mardi 7 janvier 2020

«Le féminicide est un crime en lien avec la dépossession»

Par Virginie Ballet — 
Des corps sont conservés dans une chambre froide du CHU de Poitiers, le 17 décembre.
Des corps sont conservés dans une chambre froide du CHU de Poitiers, le 17 décembre. Photo Claude Pauquet. VU pour Libération






INTERVIEW

Psychiatre et médecin légiste, Alexia Delbreil passe au crible les homicides conjugaux depuis une dizaine d’années. Elle en tire un schéma récurrent : l’acte impulsif d’un homme en manque d’estime de soi après une rupture.

Elle a entrepris une véritable plongée dans les rouages d’un crime qui progressivement sort de l’ombre. Depuis une dizaine d’années, le docteur Alexia Delbreil, psychiatre et médecin légiste au CHU de Poitiers (Vienne), étudie les homicides conjugaux. Ces crimes, elle les a souvent côtoyés, que ce soit en médecine légale (de la levée du corps à l’autopsie, en passant par la reconstitution) ou en psychiatrie, à travers les expertises réalisées en vue d’un procès. En 2011, la discrète trentenaire leur a même consacré sa thèse. Pour ce faire, avec l’accord du ministère de la Justice, elle a passé au crible les dossiers judiciaires complets de plus d’une cinquantaine de cas d’homicides ou de tentatives du ressort de la cour d’appel de Poitiers, épluchant scrupuleusement enquêtes de personnalité, auditions des auteurs, témoignages de l’entourage et autres expertises. Depuis, elle est devenue l’une des spécialistes françaises les plus reconnues sur le sujet. «Ces histoires se ressemblent, tout en étant singulières», analyse-t-elle depuis son bureau, au deuxième sous-sol de l’hôpital poitevin. Son objectif désormais : mieux prévenir un crime qui a causé la mort de 149 personnes, dont 121 femmes en 2018. En 2019, elles étaient au moins 127 à avoir trouvé la mort dans ces circonstances, selon les données (sûrement partielles, car établies à partie d’une revue de presse) compilées par Libération.
Lors d’un homicide conjugal, les victimes ont-elles systématiquement subi des violences auparavant ?

Pas forcément. On ne trouve pas toujours de trace de violences avant un homicide. Déjà parce qu’assez peu de victimes portent plainte : 17 % dans nos travaux, contre 24 % selon les données du récent rapport de l’Inspection générale de la justice [qui portait sur 88 cas d’homicides conjugaux survenus en 2015 et 2016 et définitivement jugés, ndlr]. Dans les dossiers qu’on a étudiés, les interrogatoires de l’entourage (amis, famille, collègues) peuvent en revanche contenir des descriptions de situations de violences physiques, dans environ 60 % des cas.

A propos des auteurs, on sait qu’ils sont majoritairement des hommes (dans 85 % des cas), plutôt d’âge moyen (entre 30 et 49 ans, selon la dernière étude du ministère de l’Intérieur). Ont-ils d’autres points communs ?

Pour beaucoup, ils ont des histoires de vie carencées, marquées par des problématiques abandonniques. Il y a plusieurs profils, mais celui que l’on retrouve le plus fréquemment, c’est la séparation conjugale, qui apparaît comme insupportable. Dans 70 % des cas, le passage à l’acte des hommes survient après une rupture. On a aussi plutôt affaire à des catégories socioprofessionnelles relativement défavorisées, des niveaux d’études assez bas : 70 % des auteurs ont un niveau collège. Beaucoup sont en inactivité, parce qu’à la retraite, en invalidité ou en recherche d’emploi, donc dans une situation d’isolement social assez marquée, qui se trouve encore majorée lorsque la victime elle-même est inactive. On se retrouve alors dans un huis-clos familial qui peut générer des conflits plus fréquents, de la violence ou une consommation d’alcool (présente dans la moitié des cas, chez l’auteur ou la victime).
Que révèle la séparation comme élément déclencheur ?

Des carences affectives, cette problématique de l’abandon. Souvent, les auteurs ont évolué dans ce qu’on appelle un milieu «insécure» : leur estime d’eux-mêmes ne leur permet pas de vivre seuls et pour eux-mêmes, en toute indépendance. C’est aussi une question d’ego : d’un point de vue extérieur, il peut paraître surdimensionné, mais c’est pour masquer une forme de vide en eux, qui se trouve réactivé au moment de la séparation. Ces hommes utilisent leur partenaire, qui n’est pas perçue comme un sujet à part entière, capable de faire des choix ou d’avoir ses propres opinions. C’est cela qu’ils ne supportent pas : voir cet autre qu’ils chosifient s’opposer, affirmer ses choix. C’est un crime en lien avec la dépossession.
Dans les données que Libération consigne depuis le 1er janvier 2017, la majorité des féminicides conjugaux sont commis à domicile. Et dans votre étude ?

Pareil : c’est la plupart du temps au domicile conjugal s’ils vivent ensemble (50 %), ou, lorsqu’ils sont séparés, au domicile de la victime (28 %). On reste dans un huis-clos. Le crime se produit souvent dans un moment de dualité, dans un tête-à-tête, sans tiers extérieur.
Y a-t-il des périodes de l’année où on tue plus ?

Non. En revanche, les passages à l’acte surviennent davantage le soir et un peu plus dans des périodes d’inactivité comme le week-end. De manière générale, en psychiatrie, on observe des recrudescences d’angoisse et de tensions psychiques avec l’arrivée de la nuit. Est-ce que ce serait lié ? Ce n’est qu’une supposition, les auteurs ne l’expliquent pas ainsi.
Quant au mode opératoire, les données de Libération attestent la prédominance des armes blanches et des armes à feu. Qu’en est-il dans vos travaux ?

