mardi 28 avril 2020

Avec les « invisibles » de la Pitié-Salpêtrière : l’écrivain Sylvain Tesson raconte les coulisses de l’hôpital parisien









immersion dans l'unite de reanimation hopital parisien de La Pitie-Salpetriere.. Hopitaux Universitaires La Pitie Salpetriere.
Capacite 22 lits en reanimation. Docteur Martin Dres , medecin reanimateur. Entree du service de reanimation equipe d'un sas d'entree  pour s'equiper avec toutes les protections.


Reanimation service at the Pitie Salpetriere Hospital. The hospital have 22 reanimation beds. Paris, France, April, 2020//JDD_0304.8730/2004261102/Credit:Eric Dessons/JDD/SIPA/2004261111
ERIC DESSONS / SIPA
Par Sylvain Tesson
Publié le 28 avril 2020
« Vous n’êtes pas un rouage essentiel. » Le premier jour du confinement, Bertrand Pivert, jardinier en chef de la Pitié-Salpêtrière, s’est entendu signifier qu’il pouvait remiser ses râteaux dans la serre, au nord du terrain de l’hôpital, le long de la voie de chemin de fer de la gare d’Austerlitz. C’est la mi-mars, la peste gagne, le monde entier se replie, la France n’a pas besoin de pivoines. Tout juste quelques-uns des dix jardiniers de l’équipe sont-ils requis pour participer à l’immense chambardement de la Pitié.
Les malades affluent, les premiers morts tombent. Le Covid fait sa moisson. En quelques heures, des unités médicales destinées à d’autres soins sont transformées en « zones Covid ». Il faut des bras pour réaménager les lieux car le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, a fixé la stratégie d’« ouverture de lits partout où on le pourra ».

« “J’injecte de la couleur dans le plan blanc”, dit Pivert, qui aime les fleurs orange »
Un mois plus tard, la vague retombe et les jardiniers, en équipes réduites, commencent de nouveau à fleurir les 8 hectares de jardins de la Pitié. « J’injecte de la couleur dans le plan blanc », dit Pivert, qui aime les fleurs orange. Une radiologue s’est mise à disposition pour assurer une garde d’infirmière-réanimatrice. Lorsqu’elle sort épuisée de sa plongée en plein « Covidland », elle regarde les tulipes se balancer dans l’aube, plantées le long des allées du parc de la Hauteur. Pivert s’étonne : « A la Pitié, étrangement, personne ne se doute qu’il y a des jardiniers. »
Les fleurs boivent le soleil. Les jardiniers restent dans l’ombre. La Pitié-Salpêtrière, ville à l’intérieur de la capitale, avec ses rues, ses souterrains et ses secrets gardés par une enceinte, est comme tous les organismes : elle est constituée de pièces invisibles. C’est le drame des roues dentées de la montre. Elles tournent par milliers. Seules les aiguilles montrent l’heure. Qui connaît les organes de son propre corps ?

