jeudi 20 février 2020

Femme, fabrique ton corps

Par Noémie Rousseau, correspondante à Strasbourg — 



Photo issue de la série «Thing I Imagined» (2019) de Romy Alizée.

Photo issue de la série «Thing I Imagined» (2019) de Romy Alizée. Photo Romy Alizée

Une nouvelle version française du livre culte «Notre Corps, nous-mêmes» vient de paraître. Ecrit par un collectif de femmes d’âges, d’origines et d’orientations sexuelles différents, l’ouvrage, qui traite de sexualité, de travail, de santé ou d’autodéfense, est tout à la fois un outil et une arme, pour se connaître et riposter.

«Si vous doutez de ce que vous pouvez mettre dans votre vagin, demandez-vous d’abord si vous pouvez le mettre dans votre bouche.» Simple, jouissif, émancipateur. Souvenir ému d’une lecture adolescente, celui de Marie Hermann. Cofondatrice des éditions Hors d’atteinte, la maison qui publie aujourd’hui une version entièrement réactualisée de Notre Corps, nous-mêmes, elle est une des neuf auteures. A l’époque, sa mère n’arrive pas à lui parler «de tout ça», alors elle met entre les mains de Marie Hermann ce classique du féminisme datant de 1977, écrit par et pour les femmes. Le volume est déjà une adaptation de l’original américain, publié pour la première fois en 1973 par le Collectif de Boston pour la santé des femmes, Our Bodies, Ourselves. Un bouquin culte, qu’on trouve encore dans certains plannings familiaux. Dans la vie des femmes, il fut souvent un tournant. «Je commençais tout juste à prendre conscience de mon corps, et le discours ambiant très normatif était violent : l’âge de chaque transformation physique, des premiers rapports sexuels, la manière dont cela devait se passer, ce qu’il fallait dire, faire ou pas, se souvient Marie Hermann. Dans ce livre-là, je pouvais me projeter, tant il y avait de voix différentes. Personne ne me faisait sentir que je n’étais pas normale, différente, ou que j’avais mal fait les choses. Tout était ouvert.»
Sa mère garde jalousement son exemplaire. Alors Marie Hermann s’en procure un d’occasion, le relit. Il a vieilli. L’idée de le réactualiser germe. Elle réunit ses copines, elles parlent de règles, du rapport à leurs mères… mais l’aventure tourne court : les filles sont happées par leurs études.
Plus tard, Marie Hermann fera une fausse couche. Au traumatisme s’ajoute le désarroi. Aucune amie n’a vécu cette expérience. Elle ne sait vers qui, vers quoi se tourner. Internet est larmoyant, religieux ou culpabilisateur. Il faudrait pleurer beaucoup ou s’en remettre, et vite. «Je n’avais rien qui me donne des mots, un imaginaire pour surmonter ça, me raccrocher.»

