samedi 25 avril 2020

Steven Taylor : «Il est crucial de comprendre pourquoi certains ont le réflexe de fuir quand d’autres sont dans le déni»

Dessin Fanny Michaelis pour Libération

Dans son livre publié quelques mois avant l’apparition du Covid-19, le professeur en psychiatrie avait déjà établi le scénario pandémique que nous vivons aujourd’hui. Il souligne l’importance cruciale de réintégrer la psychologie dans la gestion d’urgence de crise, car ce sont les émotions, les croyances et les attentes des populations qui feront qu’une épidémie sera contenue ou non.

Il y a deux ans, Steven Taylor a remarqué que les virologues étaient de plus en plus nombreux à nous avertir qu’une pandémie surviendrait probablement dans les années à venir. En tant que psychologue spécialiste des troubles de l’anxiété liée à la santé, il s’est tout naturellement renseigné sur la façon dont le monde se préparait pour faire face au choc émotionnel qu’un tel événement engendrerait. Comment éviter l’effet de panique ? Comment reconnaître notre peur tout en l’encadrant afin qu’elle devienne un barrage plutôt qu’un vecteur pour le virus ? Comment s’assurer que dans le monde entier, on accepterait de s’isoler, de se faire vacciner ?
Ne trouvant aucun livre de psychologie sur la question, alors que sa bibliothèque, emplie d’ouvrages d’épidémiologie, de politique publique, de sociologie et d’histoire de la médecine, semblait pleine d’enseignements, ce professeur qui enseigne au département de psychiatrie de l’université de Colombie-Britannique à Vancouver (Canada) a décidé d’écrire son propre manuel. Steven Taylor a publié The Psychology of Pandemics (Cambridge Scholars Publishing, non traduit) le 12 octobre 2019, quelques mois seulement avant que la pandémie redoutée ne survienne. Dans cet ouvrage, il affirme que l’expertise psychologique doit être utilisée comme un levier de santé publique avant et pendant l’épidémie plutôt que d’être mobilisée après coup, comme un simple baume à appliquer sur nos blessures individuelles.
Que peut nous apprendre la psychologie sur la crise pandémique actuelle ?
La psychologie permet d’analyser les réactions émotionnelles liées à l’épidémie (comme la peur, l’anxiété, le désarroi) et de mieux comprendre certains problèmes comportementaux (le non-respect des règles, la stigmatisation de certains groupes, etc.). Mais dans la phase de préparation à la pandémie, c’est comme si la psychologie n’était pas invitée à la table, avec cette idée qu’elle aiderait plutôt à traiter les séquelles, par exemple chez ceux qui ont connu une longue phase d’isolement ou la perte d’un proche dans un contexte où les rites funéraires sont bouleversés. Or l’expertise psychologique a tout à fait sa place en amont de la pandémie et pendant la gestion de la crise. Il est crucial de comprendre pourquoi certaines personnes ont le réflexe de fuir, alors que d’autres sont dans le déni et refusent d’exécuter des gestes aussi simples que se laver les mains, tandis que d’autres encore se ruent chez le médecin sans motif valable, au point de saturer les systèmes de santé. Ce sont les émotions, les croyances et les attentes de la population qui vont faire que l’épidémie est contenue ou non. Ce sont des éléments cruciaux pour le scénario, et non de simples éléments de décor.
Dans votre livre, vous dressez un «portrait de la prochaine épidémie». Vous prévenez qu’il y aura un élan de solidarité favorisé par les réseaux sociaux, mais aussi un regain de xénophobie. Vous décrivez les écoles et les lieux de culte fermés, les relations sociales réduites à des échanges sur Internet pendant que les personnes âgées, dans les maisons de retraite, restent isolées. Vous allez même jusqu’à prévoir la «ruée vers des masques de type N95» puis la vente au plus offrant…
Je me suis au moins trompé sur le type de virus ! Je pensais qu’il s’agirait probablement d’une grippe, et non d’un coronavirus. Mais l’histoire montre que les pandémies se suivent et se ressemblent en bien des points, même quand il s’agit de maladies très différentes. De la peste bubonique au coronavirus en passant par Ebola, nos mécanismes de défense restent les mêmes. Il n’est pas surprenant qu’au début de l’épidémie, on ait vu, pays par pays, les populations se rendre au supermarché pour faire des achats dictés par la panique. Dans le désarroi, on veut avoir le sentiment d’agir et de protéger les siens en possédant certains objets : gants, masques, gel hydroalcoolique… L’exemple du papier toilette est devenu viral parce qu’il semble un peu absurde. On associe sans doute ce produit à la propreté, à une forme de sécurité dans un contexte où on nous demande de faire attention à l’hygiène, à ce qu’on touche. C’est presque devenu un porte-bonheur, une sorte de superstition. De même que pendant la grippe espagnole de 1918, on se promenait avec des sacs de coton qui contenaient du camphre autour du cou, on fabriquait des cataplasmes, on saupoudrait ses chaussures de soufre avant de sortir de la maison…
