lundi 18 mai 2020

Féminicide : le meurtre de Marie-Alice Dibon, une femme sous emprise

Par Yann Bouchez  Publié le 18 mai 2020





ENQUÊTE Marie-Alice Dibon, 53 ans, a été tuée par son compagnon en avril 2019, au terme d’une relation toxique dont ses proches décryptent aujourd’hui le mécanisme.

Sur sa page Facebook, Marie-Alice Dibon avait choisi une poignée de mots pour se résumer : « Free bird and happy nerd ». Voilà comment elle se voyait et se présentait aux autres : « Oiseau libre et passionnée de sciences ». Au-dessus de la phrase en anglais, sa photo : la cinquantaine, cheveux mi-longs teints en blanc, les traits fins, le sourire impeccable. Seules quelques rides d’expression, au coin des yeux et sur les joues, esquissaient joliment le passage du temps.

Quand ses proches évoquent aujourd’hui cette consultante en biotechnologies de 53 ans, les qualificatifs flatteurs se succèdent : « Cultivée », « brillante », « sociable », « féministe convaincue »… « “Free bird”, c’était elle, confirme Hélène de Ponsay, sa sœur. Ce n’était pas quelqu’un qui se laissait enfermer dans une cage. » Un mot, en revanche, ne vient pas spontanément : « Victime ».

Jetée dans l’eau

Le 22 avril 2019, le corps de Marie-Alice Dibon a été retrouvé, recroquevillé dans un grand sac de voyage flottant dans l’Oise, près de la base de loisirs de Cergy-Pontoise, au nord-ouest de Paris. Luciano Meridda, 66 ans, son compagnon, s’est enfui en Italie après l’avoir empoisonnée puis jetée à l’eau, faisant d’elle la cinquante et unième victime de féminicide en France cette année-là. Trois semaines plus tard, le 10 mai, il s’est suicidé.

Hélène de Ponsay, la sœur de Marie-Alice, chez elle, à Louveciennes (Yvelines), le 21 février. La veille, cette dernière aurait fêté ses 54 ans.
Hélène de Ponsay, la sœur de Marie-Alice, chez elle, à Louveciennes 
(Yvelines), le 21 février. La veille, cette dernière aurait fêté ses 54 ans. 
CAMILLE GHARBI POUR « LE MONDE »


Les mécanismes psychologiques en jeu dans cette histoire – de la séduction au conditionnement en passant par le dénigrement, les « signaux faibles » observés par l’entourage et l’impossibilité de sortir d’une relation toxique – dessinent par touches un phénomène au cœur des féminicides que Le Monde a étudiés : l’emprise.

La famille et les amis de Marie-Alice Dibon en décrivent les rouages sans forcément utiliser le mot. La psychiatre Marie-France Hirigoyen, auteure de Femmes sous emprise (éd. de Noyelles, 2005), a recours à la « fable de la grenouille » pour mieux comprendre cette notion aux mille nuances, si insaisissable que le code pénal lui-même ne la définit pas : « Si on la plonge dans l’eau bouillante, la grenouille va s’échapper d’un bond. Mais si la température grimpe petit à petit, elle ne va pas prendre conscience du danger et finira par mourir ébouillantée. »

Rencontre avec « un type incroyable »

Pour Marie-Alice Dibon, tout a donc commencé par une rencontre aux allures de conte de fées, au début des années 2000. Elle habite alors entre les Etats-Unis et la France, et doit se rendre chez sa sœur, en banlieue parisienne. Dans le taxi, le chauffeur a posé un bouquin sur le siège passager. Il lit souvent, entre deux clients. Marie-Alice, elle aussi, dévore les livres. La conversation s’engage. Le chauffeur lui laisse sa carte de visite. Il s’appelle Luciano Meridda, approche la cinquantaine. Venu d’Italie alors qu’il était encore enfant, il se présente comme un autodidacte curieux, issu d’un milieu modeste. « Quand elle est arrivée chez nous, elle était sur un nuage, se remémore Hélène de Ponsay. Elle venait de rencontrer un type incroyable. Il était chauffeur de taxi et lisait je ne sais quel roman médiéval ou de la poésie qu’elle était en train de lire aussi. »

