samedi 2 mai 2020

Comment la médecine hospitalière a fait la «guerre» au Covid

Par Pierre Alonso et Anaïs Moran — 
Dans le Grand-Est et en Ile-de-France, les transferts de patients ont amorti les risques de détérioration des soins. Ici, un transfert de patients d'Ile-de-France vers la Bretagne, le 1er avril.
Dans le Grand-Est et en Ile-de-France, les transferts de patients ont amorti les risques de détérioration des soins. Ici, un transfert de patients d'Ile-de-France vers la Bretagne, le 1er avril. Photo Eliot Blondet. REA


L'épidémie du coronavirus a mis une pression inédite sur notre système de soins. Pour rendre compte de la situation, le chef de l'Etat a décliné sur le terrain médical la métaphore guerrière. D'aucuns ont même fait un parallèle avec la «médecine de guerre». Une comparaison contestable, même si le coronavirus a sérieusement bousculé le fonctionnement habituel des hôpitaux.

La crise du coronavirus a-t-elle réellement fait basculer nos hôpitaux dans une «médecine de guerre» ? Depuis l’allocution d’Emmanuel Macron le 16 mars, la rhétorique guerrière ne cesse de se décliner sur le terrain médical : face à un «ennemi» invisible, les soignants «en première ligne» font tout leur possible pour tenir le front. Le discours a infusé. Les professionnels de santé ont eux-mêmes recouru à la métaphore pour tenter de traduire l’ampleur de l’épidémie et l’intensité de la pression sur les établissements hospitaliers. Au plus fort de la crise, certains ont même usé de l’expression «médecine de guerre» pour alerter sur l’environnement de travail inédit du corps médical. Comme une intrusion de lointains conflits dans un espace national que l’on croyait préservé.

«Je trouve l’utilisation de ce terme déplacée vis-à-vis de nos collègues qui travaillent sous les obus et voient des corps déchiquetés. Mon hôpital n’a jamais été bombardé, tempère Alexandre Demoule, chef de service de médecine intensive réanimation à la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Après, il est vrai que cette situation exceptionnelle nous a conduits à réfléchir à certains concepts du modèle militaire.» Edgar Menguy, fin connaisseur des deux mondes grâce à sa double casquette de réanimateur au CHU de Rouen et de médecin chef réserviste du service de santé des armées, pointe d’emblée une différence de nature : «Dans la médecine de guerre, la chirurgie occupe une place centrale. Avec le Covid-19, on est dans le médical pur.» Mais il convient que les «mêmes méthodes peuvent s’appliquer» lors de cette pandémie.

«Gestion d’un flux» et «médecins out»

Organisation, logistique, gestion de l’afflux et de l’imprévu : sur bien des aspects, les pratiques inhérentes aux armées se sont diffusées dans les centres hospitaliers à l’occasion de cette crise. Dans les moments les plus critiques, certains établissements ont même dû se familiariser avec le «tri», notion militaire et si délicate à aborder chez les civils. Près de deux mois après le déclenchement du plan blanc, médecins urgentistes, réanimateurs et militaires font un premier retour d’expérience pour Libération sur ces conditions de travail inédites.
Premier principe militaire qui s’est très vite imposé aux soignants, la «gestion d’un flux». «En résumé, on ne connaît pas la fin du flux, ni le nombre de malades ou blessés, mais il faut apporter une réponse à chacun», décrit Edgar Menguy. Pour absorber le déferlement massif de patients, les structures hospitalières ont «chamboulé leur organisation traditionnelle», explique Antoine Vieillard-Baron, chef du service de réanimation de l’hôpital parisien Ambroise-Paré. «Il fallait sortir de son cadre de confort, se projeter "out of the box" et remettre en cause nos paradigmes et nos habitudes pour pouvoir accueillir le plus de malades possible, développe-t-il. C’est peut-être sur cet aspect que notre médecine s’est le plus métamorphosée.» Reprenant les codes des armées, les services de réanimation ont établi des «médecins out» pour gérer exclusivement la régulation de l’afflux des malades Covid. Antoine Lefevre-Scelles, anesthésiste-réanimateur au CHU de Rouen : «Chaque jour et chaque nuit, un médecin est déchargé des soins et ne s’occupe plus que de la logistique des lits via un numéro unique.» Relativement épargné par la «première vague», l’établissement de ce médecin s’est malgré tout «mis en ordre de marche» pour anticiper au mieux la saturation. «Nos services ont été remaniés et nos processus se sont codifiés. Chacun s’est mis à son nouveau poste et tout le monde sait ce qu’il doit faire. L’organisation est devenue très rigoureuse et hiérarchique, complète-t-il. On a prévu la guerre, donc forcément notre hôpital s’est transformé en bataillon militaire.»