Une autre constante est le phénomène de stigmatisation qui survient en cas de pandémie. On devient infecté par interaction, le virus s’invite dans notre communauté via son intersection avec une autre. L’anxiété aidant, on en vient à éviter les groupes avec lesquels on ne s’identifie pas, voire à les stigmatiser. Si en plus le virus semble venir «de l’étranger», il est facile de blâmer les habitudes ou les coutumes «de l’autre». Pendant la peste bubonique à Milan, au XVIe siècle, les autorités inspectaient les maisons des familles juives, qu’elles pensaient responsables de l’épidémie. Aujourd’hui, parce que le virus a été décrit par certains médias ou certains hommes politiques comme un «virus chinois», la xénophobie a été attisée d’emblée. Comme au moment de l’épidémie de Sras en 2002, on entend que les Chinois sont responsables parce qu’ils mangent telle viande ou parce qu’ils crachent par terre. Il est très important de nommer la pandémie par son nom scientifique, de manière neutre, et de ne pas succomber à la tentation d’un surnom facile, comme on l’a fait pour la grippe porcine, la grippe aviaire, la grippe espagnole ou asiatique. Nommer une épidémie d’après un animal, une région géographique, une nationalité, a des implications psychologiques conséquentes. Par exemple, il est démontré que le public a tendance à baisser la garde si une épidémie prend le nom d’un animal.
Vos prédictions imaginent que le personnel médical sera stigmatisé en contexte de pandémie. Mais l’actualité semble aussi montrer le contraire : les soignants sont applaudis, voire salués en héros.
C’est d’abord le fruit d’une stratégie de la part des acteurs de santé publique, et en particulier l’Organisation mondiale de la santé, qui ont encouragé ces pratiques pour épargner les soignants tout en donnant à la population le sentiment qu’elle pouvait agir dans l’unité. La psychologie a beaucoup à apporter à l’élaboration du discours officiel en temps de crise, d’autant plus que le Covid-19 est la première pandémie à survenir à l’ère des réseaux sociaux et des médias de masse, où l’information connaît une vitesse de propagation sans précédent.
Il est crucial que les institutions et les gouvernements annoncent la pandémie suffisamment tôt, de manière transparente, en veillant à éviter dissonances et contre-discours. Il faut s’en tenir strictement aux faits, ne pas abuser des métaphores, ne pas parler au conditionnel. Une confiance érodée amène le public à adopter des comportements perturbateurs qui faciliteront la propagation du virus.
Il faut aussi démentir les fausses nouvelles au plus tôt : l’expertise psychologique montre combien les théories du complot résistent à la contradiction une fois qu’elles ont atteint un certain niveau d’implantation, et combien elles peuvent créer un effet boule de neige. Il a par exemple été démontré que les gens qui croient que le virus Zika a été diffusé à dessein par Monsanto sont aussi enclins à penser que les attentats du 11 Septembre sont un complot, ou que la Nasa n’est jamais allée sur la Lune…
Comment délivrer un discours unique sur la pandémie, mais sans négliger les différences individuelles ?
Doser l’anxiété est un grand défi car en temps de pandémie, le risque perçu d’infection est plus important que le risque objectif d’infection. Or les personnes qui ont une tendance persistante à expérimenter des émotions négatives vont réagir très différemment de celles qui ont ce qu’on appelle un «biais d’optimisme» : d’un côté du spectre, on aura ceux qui vont solliciter inutilement les soignants ; de l’autre, on aura des gens qui refusent de s’isoler, de se vacciner, persuadés qu’ils ont moins de chances que les autres de contracter la maladie, et qui deviennent possiblement des «super-propagateurs». Il faut donc élaborer plus d’un discours, et faire en sorte que divers messages ciblent différents groupes de personnes.
C’est aussi valable d’une culture à une autre. Prenez le cas des masques, une précaution plus difficilement adoptée dans le monde occidental. Dans certaines cultures, le masque est vu comme rassurant, alors que dans d’autres, il fait peur. Une même consigne entraîne ainsi deux dosages d’anxiété différents. Pendant l’épidémie de Sras, des tensions ont éclaté entre des étudiants de Hongkong et de Corée du Sud, car les premiers portaient plus le masque que les seconds. Pour les uns, c’était un geste de civisme, pour les autres, il attisait l’angoisse. En classe, on trouvait impoli de les porter… ou de s’en passer.
Vous affirmez que le bilan psychologique de la pandémie sera plus lourd encore que le bilan médical. Que voulez-vous dire ?
Le nombre d’individus touchés par une pandémie est bien plus grand que le nombre de personnes qui succombent au virus ou en sont infectées. Il faut prendre en compte les effets collatéraux pendant l’épidémie et ceux sur le long terme. On parle beaucoup des effets du confinement sur le plan économique, mais beaucoup moins de ses conséquences psychologiques. Or il faut soigner les soignants, aider les aidants, prendre soin des personnes atteintes de troubles psychiques et accorder une attention accrue à certains groupes de la population. A Hongkong en 2002, il y a eu une augmentation du taux de suicides chez les personnes âgées de plus de 65 ans, que l’on a pu associer à l’isolement pendant l’épidémie et à leur inquiétude d’être des fardeaux pour leurs familles.
Chez les jeunes, si l’on peut trouver aujourd’hui rassurant que les réseaux sociaux allègent la solitude, il ne faut pas oublier que ces outils sont à double tranchant et peuvent abîmer l’estime de soi, d’autant plus à un moment où l’école à distance présente déjà un défi. L’histoire démontre que nous avons souvent été myopes : une fois l’épidémie passée, la vie reprend et la pandémie suivante nous attaque par surprise. Mais nous pouvons utiliser cette empreinte psychologique collective afin de nous armer pour l’avenir, et mieux nous préparer à la prochaine catastrophe.


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