vendredi 27 décembre 2019

En Ukraine, avec les enfants « sans rêve »









La mère parle de la guerre à son fils. De ses cauchemars d’enfant. De cette paix qui ressemble à une utopie. Mais jamais Ioulia Lovena n’essaie d’expliquer pourquoi la maison où ils vivaient tous deux a été bombardée. « Personne, ni lui ni moi, ne sait pourquoi on se bat. Alors… », tranche-t-elle sans se départir d’un ton sans chagrin ni colère. La jeune femme aux yeux couleur de glace bleutée poursuit son récit sans retirer son bonnet d’où s’échappe une mèche blonde. Nous voici projetés cinq ans en arrière à Pervomaïsk, ville industrielle de l’Est de l’Ukraine.
En 2014, Ioulia habite avec son enfant et ses parents. Agée de 26 ans, elle est employée à l’usine et mène une vie humble, sans passion ni drame. Le père du petit, dont elle a divorcé, est parti depuis longtemps. « Il n’était pas mûr pour avoir un enfant », pense-t-elle. Dans le haut de la rue Lermontov, sa maison fait face à une école abandonnée, devenue le fief des séparatistes et de leurs parrains russes. Ces rebelles, menaçants, ripostent à la prise de pouvoir, à Kiev, des proeuropéens galvanisés par la « révolution de Maïdan », du nom de cette place de la capitale où tout a commencé.
Barrage de l’armée ukrainienne sur une route à la sortie du village de Rodina, le 19 novembre.
Barrage de l’armée ukrainienne sur une route à la sortie du village de Rodina, le 19 novembre. GUILAUME HERBAUT AVEC LE SOUTIEN DU CNAP POUR « LE MONDE »
Cette révolte, ni Ioulia ni ses amis n’y comprennent grand-chose. Mais c’est peu de temps après Maïdan et l’annexion de la Crimée par la Russie que la jeune femme croise chaque jour avec Anton, 5 ans, des hommes en treillis, kalashnikov en bandoulière. Elle a peur, son fils aussi. Cette ville, où elle a toujours vécu en tant qu’Ukrainienne, appartient depuis quelques mois à la « République populaire de Lougansk », un Etat de pacotille à ce stade. Un champ de bataille, surtout, où les séparatistes s’opposent à l’armée ukrainienne au milieu de civils apeurés. Selon l’Organisation des nations unies, le conflit a fait plus de 13 000 morts en cinq ans, dont quelque 3 300 civils dans l’ensemble du pays.

« Maman, je ne veux pas mourir »

Nous sommes en décembre de cette maudite année 2014. C’est la nuit. Ioulia ne dort pas. Les obus tombent si près ! La terre tremble. « Je voyais la lumière à travers les rideaux en plastique », dit-elle. Soudain, un éclat d’obus transperce le toit. Elle prend Anton dans ses bras et se plaque contre le mur. Le garçon la serre si fort qu’elle manque d’étouffer, puis il murmure : « Maman, je ne veux pas mourir, je veux vivre. » « Dit-on des choses comme ça à 5 ans ? », demande-t-elle aujourd’hui. Après cette nuit, Ioulia est partie vivre dans l’appartement d’une amie avant de fuir, en bus, avec une petite valise dans chaque main et le chien en peluche d’Anton sous le bras, en direction de la cité minière de Hirske, plus à l’ouest, en territoire ukrainien.
« Il ne contrôlait pas ses émotions, attaquait les autres enfants, volait les jouets des filles », raconte Ioulia
Elle se pense à l’abri, loin des cauchemars et d’un quotidien ponctué de bruits d’obus, de cris et de descentes précipitées dans les caves. Mais c’est à ce moment-là que le comportement du garçonnet se met à changer. A la maison, c’est un ange ; à l’école, un démon. Il devient agressif et irritable. « Il ne contrôlait pas ses émotions, attaquait les autres enfants, volait les jouets des filles », raconte Ioulia. Anton reste seul, tantôt muré dans le silence, tantôt hyperactif. Une pédopsychiatre pense qu’il est maltraité, que sa mère est trop autoritaire, avant de se rendre à l’évidence : il souffre de syndrome post-traumatique.
Les années ont passé. Après un long suivi, Anton a su discipliner ses humeurs, calmer ses angoisses. « Il veut être Brad Pitt », s’amuse sa mère. Mais à défaut d’Hollywood, il songe toujours à Pervomaïsk. « Il veut rentrer à la maison et revoir son grand-père. » Iloulia nous montre une photo. Anton a maintenant 10 ans, l’air sage, les cheveux peignés sur le côté. Est-il pour autant guéri ? « Tant qu’il y aura la guerre… », soupire-t-elle, lucide, en baissant les yeux.