Marie-Alice et Luciano se revoient. Elle a connu un premier mariage jeune, en 1989, une installation aux Etats-Unis l’année d’après, puis un divorce, sept ans plus tard, sans enfant. Des histoires sentimentales compliquées ensuite – « avec des hommes impossibles », selon une amie –, notamment avec un Belge, qu’elle a aidé à sortir de l’alcoolisme. Luciano, lui, dit se reconstruire après une rupture difficile. « C’est divorcée et sans boulot qu’elle l’a rencontré, raconte Sandie Jaidane, l’une des amies de Marie-Alice. Elle avait besoin de beaucoup d’affection, d’amour. Il a comblé ses vides. »

« Ça lui plaisait plutôt d’être avec quelqu’un que les autres trouvaient inapproprié, pas dans sa gamme » Marc Anselme, un ami de Marie-Alice

Elevée au sein d’une famille plutôt bourgeoise de la région lyonnaise, fille de profs d’allemand, Marie-Alice est titulaire d’un doctorat en pharmacie. Luciano, lui, n’a pas fait de longues études et aime à répéter qu’il s’est bâti à la force du poignet et du volant. Dans l’entourage de Marie-Alice, le couple détonne. Elle le sait, et s’amuse parfois de l’étonnement que cela provoque, peut-être pour ne pas s’en agacer. « Elle aimait bien les trucs insolites, ça lui plaisait plutôt d’être avec quelqu’un que les autres trouvaient inapproprié, pas dans sa gamme, souligne Marc Anselme, un ami consultant expatrié à Sacramento (Etats-Unis). C’était quelqu’un qui aimait bien tailler son propre chemin. »

Sandie Jaidane, amie de Marie-Alice Dibon, chez elle, à Gif-sur-Yvette (Yvelines), le 20 février.
Sandie Jaidane, amie de Marie-Alice Dibon, chez elle, à Gif-sur-Yvette 
(Yvelines), le 20 février. CAMILLE GHARBI POUR « LE MONDE »

Au gré de conférences et de rendez-vous professionnels, la consultante en biotechnologies alterne les séjours de deux mois en France et aux Etats-Unis. En Californie, elle a acheté un petit chalet près du lac Tahoe, un écrin de nature où elle aime se ressourcer, à trois heures de route au nord-est de San Francisco. A ses retours en France, « Lulu » vient la chercher, en taxi et costume. Ils vivent dans un appartement qu’il possède à Courbevoie, dans les Hauts-de-Seine. « A l’époque, ma sœur passe beaucoup de temps aux Etats-Unis et, quand elle rentre au pays, ils se retrouvent, avec plaisir je pense, décrit Hélène de Ponsay à propos des premières années du couple. Luciano devient une donnée stable dans sa vie, une sorte de point d’ancrage. »

Luciano se montre jaloux

Où qu’elle se déplace en France, il arrive. Laure de La Guéronnière, une amie de trente ans de Marie-Alice, se rappelle de « ce côté “j’ai mon chevalier servant”, parce que, effectivement, il présente bien, est chauffeur classe affaires. Mais ça devient pesant, au fil du temps ». Même quand ils ne sont pas sur le même continent, le téléphone les relie. Ils s’appellent plusieurs fois par jour. C’est plutôt lui qui appelle, d’ailleurs. Luciano Meridda aime dire à ses connaissances qu’il fréquente une brillante scientifique franco-américaine. « Il avait besoin de se faire mousser, analyse Laure de La Guéronnière. Marie-Alice lui apportait cette mousse, ce côté un peu plus glamour, peut-être, que la réalité de sa vie quotidienne. » Mais Luciano se montre « possessif », « jaloux », se souviennent divers témoins. Certains s’étonnent de son côté macho, voire xénophobe.