Groupes de parole

Il fallait réécrire Notre Corps, nous-mêmes. Cette fois, l’idée chemine dans les cortèges en pleine mobilisation contre la loi travail, et elle prend. Sans doute ne mesuraient-elles pas dans quelle entreprise périlleuse et fastidieuse elles s’embarquaient. Les premières réunions débutent à l’hiver 2016, chaque femme en invite d’autres, mue par le souci de former un collectif le plus hétérogène et représentatif possible afin de s’adresser à toutes. La blogueuse afro féministe Nana Kinski, étudiante de 23 ans, rejoint le projet. Elle apporte son regard sur les sujets de construction du genre, de racisme, de voile. Elle participe en douce, «je viens d’une famille très traditionnelle, centrée sur la religion. Le féminisme, c’est tabou à la maison», dit-elle. L’expérience l’a changée, «ce fut un apprentissage. Le féminisme, pour moi, c’était Simone de Beauvoir, quelque chose d’institutionnalisé, universaliste, qui ne me touchait pas du tout. J’ai découvert la sororité, être écoutée, soutenue, sans que son vécu soit remis en question».
Ainsi, neuf femmes, âgées de 20 ans à 70 ans, d’origines et d’orientations sexuelles différentes, se sont mises à écrire ce livre, «avec fierté, colère et détermination», disent-elles en introduction. Toutes ont vécu des mycoses à répétition, connu des violences, certaines ont eu des enfants, d’autres non… Elles se sont réunies régulièrement, se sont racontées, confiées, disputées. Suivant la même méthode que les féministes américaines un demi-siècle auparavant, elles ont mis en commun leurs travaux et leurs réflexions, se sont relues, corrigées, fatiguées.
Partant de leurs propres échanges comme matière première, elles ont organisé des groupes de parole dans la France entière et conduit des entretiens individuels. La collecte est colossale et intense, parfois douloureuse. Quatre cents femmes ont témoigné. «Quelle que soit la thématique abordée, même les plus légères, la violence rejaillissait en permanence, qu’on parle de travail, de sexualité, de médecine… Il suffit d’ouvrir un espace de parole. C’était très troublant et précieux aussi. On a mesuré leur envie de participer, de libérer la parole, de confronter leurs expériences dans un cadre bienveillant, une pratique perdue et que certaines veulent poursuivre.»
Perdue notamment avec la «confiscation du savoir féminin par le corps médical», relatée dans l’ouvrage qui est aussi un manuel d’autosanté, visant une autonomie des femmes par rapport au pouvoir médical, encore très masculin et paternaliste en France. «On ne parle pas du corps seulement dans son aspect scientifique et médical», insiste Marie Hermann. La santé des femmes est abordée comme un levier d’émancipation, «le sexisme est une oppression vécue partout, dans la rue, au travail, à Pôle Emploi comme chez le médecin, et il passe par le corps, c’est une violence éprouvée à laquelle on veut donner les moyens de répondre.»

Ecrire la sensation

La couverture de la première version américaine montrait des femmes en train de manifester. Elle a été remplacée par une mosaïque de portraits de femmes de couleurs et d’origines différentes sur la dernière édition outre-Atlantique. «Comme une pub Benetton, dépolitisée : on insiste sur la diversité pour ne plus poser la question politique de la lutte pour l’égalité», ajoute-t-elle. C’est que les Américaines se sont «déjà émancipées depuis longtemps du corps médical, le discours d’opposition n’est plus nécessaire, analyse plutôt le médecin Martin Winckler. Vous ne voulez pas voir un médecin, vous assumez les risques et responsabilités de vos décisions. Plus le corps médical est proche du pouvoir et plus il véhicule son idéologie. En France, les médecins continuent de sortir de la haute bourgeoisie et se comportent comme l’élite politique : on sait ce qui est bon pour vous, il n’y a pas à discuter.»
Et la référence, c’est le corps de l’homme avec son «fonctionnement binaire : malade ou pas malade», poursuit Winckler, un des premiers soutiens du collectif de Françaises, dans Tu comprendras ta douleur (avec Alain Gahagnon, Fayard, 2019), pointant les préjugés qui biaisent la prise en charge de la douleur. «Le corps des femmes, c’est des bouleversements constants, la puberté, le cycle menstruel, la grossesse, la ménopause qui sont considérés comme pathologiques. Si la physiologie féminine servait de référence, on enseignerait qu’il n’y a pas de normes, seulement des variantes. Et c’est aux femmes de dire si elles sont acceptables ou pas.» Et de rappeler que les douleurs des femmes sont moins bien soulagées que celles des hommes : «On les croit moins et à même niveau de douleur exprimé, elles ont moins d’antalgiques.»
Les auteures ont collaboré avec plusieurs médecins pour s’assurer de la fiabilité des informations. Avec Notre Corps, nous-mêmes, le vécu des femmes, leur expression, rencontre la science. «Ce qui est novateur, et l’était dès la parution de la première édition, c’est d’articuler une perception que la femme peut avoir de son propre corps avec une connaissance biologique, hormonale, sexuelle. Il s’agit de faire le lien entre ce qui arrive physiologiquement dans le corps vivant et la perception qu’une femme peut en avoir», relève le philosophe du corps Bernard Andrieu, auteur de la Langue du corps vivant (Vrin, 2018). Comment écrire la sensation pour pouvoir la partager, la transmettre ? Avec quels mots ? Une fréquence cardiaque ne dit rien de l’expérience sensorielle interne d’un cœur qui s’emballe. «Le corps vivant est inconscient par rapport au corps vécu. Il a mal avant que vous ayez mal, il jouit avant que vous vous disiez "ça y est je suis en train de jouir". Il est en avance sur notre perception. On le connaît par l’émersion, tous ces signaux incontrôlés qui remontent : la faim, la douleur, le plaisir, les rêves… Nous sommes informés par notre corps vivant, cela arrive à la conscience, je songe que j’ai mal ou joui, mais c’est déjà une représentation culturelle, je suis déjà dans le corps vécu.»

