jeudi 12 mars 2020

Esther Duflo : «La peur de rendre les pauvres paresseux existe depuis toujours»




Esther Duflo, le 21 décembre, à Paris.

Esther Duflo, le 21 décembre, à Paris. Photo Jean-Luc Bertini. Pasco

Prix Nobel 2019, l’économiste démontre qu’aider les plus démunis les incite à travailler davantage et non à sombrer dans l’oisiveté. Avec son mari, l’économiste indien Abhijit V. Banerjee, elle teste différents scénarios de politique sociale directement sur le terrain. Démonstration dans son dernier livre, «Economie utile pour des temps difficiles», qui paraît ce jeudi.

Le bureau d’Esther Duflo, au cinquième étage d’un bâtiment du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT), donne sur les eaux calmes de la rivière Charles, qui sépare Cambridge de Boston (Massachusetts). Au-dessus de l’ordinateur de l’économiste franco-américaine trône une photo de famille - elle, son mari, l’économiste Abhijit V. Banerjee, leurs deux enfants. Dans la bibliothèque fournie, on aperçoit la tranche d’un ouvrage sur mère Teresa, la Richesse des nations d’Adam Smith, des pavés sur l’économie du développement et, bien en évidence posé de face sur une étagère, le dernier livre sur l’injustice fiscale du duo franco-américain de Berkeley, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman (le Triomphe de l’injustice, Seuil 2020).
Esther Duflo, 47 ans, codirige le J-PAL (Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab), un laboratoire d’action contre la pauvreté qui s’appuie sur un réseau de chercheurs avec des antennes sur tous les continents. Elle fut lauréate en 2019 du Nobel d’économie aux côtés d’Abhijit V. Banerjee et de Michael Kremer, trio pionnier des «essais randomisés comparatifs», qui évaluent des politiques sociales de lutte contre la pauvreté en utilisant des méthodes similaires à celles des essais cliniques.
«Las de voir le débat public sur les grandes questions économiques - l’immigration, le libre-échange, la croissance, les inégalités ou l’environnement - s’engager sur de mauvaises voies», écrivent Duflo et Banerjee en introduction, ils signent Economie utile pour des temps difficiles (Seuil), en librairie ce jeudi. Un ouvrage qui détricote patiemment, expériences à l’appui, un certain nombre de préjugés qui orientent pourtant les politiques publiques, tout en formulant un «appel à l’action» et des propositions alternatives. Parce que, concluent les auteurs, «l’économie a trop d’importance pour être laissée aux seuls économistes».
Dans votre livre, vous rappelez la défiance profonde du public envers les économistes aujourd’hui. Pourquoi une telle distance ?
Nous avons commencé à réfléchir au livre pendant la campagne du Brexit et celle de la présidentielle américaine de 2016, deux événements qui ont suscité beaucoup d’analyses et d’anxiété. Les résultats de ces deux campagnes ne nous ont pas donné la possibilité de réfléchir sereinement à notre sujet mais ont rendu nécessaire le fait d’intervenir publiquement. Très peu d’économistes font partie du débat public. Et ceux qui y participent ont tendance à être un peu caricaturaux, pas très au fait de ce qui se fait réellement dans notre secteur de recherches.
Il n’y a pas de porte-parole pour représenter la profession dans sa complexité. Il n’y a pas qu’une vision uniforme de l’économie, qui serait l’idéologie pro-marché, celle de l’Ecole de Chicago. Tous les économistes ne sont pas d’accord entre eux ! C’est ce discours uniforme, souvent simpliste, qui a donné aux économistes si mauvaise presse. Ils devraient plus expliquer leurs façons de travailler, détailler comment ils parviennent à telle ou telle conclusion, faire preuve d’un peu plus d’humilité et de vulnérabilité. Mais les choses changent. Des économistes comme Daniel Cohen, Thomas Piketty, Emmanuel Saez, Gabriel Zucman, Julia Cagé et nous-mêmes commençons à prendre le temps de nous exprimer en public.
A l’orthodoxie ou aux «futurologues», vous opposez l’image de l’économiste qui ressemblerait à un «plombier». Quelle est votre démarche ?
Mon travail quotidien porte sur l’économie du développement, et donc plutôt sur la tuyauterie. On est loin de l’image de l’économiste qui descend de son avion avec un plan tout prêt dans ses bagages. Le symbole est amusant d’ailleurs : quand nous avons ouvert notre laboratoire J-PAL Amérique latine au Chili il y a six ans, nous nous sommes installés dans les anciens bureaux des Chicago Boys [initiateurs de la politique néolibérale mise en œuvre sous la dictature de Pinochet, ndlr].