Laure de La Guéronnière, amie d'enfance de Marie-Alice Dibon, à son domicile de Viroflay (Yvelines), le 21 février.
Laure de La Guéronnière, amie d'enfance de Marie-Alice Dibon, à 
son domicile de Viroflay (Yvelines), le 21 février. 
CAMILLE GHARBI POUR « LE MONDE »

La phase de séduction n’a duré qu’un temps. Marc Anselme évoque une relation sentimentale ressemblant à « une collection de problèmes ». Comme d’autres, il ne comprend pas ce que son amie trouve à Luciano. Lors d’une balade dans la nature avec Marie-Alice, le sujet arrive, presque par hasard : « On discutait, en forêt, de notre compagnon ou compagne idéale. Marie-Alice me décrit quelqu’un. Je lui dis : “Tu me parles de quelqu’un d’ingénieux, d’intelligent, mais ce n’est pas du tout Luciano.” Ça la vexe. Elle avait un caractère assez fort, je me fais engueuler. Quand elle me parlait de lui, je n’arrivais plus à suivre son raisonnement. Comme s’il y avait une main invisible qui la faisait dévier de sa rationalité habituelle. »

« J’ai pensé qu’il y avait deux Marie-Alice. Et que l’une d’elles était manipulée par lui » Bathsheba Mashleen, une amie américaine


D’autres proches ont eux aussi l’impression que Marie-Alice n’est plus la même en compagnie de Luciano. Petite femme énergique, la soixantaine, Bathsheba Mashleen, une amie américaine, relate une autre anecdote marquante, un voyage en France, il y a quelques années. Avec son compagnon, Marie-Alice et Luciano, ils avaient décidé d’aller une semaine visiter les environs de Cognac, en Charente. Mais, une fois sur place, Luciano ne sort plus de sa voiture, refuse les promenades. Au milieu du séjour, Marie-Alice annonce qu’elle doit le raccompagner à Paris. Bathsheba ne comprend pas : « Je lui ai même dit quelque chose comme : “Ce n’est pas très féministe, comme comportement, et je sais que tu l’es pourtant.” Mais elle n’a pas répondu. Elle a juste lancé : “Je dois rentrer avec lui.” Ce jour-là, j’ai pensé qu’il y avait deux Marie-Alice. Et que l’une d’elles était manipulée par lui. »

« Manipulée », ou simplement amoureuse ? Toujours est-il que Marie-Alice fait preuve d’une grande mansuétude face au premier gros mensonge de son compagnon. Alors qu’il s’était présenté comme divorcé, elle apprend plusieurs mois après leur rencontre qu’il est encore marié. Du reste, l’appartement de Courbevoie où ils habitent appartient en partie à sa femme, domiciliée dans l’ouest de la France et avec laquelle il ne vit plus. Ce n’est pas Luciano qui le lui révèle, mais son épouse, qui appelle les parents de Marie-Alice. Au passage, celle-ci découvre également qu’il a des enfants.

Après la séduction, le « conditionnement »

Nous sommes alors au milieu des années 2000. Disputes et moments de tension s’enchaînent. Marie-Alice n’en parle pas trop à son entourage. « Je savais des choses par bribes, témoigne Catherine Sallenave, l’une de ses confidentes, qui habite Los Angeles. Elle n’aimait pas s’étendre sur le sujet. Mais, une fois ou deux, elle m’avait dit : “Tu sais, Luciano est supermacho.” Elle m’avait raconté que, dans leur appartement, sur le plancher en bois, le soleil avait éclairé un peu de poussière. Luciano s’était énervé en lui reprochant d’être une très mauvaise ménagère. » Même si Marie-Alice sait le remettre à sa place, le mécanisme de l’emprise opère peu à peu, comme un piège qui se referme.