Suivi psychologique

Patrouille de soldats ukrainiens, non loin de l’école du village de Rodina.
Patrouille de soldats ukrainiens, non loin de l’école du village de Rodina. GUILAUME HERBAUT AVEC LE SOUTIEN DU CNAP POUR « LE MONDE »
La détresse psychologique des enfants ukrainiens est délicate à estimer. D’après l’Unicef, 430 000 enfants vivent dans les zones où les tirs de snipers, d’obus ou de mortiers sont quotidiens. « La plupart ne peuvent pas partir car leurs familles n’ont pas assez d’argent. Tous connaissent des gens morts, blessés, amputés, handicapés par la guerre. Et tous, en réalité, auraient besoin d’un suivi psychologique », estime Lotta Sylwander, représentante de l’Unicef en Ukraine.
Présente dans le pays depuis les années 1990, vouée à la protection des enfants dont un tiers vivait déjà, avant la guerre, en situation de pauvreté (avec moins de 2 dollars par jour, environ 1,80 euro), l’agence des Nations unies s’est focalisée depuis 2014 sur l’Est du pays, en offrant des formations aux pédagogues et enseignants pour suppléer un gouvernement dépassé. « L’Etat n’offre pas de services d’assistance psychologique aux enfants, il n’y a pas de spécialistes pour gérer les syndromes post-traumatiques », regrette Mykola Kuleba, commissaire auprès de la présidence ukrainienne pour les droits des enfants.
« Le principal défi est d’avoir accès aux villes et villages côté séparatiste. Les autorités sont méfiantes et ne voient pas la nécessité de ce que nous faisons », souligne Lotta Sylwander
Un enfant se rendant à l’école du village.
Un enfant se rendant à l’école du village. GUILAUME HERBAUT AVEC LE SOUTIEN DU CNAP POUR « LE MONDE »
Dans un pays où l’on préfère souvent taire ses maux, la prise en compte de tels dégâts psychologiques peine à s’imposer. La psychiatrie réveille aussi, chez certains, les peurs enfouies des répressions soviétiques. Mais dès lors qu’il s’agit de mineurs, les portes s’ouvrent plus facilement. « Nous expliquons que nous ne sommes pas là pour soigner des malades mais pour leur venir en aide. Aucun parent ne peut refuser cela, souligne Lotta Sylwander. Le principal défi est en réalité d’avoir accès aux villes et villages côté séparatiste. Les autorités sont méfiantes et ne voient pas la nécessité de ce que nous faisons. »

Des traumatismes aux conséquences multiples

Les traumatismes provoqués par les bombardements, la perte de proches, les déménagements forcés ont des conséquences multiples : crises d’épilepsie, cauchemars, alopécies diffuses (chute de cheveux et/ou de poils), hyperactivité, mutisme… Parfois, le problème passe inaperçu. Mais il n’en est pas moins grave. Il y a beaucoup d’« enfants sans rêve », selon la porte-parole de l’Unicef. Ceux qui ne s’imaginent pas d’avenir, persuadés que le monde ne va pas au-delà d’une ligne de front.
Dans l’école du village. Photo de gauche : Kyril (au premier plan) et Daniel Doudtchak. Photo de droite : Olga Rogatuyk.
Dans l’école du village. Photo de gauche : Kyril (au premier plan) et Daniel Doudtchak. Photo de droite : Olga Rogatuyk. GUILAUME HERBAUT AVEC LE SOUTIEN DU CNAP POUR « LE MONDE »
Genoux serrés sous son pupitre, cheveux bruns noués dans une natte, Olga Rogatuyk, élève modèle de 13 ans, fait sans doute partie de ces gamins ukrainiens à l’enfance volée. C’est dans les plaines glacées du Donbass, tout près de la frontière séparatiste, qu’elle suit ses cours à Chakhtar, seul établissement public du petit village de Zolote. En 2015, l’école a été bombardée. Près des deux tiers des élèves sont partis. Mais en cette fin novembre, à quelques centaines de mètres des tranchées où les militaires ukrainiens naviguent dans la boue, arme au poing, les classes ont été maintenues par la seule dévotion des professeurs et de la directrice, Galina Ereméeva. « Si j’étais partie, je les aurais trahis », dit-elle.
C’est ici, au milieu de maisons aux palissades sombres et décaties qu’Olga, dont le père travaille à la mine de charbon, collectionne les récompenses. A-t-elle peur ? « Je me suis habituée. » Aime-t-elle lire ? Non. Regarder la télévision ? Pas plus. Ses rêves ? « Je n’en ai pas. » Olga, l’enfant sage, consacre ses loisirs à aider ses parents avec les yeux d’une petite adulte dont la seule ambition semble être de ne causer aucun tracas. Au premier rang de la même classe, Kiril ne répondra, lui, à aucune de nos questions. Cet ado à l’allure gracile est dispensé. Ses parents, nous glissera plus tard la directrice, sont partis en Russie quand il avait 8 ans, le laissant, avec son frère, à Zolote. « Pourquoi ne pas les avoir emmenés ? Je ne sais pas. Peut-être estiment-ils que l’argent remplace l’affection, peut-être », s’interroge Mme Ereméeva, sans les blâmer. Les premières années, Kiril était très triste. Maintenant, il ne parle plus.

