samedi 28 mars 2020

Cynthia Fleury : « L’un des enjeux de l’épidémie est de construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit »

La philosophe explique, dans un entretien au « Monde », que notre autonomie se construit sur notre dépendance aux autres. Selon elle, l’épidémie rappelle que la santé est un bien commun, non réductible à la marchandisation.
Propos recueillis par  Publié le 27 mars 2020

Yann legendre

Philosophe et psychanalyste, Cynthia Fleury est professeure titulaire de la chaire humanités et santé au Conservatoire national des arts et métiers et dirige la chaire de philosophie à l’hôpital Sainte-Anne (GHU Paris psychiatrie et neurosciences). Membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), elle a notamment écrit Le soin est un humanisme (Gallimard, 2019), dans lequel elle montre que l’acte de soigner nous relie aux autres et fait notre civilisation.

Face au danger, comment expliquer que nous ayons eu du mal, collectivement, à prendre la mesure de l’épidémie ?

Il y a plusieurs explications : d’abord, une forme de déni protecteur, assez classique, chacun dédramatisant la situation, les pouvoirs publics manquant de lisibilité dans leur communication et n’aidant pas à une prise en considération. Ensuite, le réveil et l’acceptation des restrictions, pour une grande partie de la population.
Reste ceux qui contournent, faisant preuve d’immaturité et d’inconséquence civique, et ceux qui ne sont pas « égaux » dans la capacité à respecter une norme, notamment parce qu’ils sont plus vulnérables. L’un des grands enjeux de cette épidémie est d’apprendre à construire un comportement collectif face au danger, et de le faire tout en respectant l’Etat de droit.

Quels sont les leviers pour y parvenir ?

En philosophie, on oppose la liberté négative, qui est l’absence d’entraves, à la liberté positive, qui articule intérêt particulier et intérêt collectif. Nos sociétés défendent, à juste titre, une conception négative de la liberté. Mais nous redécouvrons aussi la conception positive de la liberté, plus répandue dans les pays où la valeur de la communauté pèse culturellement davantage, ou qui sont habitués à une forme d’autoritarisme, voire de patriarcat, ou qui sont simplement plus disciplinés, bref plus familiers avec la compétence d’inhibition et le respect d’autrui. Mais la liberté positive connaît aussi ses dérives. L’articulation des deux conceptions est nécessaire.

Comment faire pour construire une adhésion aux contraintes dans une société marquée par une crise de confiance à l’égard du politique ?

Pour construire la confiance et donc produire du consentement, il est nécessaire de veiller à plusieurs éléments. La transparence de l’information publique, qui est un droit mais aussi une valeur en démocratie ; il existe une grande différence entre un gouvernement qui se trompe de bonne foi et un gouvernement qui occulte une vérité de façon volontaire.
Il faut aussi s’appuyer sur l’expertise scientifique, collégiale, interdisciplinaire, corréler la décision politique aux connaissances disponibles, car il existe un pacte intrinsèque entre l’Etat de droit et le partage des savoirs. Enfin, la confiance se restaure en s’appuyant sur les infrastructures de l’Etat social, les services publics où chacun connaît les protocoles à suivre, et qui tiennent bon quand tout s’effondre. A cet égard, il n’est pas étonnant qu’on ait vu resurgir dans les discours la valorisation de ceux qui sont porteurs de cet Etat social, au premier rang desquels les soignants.

Vous évoquez dans vos ouvrages la notion de « vérité capacitaire », c’est-à-dire la nécessité pour le soignant d’adapter son discours, sans basculer dans le mensonge, pour conduire le patient à consentir au soin. Un gouvernement peut-il s’en inspirer pour obtenir l’adhésion de la population ?

La vérité capacitaire est un élément essentiel dans le soin, qui consiste à se soucier de la façon dont on dit la vérité pour qu’elle soit comprise et qu’elle produise, chez la personne, la décision de participer activement au soin. Pour y parvenir, plusieurs écueils sont à éviter : les incohérences qui brouillent le message, le manque de clarté, mais aussi des vérités définitives qui empêchent toute projection positive et renforcent le déni. On peut en effet établir un parallèle avec le discours du soignant et celui du politique. Ces dernières semaines, ne pas prononcer le terme de confinement, par exemple, dans le discours du chef de l’Etat, a été contre-productif.

Le fait que les victimes les plus touchées par le virus sont les personnes âgées a-t-il joué un rôle dans nos comportements ?

