jeudi 21 novembre 2019

Laura Mulvey: «L’image de la femme ne changera pas, tant que les femmes ne contrôleront pas la machine»

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Laura Mulvey: «L’image de la femme ne changera pas, tant que les femmes ne contrôleront pas la machine»
Laura Mulvey: «L’image de la femme ne changera pas, tant que les femmes ne contrôleront pas la machine» Illustration Fanny Michaëlis

Inventeure du concept de «male gaze», qui théorise le fait que le cinéma est conçu quasi exclusivement selon une perspective d’homme hétérosexuel, imposant aux spectateurs une vision du monde purement masculine, la cinéaste et féministe britannique, qui prône l’avènement d’un «regard féminin», poursuit sa déconstruction de l’industrie du film et décrypte, dans un ouvrage de 1996 enfin traduit en français, les liens entre marchandise et image du corps.

Laura Mulvey
Pour faire vaciller le cinéma français, rien de plus simple qu’une paire de mots. Il y a #MeToo, qu’on ne présente plus. Et il y a «male gaze», ou regard masculin, concept devenu un classique de la déconstruction genrée des films, qui a resurgi au moment où le milieu s’interroge sur sa violence structurelle. Forgée en 1975 par la Britannique Laura Mulvey (photo DR) dans un essai retentissant, Au-delà du plaisir visuel, mêlant théorie du cinéma, féminisme et psychanalyse, l’expression révélait une évidence devenue invisible à force de crever les yeux : le cinéma impose à ses spectateurs d’adopter une perspective d’homme hétérosexuel. L’idée a mis du temps à traverser la Manche - la version intégrale du texte n’a été traduite qu’en 2018 - et ces jours-ci paraît la traduction d’un autre ouvrage passionnant de Laura Mulvey, Fétichisme et curiosité (éd. Brook), datant de 1996, où elle pointe notamment les liens entre fétichisme des corps et de la marchandise. La cinéaste (1) et universitaire y revient plus longuement sur le regard de la spectatrice, dont la curiosité est «mise en éveil par la vision spectaculaire de la femme», et rappelle que le cinéma, industrie de l’illusion, a toujours attisé «le désir de mettre au jour».

L’expression «male gaze» fait désormais partie du discours cinéphile contemporain. Quel regard portez-vous, quarante ans plus tard, sur la longévité du concept ?
Je crois qu’il est utile de revenir sur le contexte dans lequel je l’ai élaboré. L’idée d’un regard masculin est évidente, quand on y pense, il suffit simplement de changer de perspective politique et idéologique. Cela a été possible pour moi, dans les années soixante-dix, car j’avais auparavant passé énormément de temps au cinéma. Avec un groupe d’amis, nous suivions religieusement les préceptes des Cahiers du cinéma, qui avaient redécouvert le vieil Hollywood des années cinquante. Lorsque je me suis intéressée au féminisme, cela m’a conduit à opérer un changement radical dans la manière dont je regardais les films. Je suis passée d’un état totalement absorbé à un état plus détaché et critique, où soudain les films que j’avais adorés me semblaient irritants et misogynes. Ce fut un changement assez abrupt, mais qu’il faut remettre en contexte. Le vieux cinéma se mourait, un nouveau cinéma, expérimental, était en train de naître, et l’on commençait à voir des films passionnants signés par des femmes : Chantal Akerman, Yvonne Rainer…