A sa mère, Marie-Alice annonce un jour au téléphone qu’il « a levé la main » sur elle. Elle n’ira pas jusqu’à dire qu’il l’a frappée. A de rares amies, elle confie qu’il l’a giflée, mais qu’elle a passé outre. Son attitude interpelle son entourage. Elle, la femme au caractère affirmé, qui ne se laisse pas dicter sa conduite, a parfois des réactions inhabituelles.

Hélène, sa sœur, se souvient ainsi d’un incident, au détour d’une discussion banale. « On devise gaiement sur nos histoires de sœurs, et là Marie-Alice perd complètement sa contenance et s’affole : “J’ai oublié d’acheter du pain !” » Hélène s’en amuse : « Pas grave, tu iras plus tard, ou Luciano peut en rapporter. » Marie-Alice insiste : « Tu ne te rends pas compte, il aime vraiment que je le lui prépare. J’achète du pain frais, je coupe des tranches, je les mets au congélateur, comme ça, le lendemain, il peut se faire ses petites tartines grillées… » Hélène est estomaquée : « Je ne reconnaissais pas ma sœur. On ne nous a pas élevées comme ça. » Avec le recul, elle estime que « rentrer dans la maniaquerie de Luciano, dans ces espèces de routines qui s’imposent, c’était entrer dans son système de contrôle ».

« Quand Luciano était méchant avec elle et qu’on lui en faisait la remarque, Marie-Alice trouvait une explication rationnelle », raconte sa sœur Hélène

Ainsi s’est mise en place, après l’étape de séduction, la phase de « conditionnement » décrite par la psychiatre Marie-France Hirigoyen. Les barrières critiques de Marie-Alice cèdent. La femme rationnelle excuse des comportements qu’elle aurait jugés intolérables s’ils avaient concerné ses amies. « Le fait que l’on soit d’une grande intelligence et que l’on rationalise tout, ça aide à rationaliser l’intolérable, analyse sa sœur Hélène. Quand Luciano était méchant avec elle et qu’on lui en faisait la remarque, Marie-Alice trouvait une explication rationnelle. Elle pouvait dire, par exemple : “Il n’a pas été assez aimé quand il était petit. Il n’a pas eu la chance qu’on a eue d’avoir des parents qui nous ont aimées, qui nous ont poussées à faire des études, qui nous les ont payées.” »

Au sein du couple, le froid succède au chaud. Son compagnon semble orchestrer la perte de repères. Après chaque dispute, il se fait prévenant. « Elle me montrait un bracelet ou un collier en me disant : “C’est lui qui me l’a offert. C’est toujours pareil : à chaque fois qu’on s’engueule et que je menace de le quitter, il devient tout gentil, fait des efforts. Mais ça ne dure pas” », se rappelle Sandie Jaidane, l’amie de Marie-Alice. Après une énième crise, il lui promet de divorcer. Il ne le fera jamais.

Sentiment de culpabilité

Les mois passent. Cette « main invisible » dont parle Marc Anselme empêche à plusieurs reprises Marie-Alice de rompre. Elle y pense pourtant depuis longtemps, en parle à certains proches. Mais la perspective lui donne des scrupules. « Lulu » n’avait-il pas été là quand elle traversait une période difficile ? N’avait-il pas perdu plusieurs kilos une des fois où elle lui a annoncé qu’elle envisageait la séparation ? « Sa culpabilité la rendait aveugle, estime Sandie Jaidane. Elle me disait souvent : “Je culpabilise de ne plus l’aimer, de ne plus le désirer, de ne pas avoir envie de finir mes jours avec lui alors qu’il sera bientôt à la retraite.” »

