vendredi 3 avril 2020

FERNANDO NANNETTI LE CRI ÉTAIT FRESQUE PARFAITE

Par Clémentine Mercier   2 avril 2020 

Interné pour schizophrénie à la fin des années 50, l’Italien a gravé un hallucinant journal intime fait de mots, de signes étranges et de dessins sur les murs de la cour de l’ancien hôpital psychiatrique de Volterra, en Toscane. Un livre fait état de cet exemple atypique d’art brut, visionnaire et révolté.



Un hôpital de Toscane en ruine dont les murs partent en lambeaux… Fermé depuis plus de quarante ans, aujourd’hui plongé dans le silence et envahi par la végétation, l’hôpital psychiatrique et judiciaire de Volterra, un des plus grands asiles d’Italie installé dans un ancien couvent, a vu naître en son sein coercitif une œuvre mystérieuse qui s’efface petit à petit. La pluie, le vent, le délabrement ont peu à peu raison d’une immense et étonnante fresque. Pendant neuf ans (de 1959 à 1961 et de 1968 à 1973), le patient Fernando Oreste Nannetti a gravé son journal intime sur les murs de l’institution qui l’a tenu enfermé. Sur 70 mètres de parois, dans la cour de l’hôpital-prison qui servait de lieu de promenade aux malades, Nannetti a composé une œuvre fascinante en inscrivant sur la pierre des mots, des signes étranges et des dessins. Graffiti prodigieux et quasi cabalistique, ce journal de pierre magnétise encore aujourd’hui les professionnels de l’art et les amateurs de récits singuliers. Lucienne Peiry, ex-directrice de la Collection de l’art brut à Lausanne, publie à ce sujet le Livre de pierre. Pour éviter que l’artiste graphomane ne tombe dans l’oubli, car, dans peu de temps, il ne restera rien de ce «véritable livre à ciel ouvert», la Suissesse, historienne de l’art, lui a dédié un mince et délicat ouvrage illustré. Alors qu’elle était encore directrice de la Collection de l’art brut, elle lui a aussi consacré une rétrospective et travaille chaque année sur le sujet avec ses étudiants de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Pour la première fois, une vingtaine d’œuvres au stylo bille de Nannetti sont publiées, sauvées de la destruction par le fils d’une infirmière de l’hôpital. Nannetti aurait réalisé plus de 1 600 œuvres sur papier. La plupart sont aujourd’hui détruites.

«Un art de la survie»

Fernando Oreste Nannetti naît à Rome en 1927, de père inconnu. Sa mère, Concetta, reste seule avec l’enfant, le père ayant quitté le domicile conjugal. Le garçon grandit dans l’Italie mussolinienne et le marasme économique. Séparé très tôt de sa mère, il est placé en maison de charité à l’âge de 7 ans puis interné dans un établissement psychiatrique pour mineur à l’adolescence. Souffrant de la colonne vertébrale, Nannetti est suivi pendant deux ans dans un hôpital et n’a que 16 ans lors du bombardement de Rome en 1943. Issu d’un milieu modeste, Fernando Nannetti doit s’en sortir dans une Italie exsangue, en proie au chômage et au fascisme. Solitaire, asocial, perçu comme étrange par ses voisins dans les quartiers populaires de Rome, il semblerait que Nannetti ait travaillé comme électricien. En 1956, il est arrêté puis enfermé une première fois pour outrage à agent de la fonction publique. Interné à Rome, en proie au délire de persécution, aux hallucinations et aux bouffées délirantes, Nannetti est diagnostiqué schizophrène. Une seconde arrestation l’arrache à sa ville natale : le jeune homme est alors incarcéré à Volterra, dans un hôpital-cité autarcique avec plusieurs milliers de malades, un cimetière et une monnaie à part. C’est là que Nannetti s’en sort en inventant «un art de la survie», pour reprendre les mots de Lucienne Peiry. Il y puise une force de résistance dans un geste de l’esquive et de la transgression. Fait notoire, lors de sa première détention, le patient Nannetti est extrêmement volubile, en proie aux logorrhées jour et nuit. Au Ferri, le bâtiment de haute sécurité de l’hôpital de Volterra, Nannetti, taciturne et solitaire, se mure dans le silence et n’a de contact avec personne, sauf avec un infirmier. Dans cet hôpital rigide où règnent le désespoir, la maltraitance et le surpeuplement, on ne s’embarrasse pas d’occuper les malades ou de leur donner les moyens d’expression. C’est dans le cortile, la cour dans laquelle les patients-prisonniers prennent l’air, que Fernando Nannetti se met à dessiner sur les murs, sous le regard de cent autres malades. Son outil ? L’ardillon de sa boucle de ceinture du gilet-uniforme des prisonniers.