Etiez-vous alors universitaire ?
Non, et je n’en n’aurais pas rêvé ! Même si j’avais eu une éducation très privilégiée pour une jeune Anglaise de l’époque, et que je sortais d’Oxford. Mais je n’arrivais pas à ordonner mes pensées d’un point de vue qui aurait eu une valeur personnelle pour moi. Faire partie d’un groupe de lecture féministe, discuter de ces nouvelles idées, fut extrêmement important. L’anonymat, l’écriture collective du mouvement féministe ont été très libérateurs, même si cela n’a pas duré longtemps. Au-delà du plaisir visuel n’est pas écrit à la première personne, mais c’est un manifeste, davantage qu’un essai universitaire. Et je crois que cette liberté, ce tranchant polémique lui ont peut-être offert sa longévité. On oublie souvent, d’ailleurs, que ce texte était aussi un appel au surgissement d’un nouveau cinéma. J’y expliquais que la technologie du 16 mm, ce «cinéma du pauvre», allait permettre aux femmes de s’emparer de la caméra. Et j’aurais parié qu’à la fin du siècle, la moitié des cinéastes en exercice seraient des femmes, et que le cinéma serait devenu un art révolutionnaire. Qu’on s’intéresse aujourd’hui au male gaze montre à quel point les choses ont peu changé. Et l’image de la femme ne changera pas, tant que les femmes ne contrôleront pas la machine.
Pour imposer un «female gaze» ?
Je suis farouchement convaincue qu’il n’est pas question de simplement renverser la structure du pouvoir. Il ne s’agit pas de dire : «OK, on n’aime pas la manière dont le pouvoir est structuré autour du regard masculin, alors structurons-le autour du regard féminin.» Ça, c’est le genre de démarche qui à la rigueur fonctionne dans une comédie, de manière ironique, pour attirer l’attention sur un certain état de faits. Mais je n’appelle pas ça changer d’esthétique. Je pense qu’un «regard féminin» a aussi à voir avec l’histoire, les thèmes choisis, surtout s’ils ont pu être laissés de côté par le cinéma classique. Comme par exemple la maternité.
Vous pointez aussi, dans Féminisme et curiosité, la nature profondément curieuse de ce regard féminin…
Oui. Cette idée d’un regard curieux, inquisiteur, ouvre d’autres perspectives. Il déplace la question de la fascination scopique et lui donne une autre dimension. Est-il exclusivement féminin ? Pas seulement. Mais la mythologie et les contes regorgent d’histoires de femmes curieuses, dont la curiosité est souvent liée à l’exploration d’un espace - Pandore et sa boîte, la femme de Barbe-Bleue et la chambre fermée, jusqu’au Secret derrière la porte de Fritz Lang. C’est une curiosité qui est généralement punie, car elle est une forme de déviance - c’est le cas dans les Enchaînés d’Hitchcock. Pour une femme, dans l’idée de «regarder à l’intérieur», il y a aussi l’idée de s’intéresser à sa propre féminité. Pour reprendre le concept d’«abjection» tel que le définit Julia Kristeva, la femme peut contempler «l’abject» du corps féminin sans en ressentir de l’horreur, car elle ne ressent pas la peur de la castration qui affecte le sujet masculin. Je crois que ce n’est pas un hasard si les écrivaines à succès de l’histoire de la littérature ont souvent signé des histoires de détectives, ou mis en scène des enquêtrices femmes, Agatha Christie par exemple.
Quelles pistes de recherche contemporaines envisagez-vous ?
Il serait quand même très intéressant, aujourd’hui, d’examiner la manière dont le cinéma populaire et tous ces blockbusters de super-héros sont organisés autour d’une véritable explosion de la masculinité. On assiste à une fusion du pouvoir masculin et des effets spéciaux, une confrontation entre les forces du Bien et du Mal, qui sont à envisager du point de vue de la politique du genre. Cette explosion signale en creux la fragilité de la masculinité contemporaine. Et il serait aussi pertinent de penser le corps féminin pas seulement tel qu’il se dévoile sur grand écran, mais aussi sur toutes les plateformes de nouveaux médias. Les images véhiculées sur les réseaux sociaux notamment sont aussi destructrices pour les jeunes filles que ne l’étaient les images de stars de cinéma pour les femmes à l’âge d’or d’Hollywood. Moi, je suis trop vieille, mais une jeune génération de critiques devrait s’en emparer.
Votre travail est une invitation à être attentif devant les images. Comment rester mobilisé devant la multiplication des distractions visuelles ?
Dans mon nouveau livre, Afterimages (2), je m’interroge sur la façon dont on consomme le cinéma aujourd’hui, sur toutes les différentes plateformes à notre disposition. Et cette question de l’attention est cruciale. Le cinéma sur lequel j’ai pu écrire par le passé, en dehors de toute question politique, était un cinéma fascinant en tant qu’expérience esthétique. A l’époque on le disait moins, aujourd’hui c’est acquis : Alfred Hitchcock, Howard Hawks, Nicholas Ray, Josef von Sternberg, Fritz Lang ou Otto Preminger étaient des maîtres absolus, et leurs images valaient la peine qu’on les regarde de très près. Sans doute aussi parce que ces vieux cinéastes, parfois nés avec le cinéma lui-même, se rendaient compte que leur industrie était sur son lit de mort - cela donnait un caractère très particulier à leurs films. De nos jours, lorsqu’on voit des gens regarder un film ou une série sur leur smartphone, on se rend compte qu’il n’y a plus que la narration qui compte - les mots, les dialogues prennent une importance disproportionnée par rapport à l’image.
Mais vous expliquez aussi que la manipulation des images permises par les nouvelles technologies peut être jouissive…
Oui, après ma découverte du féminisme, j’ai vécu une deuxième révolution dans ma vie de spectatrice grâce aux nouvelles technologies, j’en parle dans mon livre Death 24x a second («la Mort 24 fois par seconde» (2), ndlr). Grâce à la VHS puis au numérique, j’ai appris à ralentir, mettre sur pause, accélérer, et déconstruire ainsi directement le «texte» du film sans passer par l’écriture d’un essai. Je l’ai d’abord fait pour m’amuser, car c’était fascinant de voir ces films adorés se déconstruire sous mes yeux. Mais cela révélait aussi la matière du cinéma qui les constituait. La beauté de la star masculine m’est apparue : dès lors qu’on pouvait figer Robert Mitchum en pleine action, l’on se rendait compte que le vieux cinéma était travaillé par une anxiété, celle d’exposer le corps masculin - le tabou du corps masculin objet du regard ! Ce corps pouvait devenir objet de contemplation, de même que le pouvoir très masculin d’être moteur de l’action pouvait être déconstruit.
Suite à l’affaire Polanski, on s’interroge en France sur le bien-fondé d’une séparation entre l’homme et l’œuvre. Qu’en pensez-vous ?
Toute l’histoire de la culture masculine est contaminée par l’exploitation de la femme. Hollywood s’est construit sur l’exploitation des femmes, à l’écran comme en dehors. Les artistes, les modèles, c’est une vieille histoire, on ne peut pas séparer le pouvoir de l’artiste sur ses modèles des processus de créativité qui lui sont associés. Il est grand temps qu’on en parle, mais le fait que cela soit une surprise pour beaucoup est en revanche très surprenant pour moi… Mon problème pour juger ce genre de question, c’est que je me suis toujours intéressée davantage à la représentation qu’à la vie réelle. Mais nous assistons à une libération de la parole, et même si ce n’est pas de chance pour Polanski qu’il soit rattrapé par cette prise de conscience, cela fait si longtemps que ces problèmes existent qu’il est bon que les femmes puissent enfin s’exprimer.
(1) Laura Mulvey présentera deux films le mardi 26 novembre au Forum des Images
(2) Editions Reaktion Books (non traduit).
Recueilli par Elisabeth Franck-Dumas Dessin Fanny Michaëlis

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