C’est une évidence. La réaction d’une partie de la population aurait été différente si la létalité avait été plus forte ou si la cible avait été les jeunes enfants. Le système et toute la société auraient littéralement implosé si les enfants avaient été en première ligne. Aussi terrible qu’elle soit, cette épidémie n’est qu’une répétition générale, à moindre coût, de futures – si nous ne changeons pas – catastrophes systémiques, pandémiques ou autres. Or nous voyons que ce « moindre coût » produit déjà un désastre sanitaire et économique.

Les soignants sont applaudis chaque soir, et le président de la République a dit vouloir placer la santé « en dehors des lois du marché ». Sommes-nous en train de découvrir que le soin fait notre humanité ?

Cette épidémie nous amène à redécouvrir notre vulnérabilité alors que nous vivons dans l’illusion de la pseudo-performance et de l’individualisme mal compris. Elle nous rappelle la vérité de notre autonomie, qui est une construction issue de notre interdépendance sociale. Cette prise de conscience s’exprime chaque soir lorsque les soignants sont applaudis à 20 heures sur les balcons. Un médecin m’a dit hier qu’il était sorti de son service pour « prendre sa dose », avant de retourner à sa garde.
On ne peut que se réjouir de cette valorisation des soignants, même s’il est dommage de constater une différence de traitement entre d’un côté l’aigu, l’urgence, l’exception, et de l’autre l’ordinaire banal du soin, qui est pourtant la base de tout. Des personnes qui soignent sans être médecins – aides à domicile, infirmiers dans les Ehpad, voire actifs dans le lien solidaire de façon journalière – se sentent oubliées.
On constate aussi que la défiance envers la démocratie et les institutions s’estompe dès que l’État social reprend la main. Nous redécouvrons que la santé, l’éducation, l’alimentation, la recherche, etc., sont des biens communs, vitaux, matriciels pour la démocratie, non réductibles à des biens marchands. Et c’est une bonne nouvelle. Mais une fois l’épidémie passée, il va falloir veiller à ce que la prise de conscience produise une véritable mue, et que les actes succèdent aux mots.

L’épidémie survient après une année noire pour l’hôpital, avec des grèves à répétition et des démissions administratives. Comment expliquer que les soignants répondent massivement présent malgré les risques ?

Notre lien à la démocratie sociale ne se réduit pas à notre rapport avec l’exécutif, c’est un lien plus « méta », indéfectible. Heureusement que les personnels soignants répondent présent, la résilience de la société est à ce prix, sinon tout partirait en chaos absolu. Leur engagement nous sauve alors même que, faute de protections suffisantes, ils sont contraints de se mettre en danger.
Au sein du personnel médical et soignant, chacun fait la différence entre, d’un côté, une situation d’exception obligeant à des comportements inédits et, de l’autre, le mouvement social et la dénonciation des insuffisances de l’Etat. Cette double dynamique se manifeste dans quantité de services : d’un côté, un désaveu puissant des politiques publiques sociales du gouvernement, voire une colère contre l’exécutif ; de l’autre, une décision morale définitive quant au fait qu’il faille traverser cette crise, et qu’on ne retournera à la bataille sociale qu’après avoir mené celle contre l’épidémie.

Vous travaillez dans le cadre de vos consultations de psychanalyste avec des personnels hospitaliers. Comment affrontent-ils les risques pour eux-mêmes ?

La peur première de ces personnels soignants n’est pas de tomber malade, mais bien plutôt de ne pas pouvoir soigner. Ce qu’ils me disent lors des consultations, c’est qu’ils craignent qu’un manque de coordination ou qu’une mauvaise utilisation des ressources n’entraîne trop rapidement la saturation des services. Ils ont moins peur pour eux-mêmes que des conséquences des débordements organisationnels, et notamment du manque d’appareils de réanimation. Ils craignent d’être contraints à des choix éthiques drastiques comme la priorisation des patients. Leur colère face à la pénurie de masques n’a pas d’autre cause, car ils savent que, s’ils sont contaminés, cela provoquera, encore et encore, de graves dysfonctionnements, et empêchera d’infléchir la courbe des morts.

On a vu se multiplier en Italie les témoignages de soignants confrontés au dilemme de choisir entre leurs patients celui qui pourra bénéficier d’un respirateur artificiel. Comment cette priorisation est-elle abordée en France ?