La valse blanche des hiérarchies

A la Pitié (1 500 lits en temps normal), les 10 000 employés de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) exercent des métiers insoupçonnés. Tous ont été requis pour « armer des lits Covid ». Tous ne sont pas capables d’intuber un mourant. Mais tous se considèrent comme un « maillon de la chaîne du soin ». L’électricien, la lingère, le cadre administratif, la standardiste, le technicien d’équipement biomédical, l’agent de sécurité, la manipulatrice radiologique… forment une troupe dont les éléments disparates et cloisonnés se côtoyaient sans se connaître. Le virus a eu le mérite de faire sauter les cloisons.
Dans la fièvre des premières heures, on se découvre, on collabore. Un chirurgien-dentiste joue les brancardiers. Un chef de service déplace les meubles. Une secrétaire médicale se porte volontaire au standard général. C’est la valse blanche des hiérarchies. Hors les murs, personne ne se doute de l’existence d’un pareil équipage.
Depuis le début de l’infection planétaire, on appelle « armée des ombres » les petites mains de l’hôpital. La métaphore est facile et la France a le goût des expressions de Tartarin. On se souvient du sacrifice des sapeurs anonymes qui sauvèrent Napoléon en bâtissant un pont dans les eaux de la Bérézina. Les derniers mots de l’Empereur, à Sainte-Hélène, résument cette dialectique de l’homme de l’ombre et du premier de cordée : « Tête… armée… » Les rouages modestes sont des métiers prétendument ordinaires et fort peu télégéniques. Ils soutiennent une machinerie dont l’objectif final consiste à soigner l’homme. Au sommet, brillant et médiatique, sveltement sanglé et harnaché d’un masque à visière intégral, le réanimateur ramène à la vie. Est-ce lui seulement que l’on applaudit sur les balcons ?
« Les applaudissements du soir sont la nouvelle liturgie laïque de la France. L’air claque, on dirait que des colombes s’envolent »
Les applaudissements du soir sont la nouvelle liturgie laïque de la France. L’air claque, on dirait que des colombes s’envolent. Hors la Coupe du monde de football, les Français ne sont pas habitués à saluer une cause commune. Le personnel hospitalier s’avoue sensible à l’ovation. C’est la première fois qu’on lui décoche autre chose que des récriminations.
Car parmi les souffrances des forces vives de l’hôpital, il y a le sentiment de la dégradation des rapports humains élémentaires. Il est devenu commun de se parler comme des chiens depuis que l’on vit comme des fous. « Aujourd’hui, beaucoup de patients prennent le soin pour un dû. On entend davantage les exigences que les remerciements ! », dit Aurélie, secrétaire du service du professeur Combes.
Après la scène du balcon, quand les applaudissements se taisent (à l’heure où commencent les discours présidentiels, c’est-à-dire à 20 h 02), une question reste en suspens. Qui applaudit-on ? Et que recouvre ce vocable de synthèse nouvellement apparu : le « soignant » ? Désigne-t-on par là l’ouvrier du service technique qui bâtit en une nuit des étagères dans la chambre mortuaire pour recevoir les cercueils ? Le directeur technique qui accepte de brûler les protocoles administratifs pour accélérer les décisions ? La blanchisseuse de la Pitié qui brasse chaque jour, dans les ateliers semi-automatisés, 25 tonnes de draps infectés de tous les bacilles de l’Ile-de-France ? Le préparateur pharmaceutique sommé de pourvoir en urgence les placards des « unités Covid » ? Le kiné qui rééduque les fonctions respiratoires des survivants ? L’hygiéniste qui s’échine à habituer les troupes aux « gestes barrières » ?
A qui s’adresse l’offrande abstraite de l’ovation, plus volatile que l’encens, semée dans l’air du soir, sans objet désigné ni récipiendaire identifié ?

Héroïsme public et devoir privé

Dans l’unité Eole de médecine intensive et de réanimation (32 lits « armés Covid » sur les 123 de la Pitié), où furent accueillis les premiers patients de l’infection à la fin du mois de février, le chef de service, Alexandre Demoule, patine dans les couloirs, avec ses surchaussures de protection, à l’heure de la visite. Les patients luttent contre l’asphyxie, le corps hérissé de tubes. Un système d’oxygénation compose un poumon artificiel qui maintient en vie le corps inconscient. Au chevet de ces pieuvres de chair et de canules s’affairent des infirmières masquées.
Demoule n’attribue pas les vivats publics à ses seuls confrères. « La réa est la discipline qui symbolise le travail d’équipe. Tout repose sur la trilogie médecin-infirmière-aide-soignante. Tous partagent la charge de responsabilité. L’hôpital français n’a laissé aucun malade à la porte. Tous ceux qui risquent leur vie dans nos murs y ont contribué. »
Cinq infirmières et aides-soignantes (sur le front du Covid, comme au temps des moissons de 1914, les femmes sont à l’œuvre) retournent un patient intubé. Le malheureux (42 ans, 120 kg) se trouve en réanimation depuis trois semaines. Ses poumons s’engorgent, il faut le basculer sur le ventre. Lucile, réanimatrice, mène l’opération à la tête du lit, derrière une visière en plexiglas de soudeur soviétique. Après seize heures de garde, elle donne sa propre définition de l’héroïsme : « Nous avons su réagir. Au fond, nous faisons ce que nous savons faire. » La phrase sonne comme le Paul Valéry de Mélange : « Le devoir consiste à faire de son mieux ce que l’on est fait pour faire. Si tu n’es fait pour rien, tu n’as pas de devoir. »
« Lucienne parle comme une prophétesse des Caraïbes : “La peur détruit, l’amour l’emporte. Il faut se dévouer : un jour ce sera notre tour !” »
Depuis un mois et demi, les Français entendent à nouveau tonner le mot « héroïsme » dans les commentaires politiques. Jusqu’alors, il était l’apanage de l’armée. Mais les militaires ont dû accepter qu’une guerre déclarée se déroulât sans eux.
Or, dans les unités et les services de la Pitié, techniciens, cadres, logisticiens, hygiénistes, lingères s’accordent à la définition de Lucile. Ils tempèrent la référence à l’héroïsme public par le rappel de leur devoir privé.
Ainsi, Véronique, secrétaire hospitalière en pneumologie, constate : « La boule au ventre disparaît lorsqu’on se sent utile. » Ana, jeune préparatrice pharmaceutique, déduit : « Si nous nous désistons, comment l’hôpital tiendrait-il ? » Lucienne, agent des services de restauration, prend sa pause au soleil sur un banc d’un jardin et parle comme une prophétesse des Caraïbes : « La peur détruit, l’amour l’emporte. Il faut se dévouer : un jour ce sera notre tour ! » Et cet électricien du service technique – bleu de travail, langue d’Audiard et souhait d’anonymat – lance : « Rien de changé pour moi, quand on choisit l’hosto, on va chercher le “crobe”. » Les vrais serviteurs de l’héroïsme ne prononcent pas le mot. Le bavardage s’arrête aux murs de l’hôpital.