Corps «bioculturel»

Charnel et politique, le corps est «bioculturel», selon l’expression d’Andrieu. «Les gender studies nous ont enseigné que le genre était culturel, le corps des femmes l’est aussi. Avoir ses règles au Japon ou en Angleterre, ce n’est pas pareil, cela dépend des représentations. Ce type d’ouvrage nous rappelle que le corps des femmes n’est pas totalement culturel.» Et, surtout, il s’agit d’un corps rassemblé, unique, entier. Le philosophe souligne l’approche holistique du projet : «Le livre évoque l’ensemble des expériences de la femme dans la société, c’est un corps unifié qui se transforme, vieillit, alors que les politiques publiques sur la contraception, la grossesse, la famille, le harcèlement au travail, parcellisent le corps vivant de la femme en autant d’objets de prévention.» On coupe la femme en tranches, selon ses âges, ses rôles. Des tranches comme des parts de marché. «Avoir une réflexion globale est toujours délicat, car c’est risquer de proposer un modèle», souligne-t-il.
Mais dans Notre Corps, nous-mêmes, le projet politique d’émancipation «repose sur un savoir indigène, produit par les actrices elles-mêmes, enrichi par la communauté. Tout l’inverse d’un Laurence Pernoud, "je vous donne un modèle et suivez-le".» Les femmes du collectif n’en sont pas vraiment sorties indemnes. «On ne détruit pas le patriarcat en écrivant un livre», disent-elles en conclusion. L’écriture fut une épreuve, elles confient en être sorties transformées, bousculées jusque dans leurs lits.

L’anti-Instagram

«Si Notre Corps, nous-mêmes a détruit des pans de patriarcat dans nos vies, alors certaines batailles sont gagnées. Encore faut-il que ce qui s’est passé en nous puisse se rejouer auprès de nos lectrices.» On le feuillette, on y plonge et on y pioche. Il est déstabilisant et libérateur. On y revient comme on retrouve ses copines après le travail. Et, désormais, il est là. Il nous manquait mais on ne le savait pas encore. «Mon corps m’appartient.» Oui mais comment ? Notre Corps, nous-mêmes, c’est comme si on avait enfin la notice. Le livre est tout à la fois un outil et une arme, pour se connaître et se défendre. On a envie de le prêter à sa mère comme à sa fille ; on a autant envie d’essayer l’autocontrôle du col de l’utérus que de demander une augmentation. Foisonnant sans être bordélique. Rigoureux sans être chiant. Intime sans être voyeur.
La question de l’enfant, en avoir ou pas, est traitée dans le chapitre «Produire et se reproduire», reliée au travail, rémunéré ou non. La violence va avec l’autodéfense, et les techniques pour riposter, se relever, voire se venger. Les règles vont avec la ménopause. Les récits, tantôt drôles tantôt graves, sont parfois tel un haïku, d’autres fois, ils coulent sur plusieurs pages. Ce n’est jamais empathique, c’est délicat. L’intime sans la mise en scène de soi, et qui se raconte à la première personne du pluriel. Subjectivité assumée et collective qui nous épargne la peine de l’écriture inclusive pour lui préférer l’écriture «non sexiste», sorte de ripolinage grammatical finement mené. Côté illustration, c’est l’anti-Instagram. Toutes les photos sont des contributions qui alternent avec des schémas anatomiques ou des gros plans de vulves, qui permettent de comprendre précisément de quoi on parle. C’est un peu flou, plutôt mal cadré et souvent en bazar. Elles se parlent, traînent en pyjama, se baignent, marchent, jouent avec des gosses, partent en vacances, travaillent, accouchent, rient, mangent. Tout un monde de routines débarrassé des normes. Qui est-ce ? Elles sont petites filles ou vieilles dames, tatouées, rondes, noires, trans… Rien n’est légendé.
Notre Corps, nous-mêmes, collectif, éd. Hors d’atteinte, 384 pp.

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