La thérapie du « jeu de sable »

Dans le village, où chacun a souvent de la famille en Russie ou des proches côté séparatiste, on peine à comprendre le sens véritable de cette guerre. Certains l’imaginent même montée de toutes pièces pour enrichir quelques oligarques. Qu’en pense Sergueï Kovalchuk ? En ce matin d’automne, le bonhomme de 7 ans, dernier d’une fratrie de cinq enfants, rejoint la classe des petits, d’un pas allant, cartable sur le dos. Comme ses camarades, il ne s’éloigne pas de la route, de peur de poser le pied sur une mine antipersonnel ou un dispositif anti-tank. Les équipes de déminage ont expliqué, à grand renfort de dessins et de bandes dessinées, qu’il ne fallait pas jouer au foot sur un terrain barré par une affichette à tête de mort. Sergueï a retenu la leçon.
A Zolote, le 18 novembre. Sergueï, 7 ans, réagit en se cachant le visage lorsqu’il entend le mot « bombardement ».
A Zolote, le 18 novembre. Sergueï, 7 ans, réagit en se cachant le visage lorsqu’il entend le mot « bombardement ». GUILAUME HERBAUT AVEC LE SOUTIEN DU CNAP POUR « LE MONDE »
Sous son œil malicieux, une balafre longue comme la lame d’un canif traverse son petit visage. La guerre ? Un coup ? Une morsure de chien, peut-être. Personne n’en connaît l’origine. Ou fait mine de ne pas savoir. Dans sa classe, ils ne sont plus que quatre. Sergueï s’assoie au premier rang, à côté de Stace Osinki, 9 ans, qui, dans le désordre, rêve d’être « inventeur » et d’« aller au McDo ». Derrière lui, Maxime Chickov, dont l’allure chétive masque la vivacité de ses 9 ans, veut « être militaire pour protéger la patrie ». Lorsqu’on pose la question à Sergueï, il enfouit la tête dans ses bras.
Parler de la guerre quand tous voudraient l’oublier est douloureux. C’est pourtant, affirme Ludmilla Romanenko, pédopsychiatre à Popasna, la première étape de la thérapie. Employée dans les collèges et lycées, elle se consacre depuis 2014 aux traumas des enfants. Son premier patient fut son propre fils. Il avait 2 ans quand un obus a atterri dans le jardin familial. Après cet épisode, son visage s’est agité de tics, il ne dormait plus. Mme Romanenko l’a alors soumis à une technique pour laquelle elle venait d’être formée à Kiev et qui, dit-elle, produit des effets miraculeux. Celle dite du « jeu de sable ».

« Elle se cachait, ne parlait plus »

D’inspiration jungienne, le traitement mis au point par la Suisse Dora M. Kalff dans les années 1950 puis remis d’actualité ces dernières années par l’Italienne Eva Pattis Zoja à travers divers ouvrages, consiste à mettre les enfants en groupe, chacun face à un bac de sable mouillé, où ils devront jouer, seul et en silence, pendant 45 minutes en utilisant des miniatures représentant des chars de guerre, des princesses, des insectes, des maisons… « On dit que lorsque l’enfant joue seul, c’est son subconscient qui parle », indique la pédopsychiatre ukrainienne. A la fin des cinq dernières minutes, il doit expliquer ce qu’il a voulu décrire à un adulte référent. Les parents n’ont pas le droit d’assister aux séances.
A gauche, des jouets utilisés pour la thérapie du jeu de sable. A droite, un dessin fait par un enfant souffrant de syndromes post-traumatiques.
A gauche, des jouets utilisés pour la thérapie du jeu de sable. A droite, un dessin fait par un enfant souffrant de syndromes post-traumatiques. GUILAUME HERBAUT AVEC LE SOUTIEN DU CNAP POUR « LE MONDE »
Devant son ordinateur, Mme Romanenko fait défiler les photos des bacs de sable de ses petits patients. On y voit des décors chaotiques ou très ordonnés, des scènes de guerre, des paysages féeriques et, parfois, rien. Enurésie, mutisme, bégaiement, diabète ou problèmes cardiaques, les motifs de consultation sont variés. La médecin s’arrête sur le cas d’une fillette, Cristina, née en 2012. Alors qu’elle avait 3 ans, une bombe a explosé près de sa maison. Quelques jours plus tard, elle perdait l’intégralité de ses cheveux, de ses cils et de ses sourcils. Sa mère ne pouvait plus s’éloigner d’elle, pas même pour aller aux toilettes. « Elle se cachait, ne parlait plus », raconte Mme Romanenko. Cristina a 5 ans quand elle est prise en charge. Pendant les quatre premières séances, la petite demeure immobile, inactive et muette. A la cinquième, elle commence à jouer en s’installant sur les genoux d’un adulte. Au bout de la neuvième séance, ses cils ont commencé à repousser.

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