Un virus très moderne

Les pathologies pulmonaires ne sont pas inédites à la Pitié. Pas plus que la violence des crises. Dans l’histoire contemporaine, la succession des catastrophes pourrait servir de définition à la notion de progrès. « J’étais là pendant la canicule de 2003, j’étais de garde encore le soir du Bataclan », se souvient Nathalie Nion, cadre administratif d’Eole. Mais la particularité inédite du Covid est la magnitude de sa propagation. Ce virus a tout d’un phénomène moderne : massif, rapide, global, incontrôlable. « La difficulté a davantage tenu dans le degré de la crise que dans sa nature, confirme le professeur Demoule. Nous luttons contre le débordement. »
« La virologie n’étant pas l’océanographie, personne ne sait s’il y aura une deuxième vague »
L’afflux de patients a commencé à la mi-mars et culminé au début d’avril : la « première vague », en Covid-novlangue. La virologie n’étant pas l’océanographie, personne ne sait s’il y en aura une deuxième. L’arrivée subite et massive de patients en détresse respiratoire a ébranlé tous les services et mis sous tension les plates-formes logistiques de l’hôpital. Sous le général de Gaulle, l’intendance était faite pour suivre. Au XXIe siècle, si elle ne suit pas, le combat s’arrête.
Dans un système mondial hypertrophié, le matériel est une valeur suprême et son acheminement, l’enjeu principal. « Nous avions certes l’habitude de travailler sans stocks – puisque c’est la nouvelle doctrine capitaliste à laquelle nous sommes soumis – mais ce que nous avons vécu au début de la crise dépasse le flux tendu, c’était la folie », témoigne Grégory Koszul, cadre logistique de la Pitié. Le jeune homme règne sur une plate-forme de deux étages où transitent chaque jour des tonnes de matériel médical non stérile.
« A la mi-mars, les services frappaient à notre porte, j’étais obligé de distribuer les masques au compte-gouttes, avec l’impression de faire de la rétention, alors que je ménageais mon faible stock. Ici, à la Pitié, on consommait en une journée le volume quotidien de toute l’AP-HP ! » La versatilité des doctrines gouvernementales sur l’inutilité, puis sur la nécessité, du masque a ajouté la fébrilité à la surchauffe.

« Ce matériel, c’est l’arme du moment »

