. Si les pneumopathies post-Covid évoluent comme les post-grippe, on peut espérer une amélioration pendant un an.» Le coup de fil reçu la veille a fini de le rasséréner : Mathis 28 ans, un des tout premiers cas de Covid devenu mascotte des réanimateurs de la Pitié et enfant chéri du pavillon Bottard, lui a annoncé avoir repris le footing…
L’avenir pourtant n’est pas totalement débroussaillé : «A leur sortie, nos patients sont debout, mais pas forcément aptes à retrouver le cours normal de leur vie, vu le choc physique et psychologique, pointe le professeur Gonzales. Or les services de pneumologie hospitalière ne sont pas dimensionnés pour assurer le suivi des milliers de rescapés. Il va falloir que la médecine de ville prenne le relais et veille à ce qu’aucun handicap résiduel n’empêche quiconque de reprendre son travail. C’est à cela qu’il faut désormais s’employer.» Et qu’arriverait-il en cas de deuxième vague ? Le regard du pneumologue se perd dans le vide : «Je ne veux même pas y penser.»

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