Calligraphie anguleuse

Retranché dans un mutisme complet, le patient Nannetti s’invente un pseudo, N.O.F. 4, et met au point un langage poétique. Pour transcrire son délire, il délimite aux murs des pages sur lesquelles il grave son histoire par pans. Et comme les parois de l’hôpital sont dures et que les ardillons s’usent vite, il doit employer des ruses et chaparder de nouvelles pointes. Le plus fascinant dans son entreprise, c’est la stratégie d’écriture qu’il adopte en créant un alphabet singulier proche du langage étrusque. Hermétique, volontairement illisible pour se créer un espace intime, sa calligraphie anguleuse laisse passer pourtant des mots, des dessins et des phrases («Comme un papillon libre je suis / Tout le monde est à moi et tous je fais rêver»).Parfois, il fusionne les lettres et les croquis. Le graffiteur Nannetti, réceptacle d’ondes telluriques et cosmiques, quasi-télépathe, flirte avec les étoiles. Il se dit «connecté»,récipiendaire de messages venus de l’espace, et s’invente une biographie imaginaire. «Nannetti est un diariste inspiré, il évoque le vol de Gagarine dans l’espace avant même que l’événement ne se passe ; il est l’auteur d’inventions langagières d’une poésie sauvage. Et puis, il écrit sans forcément respecter les règles de la linéarité, faisant danser les mots sur le mur. Il utilise intuitivement le boustrophédon [procédé d’écriture qui, à la fin de la ligne, change de sens et inverse la direction des lettres, ndlr], explique Lucienne Peiry. Et surtout, il trouve une échappatoire artistique alors qu’il n’a absolument rien à disposition pour créer et que ses conditions de vie sont effroyables.»L’auteure du Livre de pierre s’est rendue à sept reprises à Volterra pour s’imprégner des lieux et se souvient d’une «ambiance spectrale» et «d’un spectacle de solitude et de troublante désolation». Spécialiste de l’art brut, Lucienne Peiry insiste surtout sur l’aspect révolté de l’œuvre de Nannetti, sur sa force de résistance. «Créer une telle œuvre pour Nannetti, c’était sauver sa peau, rester debout. Elle contient une dimension rebelle et sauvage qui est en lien direct et ténu avec le contexte existentiel de cet homme.» Le patient Nannetti écrivait aussi des cartes postales à des destinataires fictifs, missives qui n’étaient jamais postées. Personne ne lui rend visite pendant tout son internement.

Des patients cobayes

Dans le cas de Nannetti, la création en milieu carcéral est une véritable soupape de sécurité, rare et extrêmement originale. Mais l’enfermement n’est pas toujours synonyme d’échappatoire artistique. «Etre enfermé équivaut à une mort civile et sociale. C’est un exil intérieur dévastateur. Les épreuves sont physiques et psychiques tout à la fois, analyse Lucienne Peiry. Ne plus avoir de but ni d’horizon, au sens propre comme au sens figuré, force à l’introversion. Pour certaines personnes (comme Nannetti), l’exclusion favorise la rêverie, stimule l’imagination et mène à une déprise de soi et de la réalité. S’absentant du monde, elles plongent dans un état comparable à la transe ou à l’extase ; elles gagnent d’autres territoires mentaux. Elles inventent un nouveau monde, onirique, mais où, cette fois-ci, elles ne sont plus mises à l’écart mais deviennent les démiurges d’un nouvel univers.» Si l’histoire et l’œuvre du «colonel astral» Nannetti sont uniques, Lucienne Peiry esquisse un parallèle avec les broderies de l’Allemande Agnes Richter qui coud des écrits intimes sur la veste de son uniforme d’aliénée. «Comme Nannetti, elle conçoit une écriture singulière et porte symboliquement atteinte à l’institution. Elle s’en prend au matériel qui représente l’autorité asilaire.» Les artistes d’art brut sont des créateurs d’œuvres sans destinataires. «Solitaires, inadaptés, déviants, souvent évincés du corps social, discrédités, ils ne trouvent de raison d’être ou d’issue qu’à travers l’expression de leurs fictions, de leurs fantasmes. Les productions sont des prolongements d’eux-mêmes et une façon de recouvrer leur identité.»
L’œuvre de Nannetti, aux frontières du langage, est née dans le contexte très particulier d’un pénitencier psychiatrique aux conditions de vie terrifiantes. A Volterra, les électrochocs étaient légions, les patients étaient sous-alimentés, traités comme des criminels et des cobayes. Aujourd’hui, les conditions de vie ont radicalement changé dans les institutions psychiatriques. En Italie, en 1978, la loi Basaglia a conduit à la réforme du système et à la fermeture de ce type d’hôpital. Pour Lucienne Peiry, l’évolution des conditions d’internement ne signifient pas pour autant la mort de l’art brut. «D’autres créations saisissantes sont à découvrir, en Europe et aussi au-delà de nos frontières.» 
Clémentine Mercier 
Lucienne Peiry Le Livre de pierre illustrations de Fernando Nannetti Allia, 80 pp


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