Médecine de catastrophe

Malgré cette préparation rodée, de nombreux hôpitaux ont été pris au piège par l’inadéquation entre les besoins (élevés) et les moyens (insuffisants). Typique de la médecine de catastrophe, selon Eric Meaudre, chef du service réanimation à l’hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne, à Toulon. Dans une conférence tenue le 25 mars, coorganisée par le Collège des enseignants de médecine intensive réanimation et la Société de réanimation de langue française (SRLF), le militaire partageait son expérience sur cette charge simultanée de «mascal» (pour «mass casualties», soit un grand nombre de blessés en anglais) : «Les ressources humaines et techniques sont limitées, les moyens sont vite dépassés. Il faut prioriser les soins vers les blessés les plus graves et orienter le flux de patients pour éviter qu’ils ne viennent déborder les capacités de soins.»
Ces règles, Frédéric Adnet, directeur du Samu de Seine-Saint-Denis et chef du service des urgences à l’hôpital Avicenne (Bobigny), les connaît bien. «On a été submergés par le nombre de patients et par la gravité de leurs états. C’est le combo des deux qui nous a fait vaciller. Et qui nous a amenés à pratiquer une médecine simple, protocolisée et décisionnelle», expose-t-il. Des «fiches» ont été éditées pour dicter la conduite à tenir par ses équipes et «parer au plus grave» des cas Covid. Avec comme repère clé une valeur seuil pour le taux d’oxygène dans le sang et la fréquence respiratoire. «D’ordinaire, en médecine d’urgence, on fait un tas d’examens complémentaires, on va chercher la petite bête pour creuser chaque hypothèse. Quand on s’est pris la vague, nous n’avions pas le temps d’errer dans le diagnostic… Médecine de guerre, le mot est trop fort. Mais médecine de crise, de catastrophe, on n’y est clairement !»

«On accepte d’être moins dans les clous pour sauver»

Un «mode dégradé», en somme, qu’un médecin militaire, qui s’exprime sous couvert d’anonymat, résume en un mot : «bidouiller» : «Acter que tu dois faire au mieux sans avoir tous les moyens pour y arriver», explique-t-il. Par exemple, là où il faudrait deux injections différentes, il lui est arrivé en opération de «mélanger les deux produits dans une seringue». «Le but, c’est que le mec rentre en vie. Si quelque chose n’est pas absolument recommandé mais qu’on sait que ça marche, on le fait. On accepte d’être moins dans les clous pour sauver», poursuit-il. Pour lui, les pratiques à l’œuvre dans les armées ne changent pas fondamentalement par rapport à ce qu’il a observé dans le civil.
Philippe Atain-Kouadio, médecin aux urgences du CHU de Nancy et réserviste au service des santés des armées, temporise : «Ok, nous avons dû faire appel à d’anciens personnels de réa et à des jeunes professionnels formés à la hâte. Utiliser des respirateurs moins sophistiqués aux urgences. Nous ne travaillons pas avec les moyens optimaux que nous aurions en routine. Mais c’est un mode dégradé par rapport à un idéal. Dans les faits, on a pu prendre en charge les patients de manière satisfaisante.» Le médecin Alexandre Demoule abonde : «Mode dégradé veut seulement dire que nous nous sommes adaptés à un niveau de difficulté hors du commun, avec des moyens inhabituels mais qui restent des moyens tout à fait au niveau pour sauver des vies.»
Dans des régions en extrême tension, tels le Grand-Est et l’Ile-de-France, les nombreux transferts de patients ont fortement amorti les risques de détérioration des soins. Depuis fin mars, la mise en place de chaînes de santé pour les malades, déplacés en fonction de leur état au sein d’un établissement voire entre plusieurs villes, par les TGV médicalisés ou les vols réalisés par l’armée de l’air et le service de santé des armées (le dispositif «Morphée») est finalement l’équivalent de la «noria» sur les théâtres d’opérations. Une prise en charge immédiate sur le terrain, l’évacuation vers la base la plus proche dans des délais très courts puis vers la métropole si nécessaire. «C’est clair que sur ce point, la conjoncture dans certains hôpitaux d’Alsace ou de Lorraine ressemblait à une situation de guerre, où il n’y avait pas assez de ressources sur place pour soigner correctement tous les malades, retrace l’urgentiste Philippe Atain-Kouadio. Il fallait absolument transférer les patients stabilisés pour pouvoir accueillir les nouveaux patients critiques.»

«Priorisation des malades»

