mardi 7 janvier 2020

Migraine : de nouveaux médicaments préventifs redonnent de l’espoir aux malades

Pour la première fois, des traitements spécifiques à base d’anticorps monoclonaux anti-CGRP arrivent sur le marché, et visent à prévenir les crises de cette maladie chronique. Des biothérapies efficaces en particulier chez les patients en impasse thérapeutique. Mais leur remboursement n’est pas acquis.
Par   Publié le 6 janvier 2020
Yasmine Gateau
Yasmine Gateau YASMINE GATEAU
« J’ai repris le cours de ma vie. C’est comme si on m’avait enlevé un manteau de plomb, capuche comprise », raconte Stéphanie. Sept mois après le début de son nouveau traitement, sous forme d’une injection mensuelle, cette femme de 48 ans, secrétaire médicale dans un hôpital niçois, n’en revient toujours pas. Elle qui avait jusqu’à vingt-huit jours de migraine par mois est passée à moins de cinq. Et bien moins fortes. Elle est même restée deux mois sans faire aucune crise, ce qui ne lui était pas arrivé depuis dix ans.
Voilà plus de vingt ans que toute son existence était rythmée par cette ennemie « opportuniste », une « broyeuse de crâne » surgissant à la moindre occasion : stress, manque de sommeil, foule, repas trop tardif… « J’ai traumatisé ma fille quand elle était petite, elle croyait que j’allais mourir », assure Stéphanie. Au fil des années, son neurologue, Michel Lanteri-Minet (CHU de Nice), un des spécialistes français de cette maladie, lui a prescrit presque toute la palette des traitements de crises et de fond disponibles. Avec des résultats qui ne duraient pas (« j’avais juste le temps de goûter au bonheur et ça repartait », dit-elle), des effets indésirables parfois pénibles. Son quotidien était calculé au millimètre pour essayer d’éviter les crises. Mais souvent, elle a fini aux urgences, avec des perfusions d’antalgiques. Elle a fait un burn-out puis une dépression, qui a nécessité un aménagement de poste. Depuis 2016, elle travaille à mi-temps.

En juin 2019, elle a commencé des injections mensuelles sous-cutanées d’Aimovig (erenumab, laboratoire Novartis), dans le cadre d’un programme compassionnel. Ce premier représentant d’une nouvelle famille thérapeutique, les anticorps monoclonaux anti-CGRP (peptide lié au gène de la calcitonine), a obtenu une autorisation de mise sur le marché aux Etats-Unis puis en Europe en 2018, mais n’est pas encore disponible en France. Son prix est toujours en discussion. Pour Stéphanie, les résultats ont été quasi immédiats. Même l’hypersensibilité au niveau de la face et du crâne qui persistait entre ses crises a disparu. Elle a repris contact avec sa meilleure amie, Estelle ; peut désormais aller dans des grands magasins, partir en week-end…
Le protocole dont elle bénéficie, prévu pour durer un an, doit s’arrêter en juin. Sa hantise ? Ne plus alors avoir accès à l’Aimovig, si celui-ci n’est toujours pas commercialisé en France, ou s’il n’est pas pris en charge, comme en Angleterre. Pour anticiper un coût de l’ordre de 600 à 1 000 euros par injection, cette secrétaire médicale a commencé à mettre de l’argent de côté. Sa fille a même ouvert une cagnotte Leetchi. Un cas extrême mais emblématique de l’enfer quotidien que vivent certains migraineux, et des effets parfois spectaculaires qu’obtiennent ces nouveaux traitements.