Nous ne conseillons pas tel ministère des Finances sur la façon de réduire un budget ; nous étudions le programme qu’un gouvernement ou qu’une ONG veut mettre en place, et nous l’aidons à trouver la manière la plus efficace de le faire. Notre démarche s’appuie de manière étroite sur l’expérimentation : on adopte une approche scientifique et rigoureuse pour obtenir des réponses pragmatiques à des questions précises et définies. Celles-ci peuvent toucher de nombreuses personnes, ce n’est pas une histoire d’échelle. Par exemple, le gouvernement d’Indonésie est venu voir J-PAL pour un programme de distribution de riz, dont les bénéficiaires potentiels ne connaissaient pas ou peu l’existence, et où les personnes gérant le programme localement faisaient payer trop cher et empochaient la différence. Les chercheurs ont testé plusieurs versions : avec des cartes, des coupons, des posters, indiquant le prix ou non - dans des centaines de villages. Ils ont ainsi trouvé la meilleure méthode. Grâce à ce travail d’expérimentation, le nombre de bénéficiaires a augmenté d’environ 30 %, et le gouvernement a généralisé l’approche.
Vous pointez du doigt la «mauvaise science économique». Parmi tous les poncifs qu’on entend le plus souvent, lequel vous agace le plus ?
Une des idées répandues les plus fausses est celle qui affirme que les individus sont très réactifs aux incitations économiques. Si les impôts sont plus élevés, ils vont s’arrêter de travailler ; si les transferts sociaux sont plus généreux, les pauvres vont faire de même ; si les conditions économiques sont meilleures dans nos pays, toute la misère du monde va débarquer chez nous, etc. En fait il n’en est rien : gagner un peu plus d’argent ou faire un peu moins d’effort n’est pas le moteur principal de nombreux individus. Cela signifie que nous pourrions payer plus d’impôts plus progressifs sans qu’il s’ensuive de catastrophe économique, et qu’on pourrait concevoir des politiques sociales moins méfiantes envers ceux qui en bénéficient.
Quelle croyance économique est la plus éloignée de vos conclusions de terrain ?
Prenons les transferts conditionnels en espèce, ou conditional cash transfers en anglais, qui ont émergé au Mexique. [Ces politiques de lutte contre la pauvreté conditionnent le paiement d’une aide sociale au fait que le bénéficiaire s’acquitte de certaines obligations, comme envoyer ses enfants à l’école ou les faire vacciner, ndlr]. Les résultats étant très positifs, ce programme a été mis en place dans de nombreux autres pays. J’ai fait une étude de conditional cash transfers dans les régions rurales et pauvres du Maroc, en distinguant une branche avec versement conditionnel, et une autre, qu’on a appelée «labeled cash transfer», qui ne l’était pas.
Dans le premier cas, on a dit aux parents que pour recevoir l’argent, il fallait inscrire leurs enfants à l’école et s’assurer de leur participation régulière. Dans le second, on leur a simplement donné l’argent, en leur disant que c’était pour les aider à scolariser leurs enfants. Dans les deux cas, le résultat est le même : la scolarisation des enfants augmente. Or, ça coûte très cher de faire respecter des principes de conditionnalité et de suivre les bénéficiaires. De plus, cela décourage les plus vulnérables qui se disent qu’ils n’y arriveront pas, et s’autocensurent.
Ces leçons sont-elles généralisables ?
L’évaluation de chaque programme nous permet de tirer une leçon un peu plus générale. Pas forcément sur le résultat ou la nécessité de répliquer tel ou tel programme, mais souvent, sur une meilleure compréhension des comportements. Dans le cas présent, la conditionnalité, basée sur l’idée que sans elle les individus ne feraient rien, n’est pas si importante. A l’inverse, en ne faisant pas confiance aux gens, on les décourage. Ainsi tire-t-on des leçons non seulement sur le fonctionnement d’un programme, mais aussi sur les ressorts psychologiques ou économiques qui les sous-tendent.
Des ressorts psychologiques qui sont souvent à l’opposé de l’esprit de nombreuses politiques sociales…
Cette oisiveté supposée des pauvres qui n’attendent que les aides sociales pour ne pas travailler, ce résultat, partagé par de nombreux politiques, on ne le trouve nulle part, dans aucune de nos évaluations. Le programme de dons d’actifs, en l’occurrence une paire de vaches avec un accompagnement de 18 mois mis en place au Bangladesh, puis adapté dans de nombreux autres pays avec d’autres actifs (des chèvres, des abeilles…), montre que l’offre de travail augmente toujours avec ce type de programme. Les gens se mettent à travailler avec leur actif.
