mardi 19 novembre 2019

« L’emprise est le socle des violences psychologiques, dont le but est de soumettre l’autre »

La psychiatre Marie-France Hirigoyen explique comment l’emprise détruit les capacités psychiques des victimes de violences psychologiques.
Propos recueillis par  et   Publié le 19 novembre 2019
Encore mal connu, le phénomène d’emprise est pourtant au cœur des violences conjugales. Le Grenelle s’est emparé du sujet en mettant en place un groupe de travail spécifique, copiloté par l’ancienne avocate spécialiste des violences conjugales Yael Mellul et par Hélène Furnon-Petrescu, chef du service des droits des femmes et de l’égalité entre les femmes et les hommes à la direction générale de la cohésion sociale. Parmi leurs recommandations, remises le 29 octobre, figurent notamment le fait de reconnaître le suicide d’une victime de violences conjugales comme forcé et la nécessité de faire davantage condamner les violences psychologiques. En effet, les condamnations pour harcèlement et menaces, bien que reconnues depuis 2010 comme un délit dans le cadre conjugal, demeurent encore « très anecdotiques », selon ce groupe de travail.
La psychiatre Marie-France Hirigoyen, qui travaille depuis quarante ans sur les violences psychologiques et a participé à ce groupe, explique les ressorts de l’emprise, comment elle détruit les capacités psychiques des victimes et les enferme dans une relation dont elles ne parviennent pas à sortir.

De nombreuses femmes victimes de violences conjugales ne quittent pas leur conjoint. Quel rôle joue l’emprise dans ce phénomène ?

Quand j’ai écrit mon livre Femmes sous emprise (Ed. de Noyelles), en 2005, le but était justement de répondre à la question « pourquoi les femmes ne partent pas ? », car certains collègues psychologues masculins parlaient alors de masochisme féminin et de la jouissance à être victime.

Il faut comprendre que l’emprise est un conditionnement. C’est le socle des violences psychologiques, dont l’objectif est de soumettre l’autre. C’est toujours une question de pouvoir et de domination. Les femmes sous emprise ne partent pas parce que cela détruit leurs capacités psychiques, les empêche de distinguer ce qui est normal de ce qui est dangereux et les pousse à accepter ce qu’elles n’accepteraient pas spontanément. Plus elles restent longtemps, plus la violence est forte, et moins elles sont capables de partir.

Comment l’emprise se noue-t-elle ?

Cela ne survient pas brutalement mais progressivement, sur la durée. Comme dans une emprise sectaire, il y a toujours une phase de séduction narcissique : l’homme donne à voir une image idéale, tel un prince charmant. Puis les violences psychologiques surviennent à travers des microagressions, du dénigrement, des petites remarques… Ce procédé psychologique se met en place sur trois registres : comportemental (harcèlement verbal, contrôle, éléments de disqualification…), cognitif (messages ambigus distillant la confusion et la peur) et émotionnel (chantage affectif, menaces voilées, destruction d’objets aimés…).
Tout un système se met en place, qui conduit à la perte de confiance des femmes, allant jusqu’à les rendre passives. Elles s’abîment et s’effacent pour éviter l’escalade de la violence, renonçant petit à petit à ce qu’elles sont. C’est la fable de la grenouille : si on la plonge dans l’eau bouillante, elle va s’échapper d’un bond. Mais si la température grimpe petit à petit, elle ne va pas prendre conscience du danger et finira par mourir ébouillantée.

Quelles sont les conséquences de l’emprise sur les victimes ?

J’ai reçu en consultation des femmes détruites qui n’avaient pourtant jamais été frappées. Elles développent des troubles psychosomatiques, comme des douleurs partout, ou psychiques (dépression, anxiété…). On observe aussi des cas de stress post-traumatique.
Une femme sous emprise va si mal qu’il n’est pas rare qu’elle ait recours à des médicaments ou qu’elle sombre dans l’alcoolisme. Ce mal-être permet à son partenaire de la disqualifier, en disant qu’elle est folle. La victime se retrouve piégée, c’est elle qui porte la responsabilité de la situation, et non l’auteur. Ce renversement de la culpabilité s’opère aussi à partir du moment où elles essayent de se défendre : ce sont elles qui sont alors considérées comme violentes. Le message principal qu’envoient ces hommes à leurs femmes, c’est qu’elles sont incapables de se débrouiller sans eux, et cela finit par devenir la réalité.

Quels signaux doivent alerter l’entourage ?

L’élément le plus important, c’est la peur, qui ne peut pas être simulée, mais aussi le doute, la confusion et l’anxiété chez la victime. Quand une femme raconte une situation paraissant choquante, les questions à lui poser sont : « Est-ce que c’est quelque chose qui te convient ? », « Si moi je te racontais ça, est-ce que tu considérerais que c’est de la violence ? ». La plupart des femmes n’ont pas conscience que ce sont des violences. Lorsque leur mari les surveille, par exemple, c’est pourtant de cela qu’il s’agit. Au fond, ce n’est reconnu comme des violences que lorsque c’est un tiers qui le dit.

L’emprise est-elle un phénomène bien identifié par les acteurs de la chaîne pénale ?

Non, c’est mal connu, surtout dans le domaine judiciaire, où c’est rarement pris en compte. C’est vrai que c’est un phénomène subtil, qui n’appelle pas de réponse automatique parce qu’il n’y a pas de preuve matérielle, mais une réaction psychologique.
Il faut une compréhension globale de la situation. Une femme sous emprise peut ainsi porter plainte, puis la retirer peu après. Cette situation est parfois agaçante pour des intervenants extérieurs, qui proposent aux femmes une solution dont elles ne s’emparent pas. Mais ils doivent comprendre que c’est l’emprise elle-même qui crée cela.

Quel lien y a-t-il entre les violences psychologiques et physiques ?

Il n’y a jamais de violences physiques sans violences psychologiques au préalable. Pour comprendre, il faut envisager la violence de façon globale. Je vois cela comme un iceberg : en dessous, les inégalités entre hommes et femmes, au-dessus, le contrôle et la violence verbale, puis les maltraitances physiques et, tout en haut, les femmes tuées ou poussées au suicide. C’est un continuum des violences. On a progressé dans notre façon de l’appréhender, mais cela a pris du temps, et ce n’est toujours pas gagné.
Le « suicide forcé » en débat
Selon l’enquête Psytel de 2008, 13 % de suicides sont en lien direct avec les violences conjugales. Le groupe de travail sur les violences psychologiques veut inscrire dans le code pénal une nouvelle incrimination : le suicide provoqué par un conjoint ou ex-conjoint, aussi appelé « suicide forcé ». Il propose qu’elle soit inscrite sous la forme d’une nouvelle circonstance aggravante à l’infraction de harcèlement de conjoint, ou à celle des violences sur conjoint. Selon nos informations, le ministère de la justice a demandé à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) de faire expertiser cette proposition. Sa réponse est claire : « Veto total. » La DACG souligne un problème d’ordre juridique : en cas de suicide, l’intention homicidaire est impossible à prouver, selon elle.

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