Un terrain génétique prédisposé

Terme souvent employé à tort comme synonyme de mal de tête, la migraine correspond pourtant à une maladie chronique avec des critères précis, bien définis par l’International Headache Society. Le diagnostic, uniquement clinique, repose sur la notion de céphalées évoluant par crises, souvent unilatérales et pulsatiles, et qui durent – en l’absence de traitement – de quatre à soixante-douze heures. Elles s’accompagnent d’autres symptômes : nausées, vomissements, sensibilité accrue à la lumière (photophobie) et au bruit (phonophobie).
Un tiers des patients décrit une aura, qui consiste en des troubles neurologiques transitoires, visuels le plus souvent, survenant habituellement avant la douleur. Comme les céphalées de tension, la migraine est une céphalée dite primaire (c’est-à-dire sans autre cause sous-jacente comme une tumeur cérébrale, un accident vasculaire cérébral…). Elle survient sur un terrain génétique prédisposé. Une quarantaine de gènes ont été identifiés.
Dans la majorité des cas, le traitement des crises, avec des anti-inflammatoires non stéroïdiens (comme le naproxène, l’ibuprofène, ou l’aspirine) ou des triptans (des médicaments spécifiques très puissants) suffit. Un traitement au long cours, dit de fond, est proposé dans les formes sévères, qui entraînent une altération de la qualité de vie et une surconsommation des médicaments de crise. « Les patients espèrent un traitement qui ferait disparaître leurs crises à tout jamais, mais à ce jour, cela n’existe pas », prévient le docteur Jérôme Mawet, neurologue au Centre d’urgence des céphalées, à l’hôpital Lariboisière (AP-HP, Paris), en soulignant par ailleurs les effets bénéfiques d’une bonne hygiène de vie (sommeil, sport, gestion du stress…) et la nécessité d’éviter les facteurs favorisant la migraine, qui varient d’un patient à l’autre.
« C’est chez des migraineux sévères, en échec thérapeutique de plusieurs traitements de fond, comme Stéphanie, que les anti-CGRP peuvent être le plus utiles. Quand ils répondent à ces médicaments, ça change leur vie, même leur entourage ne les reconnaît plus », se réjouit Michel Lanteri-Minet. Depuis six ans, ce neurologue a participé aux essais cliniques de l’erenumab et de deux autres anticorps monoclonaux au mode d’action proche, le fremanezumab et le galcanezumab. Respectivement développés par Teva et Lilly, ils ont aussi été approuvés outre-Atlantique et en Europe, et sont attendus en France dans les prochains mois. Un quatrième anticorps monoclonal anti-CGRP, l’eptinezumab (Alder BioPharmaceuticals) est en phase finale d’essais cliniques.

Un handicap important pour les patients

Mais pourquoi cibler cette petite protéine de 37 acides aminés ? « Ce neuropeptide a un rôle-clé dans l’homéostasie que l’on peut définir comme l’équilibre du milieu intérieur, explique le docteur Lanteri-Minet. Il est sécrété dans toutes les situations de danger et a deux effets principaux : stimuler les nocicepteurs, ce qui produit une douleur signe d’alarme ; et entraîner une vasodilatation, favorisant une réaction inflammatoire de défense. » Or, chez le migraineux, cette réponse est exagérée car le cerveau est hypersensible aux changements d’état : fortes émotions, variations du volume de sommeil, chute en œstrogènes qui précède les menstruations, brusque variation de la pression atmosphérique…
Lors d’une telle circonstance, du CGRP est libéré au niveau du système trigémino-vasculaire (un des dispositifs assurant le tonus neurovasculaire), ce qui induit une stimulation des récepteurs à la douleur, ainsi qu’une vasodilatation et une inflammation au niveau des méninges, enveloppes qui protègent le système nerveux central. C’est la crise migraineuse. Le CGRP est « la meilleure cible déjà validée pour la migraine » estimait dès 2016 le neurologue américain David Dodick (Mayo Clinic, Phoenix), un des ténors de la migrainologie, dans Science magazine.
« La migraine est la maladie neurologique la plus fréquente dans le monde », précise le docteur Mawet
Pour les spécialistes, les antagonistes du CGRP (anticorps monoclonaux mais aussi d’autres types de molécules en développement) pourraient bien transformer le traitement de fond des migraines sévères, tout comme les triptans (qui stimulent des récepteurs à la sérotonine) avaient bouleversé celui des crises, à partir des années 1990. « Jusqu’à présent, on prescrivait des antihypertenseurs chez des personnes sans hypertension artérielle ; des antiépileptiques chez des non-épileptiques ; des antidépresseurs chez des non-déprimés… Avec les anti-CGRP, on va enfin disposer de traitements de fond spécifiques contre la migraine », résume Anne Ducros, professeure de neurologie au CHU de Montpellier et présidente de la Société française d’études des migraines et céphalées. Elle-même n’a pas inclus de patients dans les études cliniques de ces biothérapies, mais déclare des activités de conseil auprès des laboratoires.
Une révolution ? La fin d’un paradoxe, en tout cas. La migraine, pathologie décrite depuis l’Antiquité, très fréquente (elle touche entre 10 % et 12 % de la population, trois fois plus souvent des femmes que des hommes, et également des enfants), et parmi les plus invalidantes, n’avait jamais eu aucun médicament spécifique pour prévenir les crises. A une exception près : le Désernil (methysergide), un dérivé de l’ergot de seigle, dont la commercialisation a été arrêtée en 2015 du fait de sa toxicité.
Le handicap pour les patients et le coût socio-économique sont pourtant colossaux. « La migraine est la maladie neurologique la plus fréquente dans le monde ; et la deuxième cause d’invalidité, si l’on prend en compte le temps vécu avec la maladie », précise le docteur Mawet.

