lundi 30 mars 2020

Coronavirus : « On ne peut pas compter sur le personnel hospitalier tout en continuant à le traiter de haut »

Dans une tribune au « Monde », le sociologue Ivan Sainsaulieu décrit les dynamiques de l’engagement du personnel soignant des hôpitaux, qui font face à l’épidémie malgré le manque de moyens, entre exigence professionnelle, ambiance de travail collective et contrainte productiviste.


Tribune. Malgré l’indigence des autorités, incapables de fournir à temps des lits et des masques au lieu de beaux discours ; malgré la menace de la maladie, et la fatigue accumulée antérieurement du fait d’un travail notoirement sous pression ; malgré les démissions, le turnover, le manque d’infirmiers, voire de médecins, les personnels hospitaliers font face. Avec notre soutien admiratif.
Ont-ils le choix ? Oui et non. Dans sept enquêtes sur les relations de travail à l’hôpital, j’ai pu appréhender les dynamiques de l’engagement au travail, au cours de centaines d’entretiens. D’un côté, c’est leur travail et leur devoir à la fois, puisque leur travail consiste à prendre soin d’autrui soit directement, pour les soignants, soit indirectement, au moyen des supports logistiques, administratifs et techniques. Et, d’un autre côté, ce n’est pas parce que l’on est un agent hospitalier qu’on ne peut pas avoir de faiblesses, vouloir parfois se faire tout petit et laisser passer son tour.

Des soignants habitués à prendre sur eux

Les infirmières estiment volontiers que la moitié « seulement » d’entre elles sont très compétentes. C’est évidemment le discours de personnels exigeants, qui ne supportent pas, avec raison, les négligences, et encore moins la maltraitance. Mais c’est aussi un score remarquable : si la moitié des élèves d’une classe pouvaient se vanter d’être très bons…
D’ordinaire, l’engagement des personnels ne varie pas seulement selon la vocation individuelle, mais aussi selon l’unité considérée, autrement dit selon l’ambiance de travail du service. Comme dans une cité HLM, où la moindre vitre cassée donne un mauvais signal, il suffit d’un ou d’une cadre autoritaire, d’un médecin mégalo ou d’une paire de soignantes tyranniques pour gâcher l’ambiance. Les collectifs solidaires sont plutôt rares. Victimes du rythme productiviste et d’un imaginaire individualiste, les soignants sont habitués à prendre sur eux personnellement, voire à jouer au « super infirmier » au risque de l’épuisement individuel, plutôt qu’à tabler sur des ressorts collectifs. D’ailleurs les collectifs, on ne sait pas comment les construire, tout ce que l’on peut faire, c’est éviter de les détruire.

Marqués par la « révolution sida »

Cette collaboration au travail ordinaire, inégale selon le service, l’équipe, voire le binôme, ce sont aussi ces grandes épidémies extraordinaires qui l’animent. Ainsi, on se souvient encore, dans les services infectieux, de ce que les soignants ont nommé « la révolution sida ». Face à l’inconnu et au danger, on avait besoin de tout le monde. La hiérarchie, si prégnante d’habitude, s’efface au profit du coude-à-coude. C’est banal à dire, ça l’est moins à vivre. Comme des membres de commandos au clair de lune ou des « camarades » soudés dans la Résistance, les membres des services infectieux furent marqués à vie par leur expérience de travail solidaire. Gageons qu’il en ira de même après cette catastrophe sanitaire, après le désarroi face à la mort répétée de patients isolés.
Demain, il faudra certes demander des comptes à « cette administration », comme le disait un médecin, pour qu’elle octroie plus de moyens. Si le gouvernement peut à ce point s’émanciper des contraintes budgétaires pour raison sanitaire, il pourra aussi revoir les salaires, quitte à réaménager la dette avec « les marchés », « coûte que coûte ». A chacun son tour de montrer l’exemple… Et gageons que nous serons encore là pour applaudir les soignants, écrire aux directions des hôpitaux, au ministre de tutelle ou faire des pétitions en ligne…
Il faudra aussi donner aux personnels voix au chapitre dans l’organisation du travail hospitalier. On ne peut pas compter sur le personnel hospitalier tout en continuant à le traiter de haut au travers de calculs gestionnaires pseudo-savants, selon une logique comptable dont les sciences sociales ont montré l’absurdité. La santé est un trop grand bien pour ne pas être placée sous le contrôle collectif des professionnels, ceux-là mêmes sur qui l’on table pour sauver des vies.
Si l’on compte sur la mobilisation des personnels, c’est que ces derniers connaissent leur travail : « Ni bonnes, ni nonnes, ni connes », disait le slogan des infirmières durant la grande grève de 1988. Sous leur contrôle, les services n’auraient sans doute manqué ni de masques, ni de produits, ni de blouses : ils auraient pris les devants, car ils sont les premiers concernés. Qui d’autre que ceux qui l’appliquent au risque de leur vie peut savoir apprécier la qualité de soins ? Qui d’autre doit la contrôler ? La qualité de soins ne peut pas n’être qu’un prétexte punitif, invoqué pour fermer un établissement. Elle doit se renforcer à l’instigation du collectif des personnels hospitaliers, pour le bien de la santé et pour développer la solidarité dans les rapports de travail quotidiens.
Ivan Sainsaulieu est professeur de sociologie à l’université de Lille, chercheur au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé).

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