C’est donc totalement contraire à l’intuition des décideurs, d’ailleurs souvent partagée par les économistes, qui ont tendance à penser qu’il y aurait un effet revenu important, à savoir une fois atteint un standard minimum de vie, on aurait moins envie de travailler. Dès notre première évaluation, en Inde, nous avons constaté l’inverse et formulé l’hypothèse suivante : recevoir cet actif, pour des familles très pauvres et quasiment réduites à la mendicité, leur redonne de l’espoir, des perspectives, et leur permet de se remettre dans une approche plus positive de la vie en général. Et donc, de vouloir travailler.
Vous appelez dans le livre à mettre la dignité humaine au centre des politiques sociales. Celle-ci en a toujours été absente ?
L’absence de dignité est complète et historique : il y a toujours eu cette méfiance fondamentale envers les pauvres. Dès l’Angleterre victorienne, les programmes d’assistance étaient fondés sur l’idée que les gens devaient être mis dans des circonstances dures pour vouloir s’en sortir. On ne s’est jamais complètement libéré de cette vision d’une protection sociale punitive, qui sert également à protéger le reste de la société des pauvres qui seraient potentiellement dangereux ou contagieux.
Dans les pays en développement, ce n’est pas tellement différent. Non seulement le système n’est pas construit pour préserver la dignité des gens qui ont besoin d’aide, mais il a plutôt tendance à les enfoncer dans leur pauvreté, en amplifiant leur sentiment de ne pas être à la hauteur. Pour ceux qui bénéficient d’une assurance chômage, ce sera le parcours d’obstacles fait de rendez-vous en rendez-vous qu’il ne faut pas rater, sinon, on perd ses droits. Il y a une espèce de nuage de suspicion qui plane au-dessus des individus. Et pour les plus pauvres des pauvres, c’est encore plus flagrant. S’ils ne se comportent pas comme il faut, ils peuvent perdre la garde de leurs enfants, se retrouver sous tutelle. La conséquence immédiate de ce type de politique est que cela n’aide pas les personnes à s’en sortir. Nous sommes tous affectés par cet environnement, terrifiés à l’idée de se retrouver un jour en situation de pauvreté. Peur du changement, peur de perdre son travail, refus de prendre des risques : un tel système n’encourage pas une économie ou une société dynamiques.
Quand on entend Emmanuel Macron parler de «responsabiliser» les pauvres, ou quand on voit l’administration Trump retirer 700 000 personnes du programme de «Food Stamps» avec l’idée qu’ils n’en ont pas besoin, on se dit qu’il y a du chemin à faire…
Effectivement. La peur de rendre les pauvres paresseux est avec nous depuis toujours, et cela prendra du temps de s’en débarrasser.
Vous consacrez un gros chapitre à démonter les préjugés sur l’immigration, un sujet de fortes crispations des deux côtés de l’Atlantique : non, l’arrivée de travailleurs immigrés ne fait pas mécaniquement baisser les salaires des autochtones ; il faudrait plutôt s’interroger sur pourquoi la majorité des gens ne migrent pas. Pourquoi avons-nous du mal à entendre cela ?
Parce que l’adage «Plus on est de fous, moins il y a de riz» est une évidence tellement énorme que nous avons du mal à la dépasser. Il paraît si évident que s’il y a plus de gens dans un pays, il y aura moins de travail, que fermer les frontières nous paraît la seule manière raisonnable de nous protéger. De ce fait, le discours anti-immigration devient très facilement un thème favori d’un certain type de personnalités politiques qui se veulent proches du «peuple», mais ne préfèrent pas se poser la question de comment organiser une société plus juste : il n’y a plus qu’à construire un mur et tout ira bien. Dans notre livre, nous consacrons beaucoup de pages à montrer que non seulement en pratique les immigrés ne prennent pas les emplois des locaux, mais aussi pourquoi la logique de base, celle de l’offre et la demande, ne s’applique pas dans ce cas.
Explosion des inégalités, laissés-pour-compte… Aux Etats-Unis, première puissance économique mondiale, 13,5 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. La division entre pays développés et pays en développement a-t-elle encore du sens ?