En temps habituel, il existe une liste de critères qui conduisent les équipes à prendre ou non la décision de réanimer un patient : la gravité et l’urgence de la situation, l’évaluation de son état de santé préalable (à l’aide d’un score de fragilité clinique, par exemple), la prise en considération de la volonté des patients ou de leurs personnes de confiance, l’efficacité prospective (c’est-à-dire de la plus grande chance de survie)… La réflexion éthique sur ce sujet n’est pas nouvelle. En revanche, l’arrivée massive des patients Covid-19 en réanimation, conjuguée à la raréfaction des moyens, peut conduire à un phénomène de priorisation d’un patient par rapport à un autre, plus arbitraire, en réduisant de façon drastique les critères et les obligations de collégialité pour la prise de décision.
Les médecines de guerre et de catastrophe connaissent bien ce dilemme, qui ne se focalise plus sur la singularité du patient mais sur une logique collective. Ce qu’il faut comprendre, c’est que nous pouvons tous retarder, voire empêcher, cette priorisation, en jouant notre part de responsabilité, notamment en respectant le confinement, pour éviter la saturation des services et les dilemmes éthiques qui en découlent pour les soignants.

Eviter de telles pratiques peut-il justifier une restriction encore plus drastique des libertés ?

La restriction des libertés individuelles et publiques n’est légitime qu’à la condition de respecter scrupuleusement les principes dérogatoires, posés notamment dans la déclaration de Syracuse de l’OMS, qui encadre internationalement les conditions de dérogation acceptables à l’exercice des libertés démocratiques.
La mondialisation telle qu’elle existe aujourd’hui nous rend littéralement malades


La décision est prise parce que la situation l’impose, au nom de l’intérêt général. Elle est articulée à des données scientifiques, elle est évidemment temporaire et doit être assortie d’un suivi démocratique intransigeant pour ne pas restreindre les libertés plus que nécessaire. Mais la difficulté actuelle est la convergence des crises sanitaire, économique et sociale. Certes, l’enjeu est le maintien de la vie biologique, mais aussi celui de la vie économique et démocratique.

La situation des Ehpad est tragique, entre des contaminations qui s’enchaînent et un confinement qui peut conduire à la régression psychique des personnes très âgées.

Le CCNE s’est souvent penché sur cette question essentielle : comment ne pas renforcer la vulnérabilité de nos aînés par des mesures de quasi-surconfinement, alors qu’on sait que la socialisation préserve littéralement leur santé. En fait, l’éthique ne peut se réduire à appliquer une règle hors de toute considération de contexte. Dès lors, il faut s’obliger à produire des alternatives. On ne peut pas interdire les visites sans les remplacer, par exemple, par le recours systématique au téléphone, aux outils digitaux, à des personnels qui se font les porte-parole des familles… On sait depuis Aristote qu’une règle est toujours générale, et donc discriminante. Il est donc indispensable de produire une jurisprudence pour corriger ces discriminations.

Les alternatives que vous évoquez nécessitent du temps et des moyens. Or, c’est ce qui manque cruellement dans les Ehpad, même en temps ordinaire.

L’épidémie ne fait que révéler davantage une situation dysfonctionnante dans les Ehpad. Déjà en temps normal, leur situation est loin d’être idéale, mais, pendant une crise comme celle que nous traversons, elle devient dangereuse, inhumaine. Nous produisons collectivement des mouroirs.
Protéger les résidents des Ehpad, ce n’est pas seulement les isoler du virus en les confinant, c’est aussi penser la spécificité de l’aide que nous pouvons collectivement leur apporter, et veiller à leur donner, au même titre que les autres lieux de soins, accès aux ressources : personnels, masques, tests. On revient à la nécessité de la mue évoquée au début de l’entretien.

Quels peuvent être pour vous les enseignements de cette crise ?

La mondialisation telle qu’elle existe aujourd’hui nous rend littéralement malades, elle est devenue invivable, totalement délétère pour nos santés physique et psychique, économique et démocratique. La préservation de la souveraineté des biens non marchands, des commons, est un enjeu déterminant. Mais les résistances idéologiques sont immenses. Au cœur de la catastrophe, chacun a un accès direct à l’essentiel, mais ensuite, l’inertie, le déni, l’usure, la manipulation reprennent vite la main. Camus nous l’enseigne dans La Peste : celle-ci peut venir et repartir « sans que le cœur des hommes en soit changé ».

Quelles seraient les conditions d’un changement ?

Les philosophes grecs parlent du « kaïros », cet instant opportun, qui transforme un événement en commencement historique, qui produit un avant et un après. Le Covid-19 doit être l’occasion de ce kaïros national et international. Rendez-vous compte, il s’agit d’une pandémie faisant vriller l’économie mondiale. Si nous ne nous saisissons pas de cette obligation d’initium, dont parlait Arendt, d’inventer un autre modèle, nous ratifions le fait que nous sommes déments.



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