vendredi 27 mars 2020

En psychiatrie, l’étrange calme pendant la tempête

Par Eric Favereau — 
Une chambre de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris.
Une chambre de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris. 
Photo Yann Castanier. Hans Lucas

Si le coronavirus a provoqué une réorganisation des services et de la prise en charge, avec un bouleversement du quotidien des patients, l’équilibre précaire de ce milieu est pour l’heure préservé.

«C’est calme, étrangement calme. On est presque mieux qu’avant», lâche le psychiatre d’un grand établissement public de Normandie. De fait, la situation est étonnante, presque inattendue. On pouvait craindre que dans les hôpitaux psychiatriques, l’arrivée du confinement fasse écrouler ce monde déjà bien fragile, qui plus est abîmé par des années de rigueur. Ce n’est pas le cas. Bien sûr, une kyrielle de problèmes, de peurs et d’angoisses se télescopent ici aussi. Il y a ces masques de protection qui manquent un peu partout et, dans certains endroits, les difficultés sont lourdes. Toujours est-il que, pour l’heure, cela tient, et pas trop mal. «La crise et le confinement, ce n’est pas très nouveau pour nous», ironise Tim Greacen, militant des droits des malades et responsable du laboratoire de recherche de l’établissement public de santé Maison Blanche, à Paris.

Le 22 mars, le délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie, le professeur Frank Bellivier, a achevé de mettre au point «les consignes et recommandations applicables à l’organisation des prises en charge dans les services de psychiatrie et les établissements sanitaires autorisés en psychiatrie» (lire ci-contre). La bascule organisationnelle est énorme : fini ou presque les consultations en face-à-face, c’est-à-dire la quasi-totalité des activités dans les centres médico-psychologiques (CMP) ; fermeture des hôpitaux de jour, qui sont le lieu central pour un grand nombre de patients. «Les prises en charge de groupe et les activités sont suspendues pour limiter le risque de propagation virale (fermeture des ateliers thérapeutiques en psychiatrie adulte, psychiatrie de la personne âgée et psychiatrie de l’enfant et adolescent)», insiste le texte. Et encore : «Au sein des unités de soins, il convient d’éviter la concentration et le regroupement des patients, ainsi que dans les espaces de déambulation de l’établissement. Les activités et prises en charge en groupe sont suspendues. Les chambres individuelles sont à privilégier. Les repas sont servis en chambre pour les patients à risque et les repas au réfectoire doivent être organisés afin de permettre le respect des distances préconisées.»
Autrement dit, c’est une tout autre vie qui doit se mettre en place. «Cela demande du temps, de l’organisation, et des dispositifs exceptionnels, souligne le professeur Frank Bellivier. Pour les équipes comme pour les malades, cela a été difficile car ces derniers jours, les informations étaient contradictoires. Maintenant, il faut bien caler les choses.»