Dans 35 % des cas, c’est une arme blanche qui a été utilisée. Viennent ensuite les armes à feu (22 %), puis la strangulation et les coups à mains nues. Souvent, il s’agit d’armes d’opportunité, c’est-à-dire des objets que l’on a autour de soi. Ce qui rejoint l’idée d’un acte impulsif, pas forcément prémédité. C’est ce qui ressort aussi de l’analyse des condamnations judiciaires, qui montre une majorité de meurtres et assez peu d’assassinats. L’idée de tuer peut être apparue auparavant, mais l’auteur ne va pas forcément voir sa victime dans l’idée de la tuer. On retrouve souvent un facteur précipitant (un fait insignifiant, un geste) dans les minutes ou les heures qui précèdent le passage à l’acte, et qui fait basculer le fantasme dans l’action. Ces facteurs précipitants sont souvent liés à une frustration ou à ce qui est ressenti comme une humiliation. Par exemple, dans un contexte de séparation, un homme qui demande une énième discussion pour «s’expliquer», mais surtout pour la faire changer d’avis. Et en face, une future victime qui affirme et réitère ses choix. C’est ce facteur précipitant qui est le plus difficile à prévoir.
Que pensez-vous de l’expression «mourir sous les coups de son conjoint» ?

Elle est trompeuse. L’employer laisse trop imaginer qu’on serait face à une femme frappée tous les jours, pour qui cela aurait été «le coup de trop». Or, le contexte qui sous-tend ce geste criminel n’est pas obligatoirement celui du «coup de trop». Cela peut arriver, et ça se traduit souvent en justice par des condamnations pour «violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner», mais elles sont minoritaires.
N’y a-t-il pas encore aujourd’hui, en France, une forme de méconnaissance de ce que sont les homicides conjugaux ?

Disons qu’on avance moins que d’autres pays. Pour prévenir les homicides, si on ne s’attache qu’aux faits de violences conjugales connus et dénoncés, on passe à côté d’une partie des facteurs de risques. Et c’est dangereux. C’est aussi une des raisons pour lesquelles, en France, on n’observe aucune baisse significative du nombre d’homicides conjugaux entre 2006 et 2018 [respectivement 168 et 149 personnes, ndlr]. Pourtant, depuis 2006, de nombreuses lois et mesures concernant les violences conjugales ont été mises en place. Il faut aussi être attentif aux menaces suicidaires des hommes : on les retrouve dans 50 % des cas. Mais comme les menaces de mort ou le sentiment d’insécurité des victimes, elles sont souvent minimisées.
Reportage au sein du service de médecine légale du CHU de Poitiers, le 17 décembre 2019,
Photographies Claude Pauquet/Agence VU’ pour Libération.

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Dans le service de médecine légale du CHU de Poitiers, le 17 décembre. Photo Claude Pauquet. VU pour Libération

Que sait-on sur les femmes auteures d’homicide conjugal ?


Sur la cinquantaine de cas qu’on a étudiés, on en a recensé une dizaine. Avant leur passage à l’acte, elles étaient toutes victimes de violences psychologiques et, pour les trois quarts, de violences physiques. Le passage à l’acte n’intervient pas dans un contexte de légitime défense telle que définie par le code pénal français, à savoir une réponse immédiate et proportionnée à une menace. Elles tuent plutôt quand elles pensent que leur partenaire va moins réagir physiquement. Là aussi, majoritairement, le crime a lieu à domicile. En revanche, il n’a rien à voir avec une séparation.
Que pensez-vous de l’idée d’une «légitime défense différée», qui avait notamment émergé au moment de l’affaire Jacqueline Sauvage, et qui n’est actuellement pas reconnue en France ?

Je préfère ne pas évoquer cette affaire spécifiquement. Cependant, les magistrats peuvent déjà prendre en compte l’histoire de l’auteur et les circonstances quand c’est nécessaire. Les textes le permettent, notamment l’article 132-1 du code pénal, qui dispose que les peines sont déterminées «en fonction des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale». Pour moi, demander à revoir la loi, c’est se tromper de problème, car ce sont des cas très marginaux. Il me paraît préférable de consacrer plus de moyens à la prévention des homicides conjugaux.
Justement, le «Grenelle des violences conjugales» vient de prendre fin. Quel bilan en tirez-vous ?

Depuis quelques années, la mobilisation de la société et des médias va grandissante, et oblige le gouvernement à se pencher sur ces questions. C’est important : peut-être que ce crime sera moins banalisé. Quand j’ai commencé à l’étudier, il y a une dizaine d’années, on parlait encore beaucoup de «crime passionnel». C’est de moins en moins le cas.
Je regrette que pendant ce Grenelle, très peu de mesures aient été prises qui portent spécifiquement sur les homicides conjugaux. On s’est concentré sur les violences, en promettant de renforcer la formation des professionnels ou en mettant en place des grilles d’évaluation du danger dans les commissariats.
Le bracelet électronique antirapprochement est aussi une piste intéressante, notamment pour rassurer les victimes. Car même quand elles déménagent, le lien exercé par l’intermédiaire des enfants perpétue la maîtrise et la possession de l’auteur. Néanmoins, le nerf de la guerre demeure l’argent : oui, il faut plus de centres de prise en charge des auteurs et plus de centres d’hébergement pour les victimes. Mais il faut aussi, par conséquent, former davantage de professionnels de terrain pour y intervenir. Pour l’heure, c’est toujours très compliqué d’arriver à dégager du temps.
Virginie Ballet


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