mardi 24 mars 2020

«Véran est médecin, il est censé être notre capitaine»

Par Christian Lehmann, médecin et écrivain — 
Le ministre de la Santé Olivier Véran lors d'une conférence de presse sur le Covid-19 le 17 février à l'hôpital Bichat à Paris.
Le ministre de la Santé Olivier Véran lors d'une conférence de presse sur le Covid-19 le 17 février à l'hôpital Bichat à Paris. Photo Geoffroy Van Der Hasselt. AFP



Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique quotidienne d’une société sous cloche à l'heure du coronavirus.

Au cabinet médical, le quotidien change. D’abord parce que les mesures d’hygiène sont chronophages, nécessitent une attention particulière dans un monde où elles avaient été peu à peu négligées, et qu’il faut réapprendre, éviter les erreurs d’inattention, faire avec la pénurie actuelle. Je suis passé une nouvelle fois à la pharmacie, sans y croire, juste pour vérifier, et bien entendu les masques promis depuis maintenant six jours ne s’étaient toujours pas matérialisés. Mais, surprise, la pharmacienne m’a ramené du fond de sa réserve un sachet plastique de 50 masques chirurgicaux : «On a fouillé dans tous les coins et on a retrouvé un carton datant de 2009.» Elle n’a pas voulu que je les paie. Cela me permettra de protéger un peu l’entourage immédiat de patients atteints. Une goutte d’eau par rapport à ce qu’il faudrait.

Au cabinet, j’ai commencé la journée en regroupant les patients suspects d’être positifs au Covid-19. Je mets un masque, je suis très directif, dans mon interrogatoire et mon examen, je m’en excuse auprès d’eux mais tous comprennent. L’un d’eux m’a remercié en pleurant : «C’est très important que vous soyez là, ce que vous faites.» Je ne l’ai pas pris pour moi mais comme l’expression de la reconnaissance des gens pour le travail de leurs soignants, une reconnaissance que le pouvoir n’a jamais eu pour nous, et qu’il masque aujourd’hui sous de vibrants hommages à «ces héros en blouse blanche qui n’ont d’autre boussole que le soin, d’autres préoccupations, que l’humain, notre bien-être, notre vie». Au moins avons-nous une boussole, une boussole morale j’imagine, à défaut du matériel de protection adéquat face à ce qui arrive.

«Garde de trop»

J’avais hier fait preuve d’un optimisme relatif, vite douché. Olivier Véran avait enfin cessé de couvrir des années de mensonges en admettant que le gouvernement n’avait aucun stock de masques et que rien n’avait été fait pour en relancer la production depuis le début de l’épidémie. Même tardif, cet aveu avait au moins le mérite de la transparence, et au milieu des jacasseries insanes de Sibeth Ndiaye et des mensonges de Jérôme Salomon, cela interpellait. Mais là, on rentrait dans le dur. Un premier confrère, urgentiste à Compiègne, décédait du coronavirus. Son fils célébrait l’abnégation de son père, et «une garde de trop». Nous savons tous qu’il y aura d’autres soignants infectés, que certains d’entre nous mourront. Du virus, et de la pénurie de protections adéquates. Qu’ils absorberont, soin après soin, vie sauvée après vie sauvée, des charges virales répétées qui en terrasseront certains.
Véran est médecin, il est censé être notre capitaine, même si nous n’avons aucune confiance, pour la plupart, dans les actions d’un gouvernement qui s’autocongratule dans les médias. Et là, en une journée, la transparence d’hier laisse la place aux mêmes éléments de langage lamentables destinés (en vain) à sauver les miches des responsables de ce scandale. Annonçant la mort du confrère, Véran ose «La plupart des soignants infectés vont être contaminés en dehors de leur hôpital, c’est pour ça que nous insistons beaucoup sur le respect des gestes barrières.» Cette phrase est grotesque et insultante. Elle est irrespectueuse de professions soignantes (médecins, infirmiers, kinés, aides-soignants, brancardiers…) qui vont être exposées pendant de longues heures au coronavirus et, dans le cas des personnels des urgences et de réanimation, à des charges virales majeures et répétées. Elles l’auraient été avec du matériel de protection adéquat et un nombre de lits suffisant, elles le sont d’autant plus du fait d’un dogme économique libéral criminel qui privilégie la gestion court-termiste à flux tendu, les économies de bout de chandelle parce qu'«il n’y a pas d’argent magique». Si l’on suit l’explication d’Olivier Véran, les soignants sont plus exposés hors de l’hôpital qu’à l’hôpital…
A la limite, dans leur immense mansuétude, les responsables politiques qui les ont amenés à cette situation de pénurie revendiquée leur rendent service. En les forçant comme cela sera le cas à empiler les heures supplémentaires, à travailler jour et nuit, nos gouvernants préservent les soignants des terribles dangers extérieurs. Pour bien faire, et mieux protéger cette élite qui se fait tester au moindre éternuement, nos urgentistes et réanimateurs devraient leur installer un brancard dans un coin de leurs services surpeuplés.

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