Chez Hélène de Ponsay, la sœur de Marie-Alice Dibon, un portrait de Marie-Alice, imprimé pour la marche contre les violences faites aux femmes du 23 novembre 2019. A Paris, le 21 février.
Chez Hélène de Ponsay, la sœur de Marie-Alice Dibon, 
un portrait de Marie-Alice, imprimé pour la marche 
contre les violences faites aux femmes du 23 novembre 2019. 
A Paris, le 21 février. CAMILLE GHARBI POUR « LE MONDE »

Luciano ne se prive pas d’alimenter ce sentiment de culpabilité, lui répétant à l’envi qu’il ne peut pas vivre sans elle, qu’il se laissera mourir si elle part. Sa possessivité est prise pour de l’amour. « C’est valorisant, un homme qui vous dit que, sans vous, il ne peut pas vivre, observe Laure de La Guéronnière. Peut-être que ça vient titiller quelque chose de profond qui est ce besoin d’attention, de reconnaissance. »

Fin 2018, Marie-Alice semble vraiment décidée à rompre. Elle prend même un appartement à Paris. Mais l’un des fils de Luciano, Simon, a de graves problèmes de santé. Elle remet ses projets à plus tard. « Voyant le père en complet désarroi, en panique devant ce qui était arrivé à son fils, elle est retournée à ses côtés, comme une bonne épouse, pour le soutenir, analyse Hélène. Elle était toujours là pour le pire, elle n’a juste jamais eu le meilleur. »

« Au lieu de comprendre que c’était quelqu’un de dangereux, elle culpabilisait encore davantage de le rendre manipulateur à cause d’elle » Sandie, une amie

Début 2019, Laure de La Guéronnière conseille à son amie de consulter une psychologue. Une étape nécessaire dans le processus de rupture qu’elle a décidé d’entreprendre. Ce travail avec la psychologue, et le fait qu’elle envisage de construire sa vie avec un autre homme, Rob, rencontré il y a quelques années, l’encourage à aller au bout de sa démarche. Avec l’espoir que celle-ci soit douce. Ne pas faire trop de mal à Luciano, le protéger encore. « Elle avait peur pour lui, pas de lui, constate Laure. Même quand on lui assurait : “Il te fait du chantage affectif ”, elle ne voulait pas l’entendre. »

Marie-Alice voit d’abord un homme perdu, trop dépendant d’elle. Devant ses amis, sa famille, elle persiste à le défendre. Sandie l’appelle pour lui signaler qu’il s’est montré prêt à la séduire pour lui soutirer des informations concernant leur couple ? Marie-Alice préfère en rire. Puis, face à l’insistance de son amie, « elle a répondu : “Je le rends vraiment malheureux, tu te rends compte de tout ce qu’il est obligé de faire ?” Au lieu de comprendre que c’était quelqu’un de dangereux, elle culpabilisait encore davantage de le rendre manipulateur à cause d’elle, et non parce qu’il était effectivement manipulateur ». Luciano continue de l’appeler régulièrement quand elle est aux Etats-Unis, et même en France, quand elle n’est pas avec lui, pour savoir où elle se trouve, et avec qui. Il veut tout savoir de ses sorties.

Jusqu’au bout, il gardera le contrôle sur elle. Hélène, sa sœur, ressasse ainsi le douloureux souvenir de son cinquantième anniversaire, au printemps 2019. Pour l’occasion, elle avait proposé à sa sœur de venir dormir chez elle, dans un quartier résidentiel de Louveciennes (Yvelines), après la fête. Durant la soirée, les invités voient une Marie-Alice rayonnante. Jusqu’à un appel imprévu de Luciano, qui décide de venir. « A partir de son arrivée, elle a été moins joyeuse. Elle a moins dansé, ils se sont isolés. » Ce soir-là, impuissante, Hélène a vu sa sœur s’éclipser. « Il a abrégé la fête par son besoin de gâcher son bonheur, de la garder pour lui. Elle est allée chercher ses affaires dans la chambre, elle est repartie avec son baluchon et son boulet. » « Avec du recul, complète Laure de La Guéronnière, je me rends compte qu’elle était sa chose. »