Il y a de moins en moins de différences, mais plutôt un spectre partagé par de nombreux Etats. L’Inde ou la Chine se sont fortement enrichies : elles ont à la fois des problèmes de pauvreté de pays très pauvres et de pays riches. On s’est rendu compte qu’un nombre très important de personnes âgées dans l’Etat du Tamil Nadu, en Inde, vivaient entièrement seules et avaient beaucoup plus tendance à présenter des symptômes cliniques de dépression et de déclin cognitif plus rapide. Cela va à l’encontre de l’image que l’on a de la solidarité intergénérationnelle des pays en développement, et ressemble plus à ce qu’on trouve dans les pays riches.
C’est donc un problème de pays riche dans un pays pauvre. Si on va ailleurs en Inde, comme au Rajasthan, on voit des problèmes de pays pauvre. Les Etats-Unis ont des problèmes de pauvreté de pays riches : quand les gens perdent leur emploi, ils vont plutôt recevoir une pension d’invalidité et ne vont pas déménager pour trouver un autre emploi. On a cette idée tocquevillienne que les Américains sont toujours en mouvement. C’est de moins en moins vrai. Ceux qui bougent sont déjà privilégiés : ils vont vers les côtes, dans les villes où le travail se trouve mais où le coût de la vie est très élevé. Avec le taux de mortalité infantile et maternelle des communautés noires, les Etats-Unis ont aussi des problèmes de pauvreté qui sont littéralement ceux des pays pauvres.
Comment parler avec justesse de l’économie américaine ? Si on prend les indicateurs traditionnels (taux de chômage, PIB), le pays se porte très bien.
Dans un pays où il n’y a pas d’allocations chômage, personne n’a intérêt à se déclarer sans emploi. Le PIB ou la Bourse ne reflètent pas non plus la vie quotidienne des Américains. En revanche, les revenus des 1 % les plus fortunés ont énormément augmenté ; le revenu médian, lui, est complètement plat depuis des décennies. Si on s’habituait à utiliser cet indicateur essentiel, plutôt que le PIB par tête, on comprendrait mieux le mécontentement des populations.
Comment comprenez-vous l’opposition d’une partie des Américains à un système d’assurance santé universelle et publique, à l’instar de «Medicare for All», que propose le candidat à l’investiture démocrate Bernie Sanders ?
Le système américain est une véritable machine à gaz, qui s’est construit sans planification particulière. Un système rationnel avec une couverture universelle serait clairement plus efficace. Mais il y a toujours des gagnants et des perdants à toute réforme : si les gagnants potentiels sont plutôt pauvres et malades et les perdants riches et bien portants, il n’est pas étonnant que la réforme ne se fasse pas. Le problème du plan de Sanders est que dans la situation américaine actuelle, les bénéficiaires immédiats d’une assurance universelle, sur le plan purement financier, seront plutôt les hôpitaux qui soignent les gens gratuitement quand ils ne sont pas assurés, que les nouveaux assurés. De ce fait, il n’est pas évident que les plus pauvres seraient prêts à céder un soutien financier (dont ils ont besoin aussi) à une assurance universelle, et que cela puisse donc se faire, politiquement.
Les primaires démocrates ont mis sur la table un certain nombre de propositions, du revenu universel de base à la garantie fédérale d’emploi, fondées sur le subventionnement du travail dans certains secteurs. Quelles recommandations feriez-vous ?
Dans les pays riches, un revenu universel ne paraît pas une bonne idée : si on propose 13 000 dollars par an et par personne, il absorberait une partie importante du PIB, ce qui nécessiterait une augmentation énorme des impôts et l’élimination de nombreux programmes existants. Il nous paraît plus judicieux de cibler les transferts vers ceux qui en ont réellement besoin, et d’investir dans des services comme l’éducation, les soins de santé pour les plus démunis, la formation professionnelle, l’assurance chômage, le soutien aux parents pauvres ou l’aide à la reconversion pour ceux qui ont perdu leur emploi du fait de la mondialisation et de la robotisation. Les pays riches ont l’appareil statistique nécessaire pour identifier ceux qui ont besoin d’aide, pourquoi s’en priver !
Dans notre livre, nous faisons une série de recommandations que nous appelons du «keynésianisme intelligent». Nous proposons moins une garantie d’emploi qu’une expansion et une subvention de l’emploi dans les secteurs en demande, mais aussi ceux où les salariés sont mal rémunérés, comme l’éducation, les soins aux personnes âgées ou la garde des enfants. Cela créerait potentiellement des bons emplois, utiles, dans des secteurs où les personnes ne peuvent pas être remplacées par des robots, et qui sont bénéfiques à une société plus juste.
Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo économie utile pour des temps difficiles Seuil, 544 pp

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