Trente-cinq ans de recherche

« Malgré le remarquable fardeau de santé publique que constitue la migraine, elle reste l’une des maladies les plus stigmatisées, sous-financées et méconnues », déploraient récemment des spécialistes anglo-saxons dans The Lancet Neurology. En France, entre 20 millions et 30 millions de journées de travail seraient perdues chaque année à cause de la migraine.
La recherche de médicaments a-t-elle pâti de la mauvaise réputation de cette maladie, encore jugée « pas sérieuse » même par des médecins, d’autant qu’elle touche plus volontiers les femmes ? Il aura en tout cas fallu plus de trente-cinq ans depuis la découverte du CGRP, sur un chemin semé d’embûches, pour qu’arrivent sur le marché les premiers antimigraineux bloquant ce neuropeptide.
La recherche de médicaments a-t-elle pâti de la mauvaise réputation de cette maladie, d’autant qu’elle touche plus volontiers les femmes ?
Sa saga commence au début des années 1980, en Californie. En étudiant la production d’une hormone, la calcitonine, dans des cancers de la thyroïde, Michael Rosenberg et son étudiante Susan Amara découvrent que le gène qui code pour la synthèse de calcitonine dans la glande peut aussi induire la fabrication dans le cerveau d’une petite protéine, qu’ils nomment CGRP (Calcitonine Gene-Related Peptide). Présenté comme l’un des premiers cas d’épissage alternatif – un processus qui permet à un gène de produire plusieurs ARN messagers, correspondant à des protéines distinctes –, leur travail est publié dans Nature en 1982. A partir de là, de très nombreux travaux expérimentaux sont menés, qui vont démontrer que le CGRP s’exprime dans le système nerveux central, mais aussi périphérique, et préciser ses fonctions.

Une étape importante en 1990

A Lund, en Suède, un jeune chercheur spécialiste de la circulation cérébrale, Lars Edvinsson, est fasciné et commence immédiatement à travailler sur ce neuropeptide. Il réalise que c’est le plus puissant vasodilatateur des artères du cerveau qu’il a jamais vu et, dès 1985, il émet l’hypothèse de son rôle dans la migraine. En 1990, avec le neurologue australien Peter Goadsby, le Suédois franchit une étape importante en démontrant, chez des migraineux en crise douloureuse, une élévation du taux sanguin de CGRP (au niveau de la veine jugulaire). Taux qui se normalise après administration d’un traitement de crise efficace. « Ces résultats, pour la première fois, nous amènent à spéculer que le fait que le blocage du CGRP pourrait être une stratégie pour la migraine », écrit Edvinsson. Mais, à cette époque, les succès des premiers triptans – des médicaments de crise spécifiques – détournent beaucoup l’attention vers une autre cible : la sérotonine…
La piste CGRP n’est cependant pas abandonnée. En 2002, une équipe danoise, dirigée par Jes Olesen, réussit à déclencher des céphalées chez des migraineux par une injection intraveineuse de CGRP, alors que celle-ci est pratiquement sans effet chez les témoins non migraineux. Un résultat qui suggère la sensibilité particulière des migraineux à ce peptide et son rôle causal dans la maladie.
Dès lors, plusieurs laboratoires pharmaceutiques se lancent dans la conception de petites molécules, les gepants, qui empêchent l’action du CGRP en bloquant son récepteur. Les premiers essais chez l’animal et cliniques sont prometteurs, pour le traitement des crises et en prévention. Mais plusieurs de ces molécules se révèlent toxiques pour le foie et leur développement est abandonné. Depuis, des gepants sans toxicité hépatique ont été mis au point et sont en cours d’essais cliniques, en phase finale pour certains.

