mercredi 6 mai 2020

Ne jetons pas les besoins des bébés avec l’eau du bain


La crèche de l'hôpital Saint-Louis, à Paris, en 2018.
La crèche de l'hôpital Saint-Louis, à Paris, en 2018. Photo Thomas Samson. AFP

Des professionnels de la petite enfance recommandent le port d’un masque transparent dans les crèches et le maintien de la période d’«adaptation» avec les parents.

Tribune. Les propositions gouvernementales concernant l’accueil des tout-petits en crèche, dans le cadre de la pandémie de Covid-19, répondent à une urgence sanitaire et sont des préconisations de bon sens. Pourtant, nous sommes plusieurs professionnels de la petite enfance à avoir été interpellés, en particulier en ce qui concerne deux points : la systématisation du port du masque par le personnel de la crèche, et l’impossibilité pour les parents d’accompagner leur bébé dans sa section. Les inquiétudes autour de la transmission vers, ou par les bébés ne doivent pas nous faire perdre de vue l’importance de ce temps précoce de leur développement. Une réflexion devrait être menée par les professionnels de la petite enfance, structure par structure, pour trouver et créer des dispositifs permettant que les mesures mises en place ne deviennent pas préjudiciables à la construction psychologique de ces enfants.

Le bébé se construit par l’observation et l’imitation

Les bébés sont d’une grande sensibilité à l’égard du visage, tant ils en tirent d’informations. Ils peuvent aussi, à certaines périodes et notamment entre six et dix mois, présenter des réactions de peur face aux visages inconnus (et tous les visages deviennent inconnus dès lors que les bébés ne disposent plus d’assez d’informations pour les discriminer). Certes, on peut se rassurer sur le fait qu’il s’agit d’une détresse passagère, et que les capacités d’adaptation du bébé sont telles qu’il parviendra à s’habituer.
Mais certaines conséquences sont moins immédiatement repérables, et priver le bébé de plus de la moitié du visage de son interlocuteur plusieurs heures par jour entraîne un risque d’incompréhension relationnelle, car le bébé ne peut plus utiliser les canaux habituels pour lire dans le visage de l’adulte la tonalité émotionnelle de l’interaction. Surtout, le visage de l’adulte est un miroir, comme le disait le pédiatre britannique Winnicott, et ce sont les états émotionnels du bébé que le visage de l’adulte reflète quand il sourit en réponse à un babillage, ou qu’il exprime son empathie devant ses pleurs. Privé du bas du visage de l’autre, une bonne partie de ces informations infraverbales sont perdues, et l’enfant peut se sentir davantage confus dans ses interprétations.
Alors, de quels risques parlons-nous ? Principalement d’un risque d’altération de l’identification des émotions, d’un sentiment d’insécurité, d’une entrave dans le développement de la communication orale, voire, par mimétisme ou par manque de stimulation, une tendance à l’immobilité du visage. Nous avons pu le constater dans certains services de pédiatrie, où le port systématique du masque entraînait des retards dans l’acquisition du sourire-réponse, de la diversité des vocalises (qui s’appuient beaucoup sur l’imitation des mouvements des lèvres des adultes) chez les bébés longuement hospitalisés.

L’adaptation doit se faire avec les parents

Les connaissances au sujet du bébé ont permis aux structures accueillant les enfants d’affiner leurs pratiques au fil des années. Et, en particulier, les portes des crèches se sont ouvertes aux parents qui, jusque-là, déposaient leurs enfants dans un sas d’accueil sans pouvoir rencontrer les personnes qui s’en occupaient. Une période d’adaptation, rebaptisée «familiarisation», est devenue la règle pour s’assurer de la sécurité affective des enfants et de la sérénité des parents. Les transmissions, matin et soir, ont permis que chacun sache ce que l’enfant avait vécu à la maison puis à la crèche. Chaque enfant s’est vu attribuer une personne référente, garante de son bien-être. Nous avons transformé les crèches pour œuvrer en faveur du lien, de la continuité et de la sécurité interne pour les parents et les bébés.
Le risque n’est pas abstrait de voir les crèches renouer (et pour combien de temps ?) avec tout ce contre quoi les professionnels de la petite enfance ont bataillé, c’est-à-dire se laisser réduire à un lieu de garde des enfants, qui prendrait en charge des besoins primaires en l’absence des parents. On peut aussi s’inquiéter d’un évitement d’un contact trop proche avec les enfants, qui pourrait, tout au moins, décourager le bébé dans ses intentions interactives.
C’est bien pour cela qu’un retour à des pratiques d’exclusion des parents, même pour les meilleures raisons sanitaires, paraît difficilement concevable, en particulier après des semaines (un temps infini pour de si jeunes enfants) confinés avec leurs parents, loin des personnes référentes de la crèche, qui sembleront d’autant plus étrangères qu’elles seront méconnaissables.
Quelles solutions adopter ? Il n’existe hélas pas un protocole idéal à proposer, mais il paraît important de chercher à diminuer l’impact des mesures sanitaires, par une réflexion et une anticipation, au sein des crèches, sur les deux points que nous avons soulignés.

Masques, lavage des mains, surchaussures

En ce qui concerne la possibilité pour les parents d’accompagner leur enfant jusque dans la section, il nous semble que, quelle que soit la règle, elle sera nécessairement dépassée par la réalité : parents et enfants ne pourront pas renouer avec ces modes de garde sans en repasser par les étapes de l’adaptation. Masques, lavage des mains, peut-être surchaussures peuvent permettre aux parents de passer un peu de temps auprès de l’enfant et de sa référente.
Sur la question des masques, il serait important de réduire leur temps de port, d’une part sur chaque journée (en envisageant leur retrait quand la distance de sécurité est suffisante) afin que les enfants puissent identifier et associer un visage connu à un visage masqué, à une voix, observer des mimiques, des sourires, imiter les mouvements des lèvres, etc. D’autre part, sur le long terme, et étant donné la récurrence d’études montrant le peu de risques de contamination parmi les jeunes enfants, réduire cette systématisation du port du masque et le réserver aux professionnels présentant des symptômes, ou bien envisager le port de masques transparents, utilisés par les orthophonistes entre autres, et qui permettent au sourire de rester visible.

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