Question primordiale : ces «norias» ont-elles pu empêcher la «priorisation» de l’accès à la réanimation dans ces hôpitaux saturés ? Tout l’enjeu de l’expression «médecine de guerre» réside là : sur les zones de conflits, les parcours adaptés ne dispensent pas du «triage» qui intervient en amont. «Le triage, c’est choisir le meilleur rapport gravité /efficacité», résumait le médecin militaire Meaudre lors de sa conférence, ajoutant l’idée de «damage control collectif» qui consiste à «renoncer à ce qu’on est capable de faire» pour soigner plus de patients. «C’est la capacité à organiser non pas des prises en charge individuelles multipliées, mais une prise en charge collective, avec priorisation des malades», complète le médecin en chef P. (1), anesthésiste-réanimateur du service de santé des armées, déployé durant plusieurs semaines dans «l’hôpital de campagne» monté à Mulhouse. Exemple fictif : «En caricaturant, si un patient avec des pathologies invalidantes se présente en même temps que neuf autres malades qui n’ont pas de comorbidités, le premier, qui a moins d’espoir de survivre, a moins de chances d’aller dans les services de réanimation», dit-il.
Sur ce sujet hautement sensible, les médecins réanimateurs de la région parisienne déclarent peu prou la même chose. Mais pèsent leurs mots. Frédéric Adnet, directeur du Samu 93 : «On ne s’est pas retrouvés dans la situation italienne où les médecins en sont arrivés à trier des patients âgés de 60 ans. Heureusement, notre hôpital a tenu le coup. On ne m’a pas rapporté de choix qui auraient pu être non éthiques.» Antoine Vieillard-Baron, d’Ambroise-Paré : «Sur l’Ile-de-France, je ne peux pas en être totalement certain, mais je n’ai pas l’impression qu’il y ait des patients qui auraient pu bénéficier de la réanimation et qui ne l’ont pas eue.» Alexandre Demoule, de la Pitié-Salpêtrière : «A ma connaissance, nous avons toujours été à même d’appliquer une des règles essentielles à notre spécialité de réanimation : donner le juste soin au juste patient.» Du côté de la tour de contrôle de l’AP-HP, Rémi Salomon, président de la commission médicale d’établissement, se veut prudent : «On a toujours eu cette volonté de traiter au cas par cas. De raisonner en collégialité sur les chances de survie de chaque patient à un séjour en réanimation. Mais je ne peux pas vous garantir à 100% que cette volonté a pu être appliquée de manière rigoureuse partout.»

«Les quatre piliers de l’éthique médicale continuent de prévaloir»

Face au Covid-19, les soignants refusent de parler de «tri» tant qu’il reste de «l’éthique». Ils préfèrent parler de «priorisation». Pour les guider dans leurs décisions complexes, la Société de réanimation de langue française et la Société française d’anesthésie et de réanimation ont chacune publié un texte sur «les critères d’admissions» et les «modalités de prises en charge» dans ce contexte pandémique. Le document des anesthésistes, précisément cosigné par le service de santé des armées, pose d’entrée que la priorisation «est indispensable pour sauver le plus de vies possible» et qu’elle «est pleinement éthique si elle s’appuie sur des éléments objectifs et partagés préalablement par tous, pour éviter tout arbitraire et garantir l’équité». Il propose ensuite, schémas à l’appui, des orientations pour les malades en situation de tension ou de saturation. Plusieurs critères (priorisation par ordre d’arrivée et tirage au sort) sont ainsi exclus car jugés contraires à une pratique éthique de la médecine. «Les quatre piliers de l’éthique médicale continuent de prévaloir, explique le médecin militaire en chef P. A savoir la bienfaisance, la non-malfaisance, la justice distributive et l’autonomie de choix du patient.» «Il n’est pas question de faire sortir quelqu’un de réa pour donner sa place à quelqu’un d’autre, prévient Edgar Menguy. Le triage n’est pas un abandon, on ne s’interdit pas de revenir à celui qui n’était pas priorisé.»
Dans le Haut-Rhin, les soignants débordés se sont pris de plein fouet la réalité des critères restrictifs et des choix dramatiques. Au centre hospitalier de Colmar, malgré le doublement de lits de réanimation, urgentistes, réanimateurs et infectiologues ont été contraints d’établir collégialement une limitation thérapeutique d’intubation à partir de 80 ans. «On a fait ce choix en se basant sur les données scientifiques et les principes éthiques, afin de ne pas prolonger artificiellement une souffrance dont l’issue était inéluctable du fait de la gravité des symptômes et de la péjorativité du pronostic, expose Eric Thibaud, le chef de service des urgences. Finalement, la plupart des cas graves que nous avons reçus à l’hôpital étaient beaucoup plus jeunes que ce à quoi nous nous attendions. On a intubé majoritairement des malades âgés de moins de 70 ans.» Dans un séminaire en ligne daté du 20 mars, Marc Noizet, chef des urgences et du Samu du groupe hospitalier de la région de Mulhouse et de Sud-Alsace, déclarera lui sans détour : «Ce qui a été décidé, c’est qu’au-delà de 75 ans, avec ou sans comorbidités, il n’y a plus d’intubation.» Aujourd’hui, son collègue Philippe Guiot, réanimateur dans le même hôpital mulhousien, veut préciser les choses. «Dans les faits, les choix sont plus subtils que ça. Mais il faut comprendre qu’au plus fort de la vague, il y avait une file de six ou sept malades qui attendaient en même de temps pour pouvoir être intubés, relate-t-il. On avait en permanence en tête la notion de justice distributive. Notre devoir était de prendre les meilleures décisions en fonction de la probabilité de sauver le patient et du nombre de vies sauvées.»
(1) L’état-major impose l’anonymat des militaires déployés en opération.

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