Dans les sous-sols, les couloirs habituellement vides sont encombrés de caisses. Les piles montent au plafond. Quinze magasiniers zigzaguent entre les amoncellements de blouses chirurgicales confectionnées artisanalement et les bacs jaunes destinés à recevoir les déchets infectieux. Le flux ne tarit pas.
« Nous sommes devenus une logistique de distribution, explique Jocelyne Jouchter, coordinatrice logistique de l’hôpital, depuis trente-sept ans à l’AP-HP. Le système ne nous permet pas d’entretenir du stock : ce n’est pas rentable ! » Patrick Tilleul, chef de service de la pharmacie, formule la conversion progressive du service public à la doctrine libérale de la circulation permanente avec un bonheur de philosophe chinois : « Parfois, nous n’avons pas plus de 48 heures de stock de certains médicaments. Nous marchons sur des nénuphars ! »
« “Lui, c’est Martin, un polytechnicien en troisième année, il s’est porté volontaire pour nous rejoindre”, indique un manutentionnaire »
Dans le hall d’entrée de la plate-forme, les magasiniers disposent des produits de première nécessité, que les aides-soignants viennent percevoir d’eux-mêmes sans s’encombrer des démarches administratives. Grégory respire : « Un mois plus tard, nous maîtrisons la demande, mais, pendant les premiers jours, on a frôlé le crash ; et si la logistique tombait, cela aurait été l’apocalypse ! Je restais le soir pour garder les masques dans une salle scellée. A la fin, j’avais l’impression de protéger de l’or. » Un manutentionnaire traverse la réserve en poussant un diable chargé d’une cargaison de filtres. « Lui, c’est Martin, un polytechnicien en troisième année, il s’est porté volontaire pour nous rejoindre. Il devait faire son stage à l’ambassade des Etats-Unis, aujourd’hui, il empile des caisses venues de Chine. » Agent de la circulation globale : destin d’un X au XXIe siècle.
Par-dessus les frondaisons de marronniers du parc de la Hauteur, flotte la belle coupole XVIIe de la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière. L’aumônerie est fermée. Dieu aurait-il abandonné les hommes ? A la Révolution, on convertissait les églises en dépôt de munitions. Au temps de la peste de 2020, la transformation de la chapelle aura été plus conforme à la vertu chrétienne. L’édifice abrite un stock logistique. Le matériel offert à l’AP-HP y est cantonné.

Absoudre l’impréparation des politiques

En biologie darwinienne, la réponse d’un organisme au danger s’appelle l’adaptation. « L’adaptation fut notre doctrine », dit Jocelyne Jouchter, en émergeant de la plate-forme logistique. La France, en ce printemps naissant, n’avait d’autre choix que d’adopter pour devise d’Etat un dicton paysan : nécessité fait loi. On trouva des solutions avant que les problèmes ne se posent, définition de l’urgence. « A la blanchisserie, explique le directeur, Jean-Charles Grupeli, on a dû faire laver les blouses médicales à usage unique ! Elles arrivaient des réanimations Covid, les lingères ont accepté de les traiter. »
« “Ce n’est pas du bricolage, c’est de l’ingéniosité”, précise Paula, technicienne biomédicale »
A la Pitié, chacun confirme que l’inventivité des personnels hospitaliers a permis d’absoudre l’impréparation des personnels politiques. « Ce n’est pas du bricolage, c’est de l’ingéniosité », précise Paula, technicienne biomédicale, qui vient à l’instant de parasiter les pièces d’un moniteur pour relancer une machine de réanimation cardiaque défectueuse.
« Les Français sont ainsi faits, résume Pascal, infirmier-réanimateur. Ils attendent l’ennemi avec fierté, affirmant que pas un bouton de guêtre ne manque. Très vite, ils sont balayés. C’est alors qu’ils rivalisent de génie dans la débrouille ! » Maryse, aide-soignante de l’unité de chirurgie ambulatoire enveloppée dans un « poncho AP-HP » prédécoupé dans un sac-poubelle, ne le contredirait pas : « C’est efficace mais on est au sauna ! »
Dans l’urgence de la réponse à l’urgence, le personnel de la direction numérique de la Pitié-Salpêtrière s’illustre. Les pouvoirs publics, comme pour excuser leur impéritie, annoncèrent à la mi-mars la mise en place généralisée de la téléconsultation médicale. Rien n’avait été prévu. Après tout, les techniciens sont là pour donner corps aux promesses des politiques. Jour et nuit, les ingénieurs spécialisés de l’hôpital ont œuvré pour que les médecins assurent leur téléconsultation sans que ne lâche le haut débit ! « Le service a tout donné. C’était l’urgence absolue, puisque les contacts physiques étaient proscrits. Vous verrez qu’après la crise du Covid on sera habitué à la consultation virtuelle, dit la directrice du service numérique, Nathalie Picquet. Tout le matériel était en rupture. Le monde entier vidait les stocks de composants informatiques chinois, nous manquions de tout. » Grandeur taoïste de l’Empire céleste, qui fournit à la fois l’ennemi et les armes pour lutter.

