jeudi 16 avril 2020

Coronavirus : « Gardons-nous de tomber dans une réactivité maladive, viro-induite, sociale et politique »

Un excès de réaction immune serait à l’origine des cas les plus sévères et des décès liés au Covid-19. Pour Eric Caumes et Mathurin Maillet, médecins au service des maladies infectieuses de la Pitié-Salpêtrière, évitons de répliquer cette hyperréactivité et de céder le contrôle de notre existence à une science toute-puissante.

Publié le 15 avril 2020

Une passagère arrive dans une gare vide, le 3 avril à Bangkok.
Une passagère arrive dans une gare vide, le 3 avril à Bangkok. LILLIAN SUWANRUMPHA / AFP
Tribune. La réactivité est devenue une qualité maîtresse au sein du monde dans lequel nous vivons. Réagir vite, rebondir sur un événement avant qu’il ne soit trop tard : il est devenu impératif de vivre dans un permanent état d’alerte. La crise sanitaire que nous traversons confirme-t-elle cette extrême nécessité d’être toujours sur le qui-vive ?
Rappelons-nous que cette expression était à l’origine une interjection prononcée devant un danger potentiel : « qui vive ? », autrement dit « qui est là vivant ? ». Paradoxe s’il en est, mais le « vivant » était ce qui représentait le danger pour les vivants.

Si l’on avait autrefois peur de son prochain en criant « qui vive ? », notre crainte s’est déplacée ces derniers temps vers un autre type de vivant, un invisible, un vivant microscopique. Un virus qui a fait exploser la viralité médiatique… Prenons de la hauteur pour sortir de cette contagion numérique et nous recentrer vers le véritable virus.
Lors d’une maladie virale, il arrive parfois que les hôtes réagissent de façon excessive à la présence du virus. C’est le cas par exemple de l’hépatite B, où la maladie hépatique est liée à une hyperréactivité immune.
C’est également l’hypothèse principale des chercheurs qui travaillent sur le coronavirus actuellement. Les tableaux les plus graves seraient liés, non pas au virus lui-même, mais à un emballement du système immunitaire de l’hôte, qui survient le plus souvent vers le septième jour. Il se produit ce que l’on nomme un « orage cytokinique », c’est-à-dire un envoi massif, par le système immunitaire, de médiateurs inflammatoires, appelés « cytokines ».

Repenser le paradigme des maladies infectieuses

Cet excès de réaction immune nous invite à repenser le paradigme des maladies infectieuses. La théorie microbienne élaborée à la fin du XIXe siècle stipule en effet que les agents infectieux sont la cause directe des maladies infectieuses.
Ce changement de paradigme, qui rend l’organisme responsable de l’essentiel de la maladie, implique également un changement de stratégie thérapeutique. Pourquoi chercher à empêcher la prolifération du virus, comme on le fait habituellement, dès lors que la maladie n’est plus infectieuse à proprement parler, mais est devenue une maladie inflammatoire évoluant pour son propre compte ?
Sous ce nouveau regard, des essais thérapeutiques se proposent d’utiliser des médicaments capables de moduler la réaction inflammatoire excessive, tels que les corticoïdes ou un inhibiteur de l’interleukine 6 – médiateur majeur de cette réaction hyperinflammatoire liée au coronavirus SARS-CoV-2. S’il arrive que des médicaments modulant l’inflammation soient parfois prescrits dans des maladies infectieuses, cela se fait d’ordinaire en association avec un médicament inhibant la reproduction du pathogène, antiviral ou antibiotique. Considérer que la gravité de la maladie puisse être attribuée non au pathogène, mais à l’organisme hyperréactif pourrait transformer la conception générale des maladies infectieuses.
Cette hyperréactivité immune à l’origine des cas les plus sévères et des décès n’a jamais fait résonner avec autant d’actualité la fameuse sentence de Nietzsche : « On ne périt jamais que par soi-même. » Le « père » de Zarathoustra a une conception surprenante de la mort. Selon lui, il s’agit toujours d’un suicide de l’organisme, y compris ce que l’on considère comme une « mort naturelle ».
Cette dernière conception, pour Nietzsche, est une vue de l’esprit qui n’a aucun rapport avec la réalité du corps. Il n’existe pas un moment où il deviendrait « normal », au sens physiologique, de mourir. La mort est toujours un suicide du corps : « Il s’agit maintenant, en dépit de toutes les lâchetés du préjugé, de rétablir l’appréciation exacte, c’est-à-dire physiologique, de ce qu’on appelle mort naturelle, et qui n’est en fin de compte elle aussi qu’une mort non naturelle : un suicide. »

Un biopouvoir d’ampleur planétaire

Chez Nietzsche, la maladie, tout comme la mort, est toujours le résultat d’une « maladie de l’intériorité », comme l’écrit le philosophe Pierre Montebello. Que se passe-t-il donc au sein de cette intériorité pour que la maladie, la mort, surviennent ? Pour le philosophe au marteau, l’origine de toute maladie réside, justement, dans la réactivité, dans la réaction réflexe, dans « l’incapacité à ne pas réagir », dans « l’impuissance physiologique à ne pas réagir ».
Gardons-nous donc de tomber dans cette réactivité maladive, qui n’est pas uniquement viro-induite, mais également sociale et politique. Si le confinement fait consensus chez les experts en santé publique, essayons de ne pas le vivre de façon réactive à une injonction légale. Aiguisons, à l’inverse, notre esprit critique pour nous rendre compte de la formidable suprématie de la science et de la médecine sur la vie des individus. Nous vivons la démonstration flagrante de l’existence d’un biopouvoir d’ampleur planétaire ! Le contrôle de la vie des individus par la médiation de la santé, ou biopolitique, contre laquelle Foucault mettait en garde est, en cette période, criant.
Profitons de ce moment de réclusion pour réfléchir à cette dépendance inouïe de l’homme envers la médecine, que dénonçait déjà Ivan Illich. Cette emprise a grandi à un tel point qu’elle est aujourd’hui capable d’arrêter le cours du monde. Un nombre incalculable de vies souffriront, voire s’effondreront, sous les effets secondaires de cette crise sanitaire.
A force d’avoir encouragé la quête infinie de santé et de sécurité, nous avons, paradoxalement, rendu la vie extrêmement fragile… Tâchons de devenir plus indépendants vis-à-vis de ce biopouvoir en tentant d’appréhender cette crise sanitaire, non comme une maladie, mais comme un symptôme civilisationnel.
Eric Caumes est chef du service de maladies infectieuses à la Pitié-Salpêtrière ; Mathurin Maillet est interne en maladies infectieuses à la Pitié-Salpêtrière - diplômé d’un master en philosophie

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