Echanges téléphoniques

Au jour le jour, on a pris le pli. Le Dr Marc Lecuyer, psychiatre, ancien chef de secteur à l’hôpital d’Annecy, appelle désormais ses patients. Cette règle est devenue impérative : plus de consultations en face-à-face, mais par échanges téléphoniques. Et si besoin, se rendre chez le patient. Ce jour-là, le CMP est donc vide, mis à part ce médecin. «Pour les patients que l’on connaît et que l’on suit depuis longtemps, avec le téléphone, c’est un autre type de consultation, mais on y arrive. C’est plus problématique pour les patients que l’on ne connaît pas.» Là, il appelle un vieux psychotique, simple rendez-vous régulier, pour faire le point. Pas de souci, manifestement. «Non, docteur, ça va, et cela ne change pas grand-chose», explique même ce patient. Puis la consultation se poursuit à l’écart. «Un certain nombre de malades vivent le confinement au jour le jour depuis des années, précise alors le psychiatre. Et de ce fait, pour eux, au début, il n’y a pas à s’inquiéter outre mesure.»
«L’enfermement, ils connaissent, poursuit Tim Greacen, militant associatif. Pour ceux qui vivent chez eux, qui ont un trouble majeur, ils sortent peu : courses, consultations, pharmacie, promenade, ils font tout à pied mais ne prennent pas le métro. Et avec la stigmatisation dont ils souffrent, et l’autostigmatisation qu’ils peuvent parfois s’infliger, ils gardent leur distance.» Il n’empêche, à l’hôpital, comme celui de Maison Blanche à Paris, tout est inédit. Un étage - soit une vingtaine de lits - est en train d’être bloqué pour des personnes suivies en psychiatrie qui attraperaient le Covid-19 et ne pourraient pas rester à domicile sans être accompagnées. Pour l’instant, il n’y a pas de cas connu. «Les populations à risque ? Ce sont les usagers de drogue, bien sûr, les personnes âgées en institution, et le personnel, qui peut l’attraper dans le métro en allant au boulot», analyse encore Tim Greacen.
Même son de cloche chez le Dr Jean-Luc Marcel, qui dirige un secteur à l’hôpital Sainte-Anne, également à Paris. Celui-ci décrit d’abord une situation atypique : «A présent, la période est plutôt calme, on a moins de patients, on a moins de demandes, il n’y a plus de consultations, et on arrive à faire des choses au téléphone.» Puis ce constat : «Momentanément, cela se passe pas trop mal.»

«Plus de permissions»

Le Dr Bruno Caron, lui, est en charge d’un CMP dépendant du centre hospitalier Alpes-Isère à Saint-Egrève, près de Grenoble. C’est l’un des plus gros établissements psychiatriques de la région. L’homme est solide, il a une forte expérience. «Actuellement, ça va. Au CMP, quelques patients viennent, en particulier ceux qui ont du mal avec leur traitement ou ceux auxquels on fait des injections "retard" [traitement par piqûre une fois par mois, ndlr]. Ce qui m’inquiète, c’est demain, l’état psychique des personnes à moyen terme. Il y en a pour qui nous sommes leurs seuls liens. C’est fragile… En tout cas, cela reste incroyable de voir comment on arrive tous à s’adapter.»
A Saint-Egrève, la vie des patients n’est pas pour autant devenue un long fleuve tranquille. «Les règles changent tout le temps, c’est un problème. Il y a une réorganisation permanente», note le Dr Caron. «Pour les patients, il n’y a plus de permissions. Ils ne peuvent pas sortir dans le parc, sauf accompagnés. Ils prennent beaucoup sur eux, ils font d’énormes efforts pour s’adapter», insiste le médecin. Et là comme ailleurs, il manque du gel hydroalcoolique et les soignants doivent courir pour trouver des masques.
A l’autre bout de la France, au Havre, dans un des établissements psychiatriques qui, l’an dernier, avaient été en pointe dans la mobilisation, le Dr Jaut s’interroge, sans trop savoir comment qualifier ce moment à part. « Ici, il y a un étonnant silence. On fait les consultations par téléphone. Dans les pavillons, tout ce qui est réunion est arrêté. Les pavillons, même ceux qui étaient ouverts, sont aujourd’hui tous fermés. Les permissions ne sont plus autorisées. Paradoxalement, on a très peu d’entrées et on a eu quelques sorties. On a des lits disponibles, ce qui est rarissime.»
Qu’en déduire ? Le Dr Jaut constate : «C’est impressionnant car les patients semblent supporter mieux que nous ces changements. On les prend pour de grands fous, mais ils s’adaptent. Nous, on a presque du mal avec le confinement, eux ont l’air moins inquiets.» Et comme un petit miracle, il détaille encore : «Avec l’administration, cela se passe bien. Tous les organes de décision collective ont disparu, on a beaucoup moins de réunions, et quand il y en a, on les fait par téléphone, au moins c’est rapide.» Il s’agit d’un moment à part, incertain. «Reste que du point de vue de la préservation du psychisme de nos patients, conclut le Dr Jaut, on attend la vague. Que va-t-il se passer la semaine prochaine ? Même si jusqu’ici tout va bien…»







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