lundi 11 mai 2020

Confinement.“Syndrome de la cabane” : ces Espagnols qui ne veulent plus ressortir de chez eux

EL PAÍS - MADRID   Publié le 10/05/2020


Des Madrilènes à leur balcon le 3 mai 2020. 
 
 PHOTO / Juan Medina / REUTERS

La France s’apprête, ce lundi 11 mai, à alléger les restrictions. L’Espagne – entre autres – avait fait de même il y a une quinzaine de jours. Mais certains de nos voisins ont peur ou ne souhaitent pas recommencer à sortir. Ce que des spécialistes appellent “le syndrome de la cabane”. Explications du journal El País.

Tout ce temps à attendre impatiemment la libération… et voilà que chez certains, c’est l’hésitation. Alors qu’ont été annoncées la réouverture de l’espace public et les phases délicates du déconfinement devant déboucher sur la “nouvelle normalité” – le terme employé par le gouvernement – beaucoup d’Espagnols ont le sentiment, comme dans l’Ange exterminateur de Luis Buñuel [où une force invisible semble empêcher les personnages de quitter la maison où ils étaient invités], que l’heure n’est pas encore tout à fait venue de ressortir.

Un luxe qui n’est pas donné à tout le monde

Et si on gardait pour toujours le hashtag #RestezChezVous ? Chacun a ses raisons : peur d’être contaminé, angoisse à l’idée de reprendre les cadences exigeantes de la réalité, révélation des plaisirs simples de la vie au foyer. C’est un luxe qui n’est pas donné à tout le monde : mieux vaut être en bonne santé, avoir un logement décent (lumière naturelle, espace) et si possible de la compagnie. Le télétravail ou les études aident à rythmer la journée.
“Je me suis toujours sentie poussée à avoir une vie sociale, à sortir le soir par exemple, mais en fait je me sentais obligée à le faire – je n’avais qu’une envie, rester dans mon canapé”, constate María Flores, 50 ans, gérante adjointe dans une entreprise. Elle a pris goût au confinement, elle le reconnaît, comme elle admet même si “ça [la] gêne un peu”, qu’elle “redoute” le retour à la normalité.

“La pression a disparu”

L’expérience du confinement en a réconcilié plus d’un avec certains aspects de leur vie et de leur personnalité qui entraient en conflit avec le monde extérieur. C’est le cas de Pablo, 29 ans, qui s’exprime sous le couvert de l’anonymat. Avec son petit boulot précaire, il avait bien du mal à suivre ses amis dans leur vie sociale et leurs dépenses. “Pendant ces semaines de confinement, cette pression-là a disparu”, se réjouit-il.
Mais voilà que la dure réalité revient, et en plus Pablo a perdu son emploi. D’autres ont tant apprécié d’être à la maison, à l’abri de la tourmente extérieure, qu’ils sont aujourd’hui pris de paresse à l’idée de devoir remonter dans le manège, et s’habiller correctement. C’est ce qu’on désigne parfois sous le nom de “syndrome de la cabane”, de l’anglais “cabin fever”.

“Un climat toujours incertain”

Car nos foyers sont devenus un refuge à l’abri de la maladie et du monde. “Nous constatons une hausse du nombre de personnes angoissées à l’idée de ressortir, confirme Timanfaya Hernández, du Collège officiel des psychologues de Madrid. Nous avons mis en place un périmètre de sécurité, et il faudrait aujourd’hui en sortir, alors que le climat est toujours aussi incertain.”
Le premier réflexe pour tout le monde a été de se ruer sur le papier toilette ; aujourd’hui, l’instinct en invite certains à rester retranchés, d’autant que les symptômes du Covid-19 restent mal connus. La psychologue poursuit :
Nous sommes dans la société du faire, il y a une injonction à agir, à produire, en permanence.”
Chez des personnes dont le quotidien était source de stress et qui ont bien vécu le confinement, en profitant de temps pour soi, à consacrer à leurs proches et à des activités choisies, comment s’étonner de voir aujourd’hui une répugnance à reprendre leur routine frénétique ?

“Comme des vacances mais sans sortir de la maison”

Les premières semaines à l’armée, se souvient Fernando Broncano, philosophe et professeur à l’université Carlos III, à Madrid, on comptait les jours jusqu’à la fin de son service, et puis le temps avançant, “l’humeur se faisait de plus en plus sombre, car la tête s’était remplie d’images et de fantasmes qui suscitaient toutes sortes de peurs”.
Peur que la liberté tant espérée ne soit pas à la hauteur des attentes, peur du chômage, peur des décisions à prendre, peur de sortir du quotidien cadré par l’institution. C’est un peu la même chose pour les confinés d’aujourd’hui. “Pour certains, cette peur n’est rien face à l’inconfort d’une vie dans un appartement exigu et à la pénibilité d’un confinement sans argent”, précise l’universitaire. 
Pour autant, la reprise de la routine nous fait mesurer à quel point le quotidien est un univers de clair-obscur, de plaisirs et d’ombres. Comme les enfants qui ont peur du noir quand ils entendent un bruit, nous préférons rester sous la couverture plutôt que de sortir voir dans le couloir ce qui se passe”, ajoute-t-il.
À rebours de l’impression générale de libération, certains enfants ont préféré rester chez eux, non par peur mais par confort : “Le jour où on a eu le droit de ressortir, je n’en avais pas tellement envie, je suis bien ici”, confirme Judit, 12 ans, qui a des journées bien occupées, entre devoirs, exercices pour se maintenir en forme (la jeune fille pratique le basket-ball), cours d’anglais et séries sur Netflix. “Je vois mes amis en appel vidéo. Ce n’est pas pareil, mais c’est sympa, précise-t-elle. Personnellement, je crois que je pourrais vivre comme ça encore longtemps : c’est comme des vacances, mais sans sortir de la maison.”
Ces attitudes de résistance domestique devraient être minoritaires, mais le dilemme est là. Si tout le monde décidait de ne plus sortir et optait pour un autre mode de vie, la consommation baisserait, l’économie stagnerait… Alors comment faire tourner la machine économique tout en menant une existence moins consumériste ?
Ce ne serait pas vraiment une inquiétude, estime l’économiste José Carlos Díez au regard des précédents dans l’histoire :
C’est ce qui s’est produit à New York après le 11 Septembre. Ces prochaines semaines, beaucoup de gens ne vont pas sortir. Puis la peur va refluer à mesure qu’il y aura de moins en moins de nouveaux morts du Covid-19, et que les médias arrêteront de parler de la pandémie toute la journée. Ça prendra du temps.”
Pour l’heure semble s’imposer la formule fameuse de Bartleby, le héros velléitaire de Herman Melville. Recommencer à sortir ? “Je préférerais ne pas.”

Sergio C. Fanjul
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