Manque de données à long terme

Parallèlement, une autre approche est explorée : des anticorps monoclonaux. Ces biothérapies ont l’avantage d’avoir une action très spécifique en bloquant le CGRP lui-même ou son récepteur, et de longue durée, suggérant un intérêt en prévention. En ce début des années 2000, d’autres anticorps monoclonaux, qui modulent le système immunitaire, commencent à obtenir des résultats spectaculaires dans certains cancers et des maladies auto-immunes. Mais, pour la migraine, il y a en théorie un hic : il s’agit de grosses molécules, qui ne peuvent pas passer la barrière hémato-méningée et donc parvenir jusqu’au cerveau… Cette action limitée au système nerveux périphérique ne sera finalement pas un obstacle, le CGRP ayant un rôle-clé au niveau du système trigémino-vasculaire qui est à l’extérieur de la barrière hémato-méningée.
L’erenumab (Aimovig) est pour l’instant le seul à être passé devant la commission de la transparence de la Haute Autorité de santé
Dans les essais cliniques, les anticorps monoclonaux anti-CGRP sont efficaces chez environ 50 % des patients, spectaculairement chez une partie d’entre eux (les super répondeurs). Chez les migraineux difficiles à traiter – en échec thérapeutique de plusieurs traitements de fond –, une réduction de moitié du nombre de jours de migraine est obtenue dans 30 % à 40 % des cas, et même de 70 % chez un patient sur cinq. « On ne sait pas prédire qui sont les super répondeurs. Pour cela, il serait essentiel que tous les laboratoires mettent leurs données en commun », suggère Michel Lanteri-Minet.
La tolérance ne semble pas poser de problème particulier, mais il manque des données à long terme, souligne le neurologue : « L’une des questions est : que se passe-t-il en cas d’infarctus du myocarde ou d’accident vasculaire cérébral chez une personne prenant un médicament qui bloque au long cours le CGRP, un peptide vasodilatateur et qui joue un rôle essentiel dans l’homéostasie ? Est-ce plus grave ? Aux Etats-Unis, où plus de 500 000 patients ont déjà été traités, il n’y a pas jusqu’ici de signal d’alerte. »

La Haute Autorité de santé sévère

Pour l’heure, les spécialistes français s’impatientent de la mise à disposition de ces traitements, et s’inquiètent de leur prise en charge par l’Assurance maladie. L’erenumab (Aimovig), indiqué en Europe pour les patients avec au moins quatre jours de migraine par mois, est pour l’instant le seul à être passé devant la commission de la transparence de la Haute Autorité de santé.
L’avis, rendu en février 2019, est sévère : « Intérêt clinique modéré uniquement chez les patients atteints de migraine sévère avec au moins huit jours de migraine par mois, en échec à au moins deux traitements prophylactiques et sans atteinte cardio-vasculaire, mais pas d’avantage clinique démontré dans la stratégie thérapeutique. » « Intérêt clinique insuffisant en l’absence de données pertinentes pour justifier son remboursement chez les autres patients migraineux. » En clair, l’Aimovig – dont le prix n’est pas encore connu – ne sera probablement pris en charge que chez les patients avec huit jours et plus de migraines par mois, en échec à deux traitements de fond classiques – soit une faible proportion d’entre eux. Une déception pour les migrainologues.
« Pour démontrer que l’erenumab est un progrès thérapeutique selon les critères de la commission de transparence, il aurait fallu des études le comparant à des produits actifs et pas un placebo. Mais chez les patients en impasse thérapeutique, il ne peut être comparé à rien », souligne Anne Ducros. Plus globalement, la neurologue regrette que l’avis n’ait pas assez pris en compte la bonne tolérance de l’erenumab par rapport à d’autres antimigraineux, et qu’il ait négligé l’impact socio-économique de la migraine, notamment en termes d’absentéisme. Optimiste, le docteur Lanteri-Minet espère que les prochains anticorps monoclonaux anti-CGRP seront remboursés, comme cela avait été le cas pour les triptans.
Les liens d’intérêt des médecins interrogés pour cet article sont consultables sur le site Transparence.sante.gouv.fr.

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