mercredi 8 avril 2020

Coronavirus. Etienne Klein : "Enfin savoir où on habite"

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(Crédits : Hamilton / Réa)
LE MONDE D'APRES Le temps "ralentit", "freine", "est suspendu", "s'interrompt". De nouveau, une fois la période de confinement parachevée, il reprendra sa "frénésie", sa "course contre la montre", il exercera de nouveau son pouvoir, jouissif ou démoniaque, "d'accélération"... Ce moment de double claustration spatiale et temporelle, chez qui donc ne soulève-t-il pas de sentiment extatique ou angoissé, n'insuffle-t-il pas de telles expressions traduisant espérance ou résignation, fatalisme ou harangue ? Et pourtant, comme l'explique le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein dans cette lumineuse leçon sémantique, il n'y a pas là d'enjeu, puisque "une minute fait toujours soixante secondes", que l'on soit assis dans un avion de chasse, sur une bicyclette ou dans un fauteuil. Notre relation au temps est en réalité perception, que définit maladroitement ou imparfaitement le contenu, l'impression du contenu dispensé dans cet espace temps. Et en découle "LA" question cardinale, à laquelle chacun est, dans ce moment de confinement, dans ce "pas de côté intérieur", comme jamais confronté : que "fais-je" de mon temps, "moi qui suis chez moi mais ne sais plus où j'habite" ? Peut-être est-il temps, invite Etienne Klein, de consacrer son temps à explorer les trésors, mésestimés, même pourchassés par la tyrannie utilitariste, d'un temps injustement arrimé à l'inutilité : celui de l'ennui, ce "loisir non chronométrique" sous l'écorce duquel germine l'opportunité, rare, de s'explorer, de se démasquer, de se déshabiller, de serpenter sans hâte dans les interstices de sa conscience, de découvrir ou d'exhumer une créativité, une inspiration, une disposition émotionnelle, une faculté empathique insoupçonnées ou enfouies. "En ces temps de confinement, l'expérience spirituelle d'un certain vide ressemblerait-elle à un alpinisme de l'âme ?", "nous" questionne-t-il.


On a l'habitude de dire que la différence entre l'espace et le temps tient en ce que nous pouvons nous déplacer librement à l'intérieur du premier, c'est-à-dire l'arpenter à notre guise (du moins en principe), alors que nous ne pouvons pas changer volontairement notre position au sein du second. L'espace nous est ainsi présenté comme le lieu de notre liberté, et même comme son symbole le plus éloquent, tandis que le temps serait une étreinte vis-à-vis de laquelle nous ne pouvons être que passifs : nous sommes temporellement "embarqués", comme eût dit un certain Blaise. Cela a une conséquence importante, de portée philosophique : notre liberté, si tant est qu'elle existe vraiment, n'est pas légère comme la grâce, car nous sommes irrémissiblement enchaînés au présent, confinés en un point de la ligne du temps, un seul à la fois.
Le temps, mine de rien, est une prison sans barreaux à lui tout seul.
Mais, comme chacun d'entre nous l'éprouve en ces jours si particuliers, notre expérience du confinement lié au petit coronavirus modifie à l'évidence les rapports que nous entretenons avec l'espace et avec le temps. Nous parlons de cette assignation à résidence collective comme si elle était une affaire exclusivement temporelle : "combien de temps cela va-t-il diantre durer ?", nous demandons-nous. Alors que, concrètement, elle s'impose d'abord et surtout comme un phénomène spatial ; notre espace vital, soudain borné par quelques murs trop proches, se trouve radicalement rétréci. D'un coup de gong, nos logements se sont métamorphosés en cages.
Y compris dans la vie de ceux qu'elle n'a pas directement touchés, l'épidémie se montre ainsi pour ce qu'elle est : une "étrange tyrannie", selon les justes mots d'Albert Camus, devenu à l'évidence notre plus grand contemporain. Car nous voilà tous doublement confinés : dans le temps présent, comme d'habitude, et aussi, en plus, dans un petit volume d'espace, devenu lui aussi, pour le coup, une prison.

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