Fantasme d’une rupture en douceur

Grande lectrice, Marie-Alice achète pourtant des ouvrages sur les relations toxiques. Elle offre même à son amie Catherine Sallenave un livre de Marie-France Hirigoyen intitulé Le Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien (Syros, 1998). Avait-elle repéré ce passage dans lequel la psychiatre souligne que le processus d’emprise « n’est possible que par la trop grande tolérance du partenaire » ? Une tolérance qui peut s’expliquer, écrit l’auteure, par « l’acceptation d’un rôle de personne réparatrice du narcissisme de l’autre, une sorte de mission où elle aurait à se sacrifier ».

Marie-Alice s’est-elle un temps sentie concernée par cet autre passage, où la psychiatre écrit que « les victimes se défendent mal, surtout si elles se croient à l’initiative de la séparation, ce qui est souvent le cas, leur culpabilité les porte à se montrer généreuses, espérant ainsi échapper à leur persécuteur » ? Sandie Jaidane constate : « Elle était lucide pour les autres, naïve pour elle-même. » Marie-Alice fantasmait une rupture en douceur, sans trop de heurts. « Elle était dans cet état d’esprit-là : arriver à le quitter en lui faisant le moins de mal possible pour pouvoir garder des relations apaisées avec lui et envisager la suite dans des conditions sereines », analyse sa sœur Hélène.

« Dès qu’elle était loin de lui, elle était joyeuse. Mais quand je revois les photos, j’ai l’impression qu’il y a un œil qui pleure et un œil qui rit » Jacqueline Ribon, la mère de Marie-Alice

Après le drame, pour la famille et les amis, tout est devenu plus clair : les stratégies de contrôle, la relation toxique, l’emprise. Mais sur le moment, le constat était bien plus difficile à établir. « Marie-Alice, en théorie, est armée socialement, relève Laure de La Guéronnière. C’est une femme indépendante, intelligente. Elle n’est pas menacée physiquement tous les jours, elle n’est pas battue et n’a rien d’une victime. » Sa mère, Jacqueline Dibon, n’a jamais envisagé une issue violente. « Je l’aurais vue arriver avec des coups dans la figure, je n’aurais pas demandé son avis : je serais allée à la police tout de suite. Dès qu’elle était loin de lui, elle était joyeuse. Mais quand je revois les photos d’elle maintenant, sur beaucoup j’ai l’impression qu’il y a un œil qui pleure et un œil qui rit. »

La « réappropriation » par la mort

Le 19 avril 2019, un vendredi, Marie-Alice a rendez-vous avec « Rob », avec qui elle se projette un futur. Sans prévenir, elle ne s’y rend pas, ce qui ne lui ressemble pas. Elle qui est si présente sur les réseaux sociaux, si active sur son téléphone, voilà qu’elle ne répond plus aux messages de son entourage. Sa sœur Hélène, inquiète, tente vainement de l’appeler. Elle joint Luciano Meridda, qui évite de répondre aux questions et affirme ignorer où se trouve Marie-Alice. En réalité, quelques heures plus tôt, dans la nuit du 18 au 19 avril, dans son nouvel appartement de Puteaux (Hauts-de-Seine), il lui a fait avaler des somnifères, avant de la tuer en l’étouffant.

Hélène de Ponsay et Jacqueline Dibon, sœur et mère de Marie-Alice, le 21 février.
Hélène de Ponsay et Jacqueline Dibon, sœur et mère de Marie-Alice, 
le 21 février. CAMILLE GHARBI POUR « LE MONDE »

Dans la journée du 19, Luciano demande à son fils Simon, 31 ans, de le rejoindre à Puteaux. Pour toute explication, il affirme avoir fait « une connerie ». Les deux hommes placent le corps dans une malle métallique. « On s’est dit ensuite qu’on ne ferait rien aujourd’hui et que le mieux à faire c’était de quitter les lieux, expliquera Simon Meridda aux enquêteurs. Il m’a dit de partir travailler et qu’on trouverait une solution demain. »