Des linceuls de solitude

Puis les programmateurs se sont attaqués au drame moral qui se profilait. La contagiosité empêchait les visites aux malades. L’homme, soudain, se préparait à souffrir, sans le secours des proches, dans ses draps devenus des linceuls de solitude. Les services numériques dotèrent les patients de tablettes offertes par le mécénat d’entreprises privées. Elles permettent de lire la presse et de recevoir la visite virtuelle des familles. Soudain, le temps devient moins long. Dans un proche avenir, le système permettra aux médecins de livrer aux familles des comptes rendus thérapeutiques à distance.
A la chambre mortuaire, l’informatique n’a pas d’utilité. L’intelligence artificielle ne console pas un cœur en peine. Le bâtiment flanque l’enceinte sud-est de la Pitié. Les murs sont sombres, l’entrée discrète : on laisse ici toute espérance et toute certitude. Un panneau annonce euphémiquement un règlement pour les « livraisons ». Renforcés par quatre volontaires – réservistes de l’armée et enseignants en droit –, les agents accueillent un afflux sans précédent de cercueils.
« Les familles sont autorisées à rendre visite pendant deux heures au défunt dans son lit de réanimation, explique Marylène Choureau, agent de la chambre mortuaire. Ensuite, les corps sont glissés dans des doubles housses et couchés dans des caissons réfrigérés. »
Au deuil s’ajoute l’impossibilité de rendre les dévotions au corps. Marylène ne parle jamais de cadavres : « Au téléphone, j’essaie de maintenir le lien avec les famillesJ’appartiens à la chaîne du soin, même si j’en représente l’ultime étape. » Ses yeux fatigués des larmes des autres ont vu les techniciens travailler à créer 33 « places mortuaires Covid ». « Les corps restent dans les caissons frigorifiques. Ensuite, les pompes funèbres arrivent mais, là, l’hôpital s’efface, c’est un autre règne : le business. »

Force intérieure

La crise du Covid a révélé ce qui pourrait définir la force de l’hôpital français : le maintien des corps de métier au sein d’une institution garantit sa solidité. C’est la définition de la souveraineté. Elle s’applique aux Etats comme aux organismes. L’intégration des compétences est une spécificité malmenée de la Pitié. « On a beaucoup externalisé les prestations et nous nous adressons à de multiples entreprises, mais nous avons quand même gardé des intervenants dans les murs ! », détaille Jocelyne Jouchter. Protégé par son enceinte, l’hôpital du Roi-Soleil n’aura pas totalement été livré à la loi cybermercantile consistant à faire du service public une place ouverte, à la merci du plus offrant.
Sur le site de compactage et de tri des rebuts sanitaires, Agnès Pradel, « référente déchets », rend visite à ses équipes et circule entre les compacteurs et les bennes dégorgeant des pansements du jour. « On a doublé en un mois le volume des déchets infectieux ! » Elle sait ce qu’il en coûte d’externaliser les fonctions vitales de l’hôpital. « J’ai déjà dû négocier des grèves auprès de mon prestataire il y a quelques années. Si nous avions eu une difficulté pour évacuer les déchets infectieux au début de la crise Covid, cela aurait été vraiment dangereux. J’ai dû user de psychologie avec les prestataires pour qu’ils ne se retirent pas. »
Un camion effectue sa manœuvre pour emporter un chargement Dasri (déchets d’activités de soins à risques infectieux) à l’incinérateur de Créteil. Agnès Pradel n’a pas été infectée par le Covid. « Le virus ne veut pas de moi. Pourtant, c’est un poste fort exposé. Parfois, je voudrais dire à mes employés qu’ils tripotent toute l’année des déchets bien plus dangereux ! »
« Patrice Etournaud, cadre technique, raconte : “Avec les 125 techniciens, on a dû tout inventer. Pour une fois, on n’était pas astreints aux normes !” »
Les services techniques de la Pitié emploient 150 ouvriers. Cette troupe octroie son autonomie de fonctionnement et d’entretien à l’hôpital. Certains ouvriers sont logés dans les murs du Grand Siècle. Michel, ancien égoutier, fêtera ses trente ans de maison : « Je fais partie des “logés”. » Ainsi la Pitié a-t-elle pu compter sur son propre génie pour encaisser le choc de la mi-mars. Patrice Etournaud, cadre technique, raconte : « Avec les 125 techniciens, on a dû tout inventer. Il fallait reconfigurer les salles, convertir des véhicules ordinaires en ambulances de fortune. Pour une fois, on n’était pas astreints aux normes ! On nous demandait de préparer des sas d’entrée aux urgences en une nuit. » Son collègue Cruchon confirme la vertu de l’action directe : « On a eu l’impression de faire quelque chose de grand, les chauffagistes aidaient à l’électricité, les électriciens transportaient des planches, personne ne mouftait, c’était le branle-bas. »

