La question de l’effort physique généré par l’emploi occupé est le ferment depuis 2017 d’une réactivation du clivage de classes, selon une note de l’IFOP et de la Fondation Jean Jaurès, dévoilée par « Le Monde ».
Alors que le projet de loi sur les retraites doit être examiné, vendredi 24 janvier, au conseil des ministres, le conflit se poursuit entre le gouvernement et les opposants à la réforme, ces derniers empruntant des voies d’action nouvelles, plus ciblées et violentes.
Dans ce contexte social tendu, l’IFOP et la Fondation Jean Jaurès font un lien entre la question de la pénibilité, au cœur des débats sur les retraites, et le jugement porté sur la réforme. « En termes de dynamiques d’opinion, l’exposition à la pénibilité influe très significativement sur les attentes et les projections des salariés concernant leur âge de départ », lit-on dans une note produite par l’institut de sondages et le think tank – dévoilée par Le Monde –, intitulée « La pénibilité au travail : un sujet éminemment politique ».
Selon l’IFOP, un actif sur deux se dit concerné par la pénibilité au travail et l’acceptation d’un allongement de la durée de cotisation est statistiquement corrélée au degré d’effort physique généré par l’emploi occupé : 50 % des actifs n’éprouvant aucune pénibilité physique dans leur travail seraient prêts à cotiser (et donc à travailler) plus longtemps, contre seulement 34 % des « plutôt » exposés et seulement 18 % des « tout à fait » exposés.
Parmi ces derniers, 31 % préfèrent que les cotisations augmentent plutôt que de se voir contraints de travailler plus longtemps dans un poste qu’ils pensent ne plus pouvoir tenir passé un certain âge, tant physiquement que psychologiquement. « Pour toutes ces raisons, l’idée de se projeter dans un allongement de la durée du travail relève de l’impensable, d’où le refus d’un âge pivot à 64 ans qui, en plus de les projeter dans une retraite tardive, ne prend pas en compte les carrières longues », écrivent les auteurs, Jérôme Fourquet et Marie Gariazzo.
« Sacrifice consenti »
Les actifs les plus exposés à la pénibilité constituent ainsi les publics les plus réfractaires au projet de réforme : d’après une enquête réalisée par l’IFOP les 19 et 20 décembre 2019, les interviewés ressentant le plus de pénibilité au travail étaient 71 % à soutenir ou à avoir de la sympathie pour le mouvement de grève, contre seulement 43 % parmi ceux ne ressentant aucune pénibilité.
Habitant souvent en lointaine banlieue, femmes de ménage, caissières, vigiles… ont été à la fois les plus touchés par la grève des transports en Ile-de-France, tout en faisant preuve de compréhension à l’égard des grévistes. « Ce soutien – malgré les désagréments – constitue (…) un sacrifice consenti pour l’avenir : les difficultés endurées du fait [du conflit social] étant le prix à payer pour s’assurer une retraite convenable », expliquent M. Fourquet et Mme Gariazzo, qui relèvent que cette même catégorie de salariés, particulièrement exposée à la pénibilité physique au travail, avait déjà manifesté une identification « nettement plus élevée que la moyenne » au mouvement des « gilets jaunes ».
Les auteurs rappellent que, depuis 2017, la France a connu un « mouvement social sans précédent dans sa forme et son intensité », avec les « gilets jaunes », ainsi qu’une grève « d’une durée historique à la SNCF » : deux événements qui « traduisent une réactivation de l’imaginaire de la lutte des classes ainsi qu’un antagonisme profond entre les composantes les plus populaires du monde du travail et un président perçu comme défendant les intérêts des classes possédantes et de la finance ».
Les données de l’IFOP sont à ce titre édifiantes : alors que les prédécesseurs d’Emmanuel Macron à l’Elysée bénéficiaient, à mi-mandat, d’un niveau de popularité identique parmi les cadres et les professions intellectuelles d’une part et les ouvriers d’autre part, le fossé est désormais béant avec l’actuel président. A titre d’exemple, Nicolas Sarkozy bénéficiait d’une popularité de 30 % auprès des cadres et de 30 % auprès des ouvriers, soit un écart nul, tandis que M. Macron, deux ans et demi après son arrivée à l’Elysée, bénéficie d’une popularité de 45 % auprès des cadres contre 18 % auprès des ouvriers, soit un écart de 27 points.
« Tout se passe comme si le clivage dominant n’était plus tant [celui] entre la gauche et la droite, jadis très structurant en matière de popularité de l’exécutif, mais [celui] opposant la “France d’en haut” à la “France d’en bas” (…). La recomposition politique initiée par la victoire d’Emmanuel Macron s’est traduite par une structuration de l’opinion publique qui est désormais non plus horizontale mais verticale », poursuivent les auteurs, dans la veine de la distinction théorisée par le politiste Jérôme Sainte-Marie entre « bloc élitaire » et « bloc populaire », dans son livre Bloc contre bloc, la dynamique du macronisme (Cerf, 2019).
Dans ces deux moments de tension sociale (« gilets jaunes » et retraites), la polarisation à l’égard de l’exécutif a fonctionné à plein : les cadres et les professions intellectuelles affichent un haut niveau de soutien quand les catégories populaires – dont ceux qui sont exposés à la pénibilité au travail – sont défiantes.
M. Fourquet et Mme Gariazzo observent que les métiers pénibles ont ainsi été des « viviers de recrutement » pour les « gilets jaunes » : si le mouvement a été soutenu par 11 % seulement des cadres supérieurs et des professions intellectuelles et 13 % des professions intermédiaires, il a en revanche résonné bien davantage parmi les catégories populaires : 31 % des ouvriers, 23 % des employés, et environ la même proportion d’indépendants (25 %), se sont identifiés aux « gilets jaunes ». « Alors que traditionnellement, la différence de statut entre indépendants et salariés clivait fortement ces populations, elles ont fait cette fois front commun, ce qui est assez inédit », pointent les auteurs, selon lesquels le fait d’exercer un métier pénible a joué comme ferment.
Ils précisent que la pénibilité fut aussi un marqueur lors des précédentes réformes des retraites, notamment celle de 2010. « Le sujet s’est toujours invité en force dans les consultations lors des réformes successives sur les retraites, comme une bombe à retardement », résument-ils.
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