Luciano lui-même travaille cette après-midi-là au volant de son taxi, comme si de rien n’était, laissant le corps de Marie-Alice chez lui. Le soir, il va dormir chez l’une de ses maîtresses. Le lendemain matin, il rejoint son domicile et retrouve Simon. Après avoir sorti le cadavre de la malle, ils l’enferment dans un grand sac de voyage, qu’ils emportent dans le coffre de la voiture du jeune homme. Ils tentent d’abord de l’enterrer dans une forêt, mais n’y parviennent pas. Leur véhicule étant embourbé, ils doivent même appeler une dépanneuse à la rescousse. Ils décident alors de balancer le sac dans l’Oise, où il sera repêché deux jours plus tard.

« Il s’est dit : “Si je ne peux pas t’avoir, personne ne t’aura.” » Catherine Sallenave, une amie de Marie-Alice


Luciano s’enfuit en Italie, d’où il téléphone à son fils. Sans jamais s’étendre sur les raisons de son acte contre Marie-Alice, il affirme vouloir se suicider. Le jeune homme cherche à l’en dissuader : « Je lui ai dit qu’il n’était pas doué avec la mort et qu’il finirait paraplégique et condamné », a déclaré ce dernier devant les enquêteurs. Son père a tout de même fini par se tuer en se jetant sous un camion dans le nord de l’Italie. Seul Simon Meridda, mis en examen pour recel de cadavre, sera donc jugé dans cette affaire, pour laquelle il encourt deux ans de prison.

Le procès permettra-t-il d’en savoir davantage sur les circonstances exactes de la mort de Marie-Alice ? Luciano avait fait disparaître son téléphone, qui n’a jamais été retrouvé, et n’a laissé derrière lui aucune lettre d’explication. « Il a fait ça parce qu’elle avait vraiment dû lui faire comprendre que c’était fini, pour de bon, avance Catherine Sallenave. Et lui s’est dit : “Si je ne peux pas t’avoir, personne ne t’aura.” » Ultime étape de l’emprise, celle de la « réappropriation ». Simon Meridda a indiqué aux enquêteurs que son père, « jusqu’au dernier moment », ne lui avait jamais avoué ne plus être avec Marie-Alice.

Le corps de Marie-Alice Dibon a été retrouvé recroquevillé dans un sac de voyage flottant sur l’Oise, le 22 avril 2019.
Le corps de Marie-Alice Dibon a été retrouvé recroquevillé dans 
un sac de voyage flottant sur l’Oise, le 22 avril 2019. 
CAMILLE GHARBI POUR « LE MONDE »

« J'ai eu besoin de photographier ce moment, pour réaliser que je n'étais pas en plein cauchemar. » Hélène de Ponsay à propos de l'enterrement de sa soeur.
« J'ai eu besoin de photographier ce moment, pour réaliser que 
je n'étais pas en plein cauchemar. » Hélène de Ponsay 
à propos de l'enterrement de sa soeur. CAMILLE GHARBI POUR « LE MONDE »


Sur sa page Facebook, le 7 mars 2019, celle-ci avait changé sa photo de profil, nouvelle coupe et cheveux teints en blanc. Les couleurs sombres « durcissent le visage, c’est mieux de préférer la lumière », commentait-elle, tout en déplorant que le blanc soit associé à la vieillesse. « Ce qui doit poser problème à de nombreux hommes, c’est qu’avec l’âge les femmes gagnent en assurance et en pouvoir d’agir », rebondissait une connaissance. Marie-Alice semblait d’accord et citait Simone de Beauvoir : « Une femme qui n’a pas peur des hommes leur fait peur. » En titre de sa photo, elle avait écrit : « Time for change. » Luciano Meridda ne lui en a pas donné la possibilité.

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