Textiles souillés et atmosphères de forge

Particularité de la Pitié et souvenir d’un temps où l’hôpital recelait en sa propre enceinte toutes les articulations de son autonomie : la blanchisserie. Mitoyen des services techniques, l’atelier n’a jamais rompu son activité malgré le personnel fauché par le virus. Les draps sortis de l’essoreuse défilent à la chaîne, suspendus à une rampe automatisée. Et dans la procession des silhouettes fantomatiques, le directeur, Jean-Charles Grupeli, inspecte les machines. Près de 200 employés, venus pour beaucoup des banlieues nord de la capitale, lavent ici une grande partie du linge des trente-neuf hôpitaux de l’AP-HP.
Ils sont exposés à la fibre de linge en suspension dans l’air et manipulent des tonnes de textiles souillés, dans des atmosphères de forge. « L’infection a d’abord frappé l’étage des cadres, se souvient Grupeli. Quand les chefs sont malades, le moral des troupes tombe. Et quand les sources d’approvisionnement des blouses se sont effondrées en 48 heures et que la Chine a fait monter les prix, c’est devenu psychédélique. Heureusement, nous avions des masques FFP2 en réserve et des bénévoles sont venus prêter main-forte. On n’a jamais rompu la chaîne, nos ouvriers ont tenu les postes ! »
Nicolas Sèvegrand, « ingénieur des travaux », confirme la nécessité de maintenir un corps technique attaché à l’hôpital : « Certains prestataires extérieurs se confinaient ; il a fallu réunir nos troupes, regrouper ceux qui n’étaient pas malades et agir vite, par nous-mêmes, en imaginant tous les stratagèmes pour pallier les manques. » Leçon de la Pitié à destination des nations : le circuit interne possède sa vertu.
Dans une crise, compter d’abord sur ses propres forces.
Se morfondre si on les a dispersées.
Veiller à protéger ses forces autonomes.

Et après ?

En face de la chapelle, Eric a installé son camion et offre chaque jour, grâce à un appel aux dons, 120 pizzas aux employés de l’hôpital. Des secrétaires médicales et des infirmières attendent la commande pour distribuer ensuite les pizzas dans leur service. Toute conversation de troquet remue des questions profondes, même devant un four à pizza. Qu’adviendra-t-il quand le virus sera vaincu ? Y aura-t-il cet « après-Covid » que les optimistes, encouragés par la formule présidentielle, appellent de leurs vœux ?
Jocelyne Jouchter a déjà apporté un bémol à ses espérances : « Je suis une idéaliste sceptique. Après le Bataclan, on a pensé que tout changerait, rien ne s’est passé ! » Les uns imaginent un réveil utopique, ils croient à la perfectibilité de l’homme. D’autres ne sont dupes de rien. Aurélie, secrétaire hospitalière : « On retournera aux oubliettes. » Mais Gwladys, secrétaire médicale, corrige : « Les Français ont vu qu’on existait. »
« L’hôpital français a tenu. Soudain la “société du spectacle” s’est aperçue qu’il existait une force échappant au spectaculaire »
La crise entraînera-t-elle les pouvoirs publics à reconsidérer les salaires ? Le professeur Combes milite déjà pour que ses infirmières-réanimatrices jouissent d’un statut spécifique. Seule certitude : l’hôpital français a tenu. S’il a tenu, c’est grâce à une troupe de soutiers inconnus. Soudain la « société du spectacle » s’est aperçue qu’il existait une force échappant au spectaculaire.
C’était l’habitude du docteur Louis-Ferdinand Céline de mentionner dans ses entretiens le labeur des hommes suant dans le ventre des paquebots pour que les croisiéristes jouissent du bon air sur les ponts. L’antique image du machiniste dans la coulisse participant à la gloire de la diva sur le devant de la scène a pris corps à l’hôpital pendant ces mois d’infection nationale.
A tous les étages de la Pitié, on s’extasie devant un phénomène nouveau : entre collègues, on recommence à se parler, à se féliciter, à s’encourager. On affiche sur des petits papiers les remerciements que l’on reçoit. Signe des temps : on était allés jusqu’à perdre l’habitude d’un climat humain, simple, tempéré, dans l’ordre de la charité. Au moins, dans l’anonymat du labyrinthe de ces bâtiments, des gens ordinaires, fidèles au poste et cachant l’inquiétude sous le seul masque dont ils disposaient – le courage – ont-ils prouvé que la valeur n’attend pas la puissance des projecteurs.

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