mercredi 13 novembre 2019

Crise de l’hôpital public : « Chaque jour, j’ai des infirmières qui craquent et qui pleurent »

De nombreux soignants ont répondu à un appel à témoignages du « Monde.fr ». Ils décrivent tous des conditions de travail à l’hôpital dégradées, qui pèsent aussi sur les patients.
Par   Publié le 13 novembre 2019
A 28 ans, Marlène (tous les prénoms ont été modifiés) est une infirmière « exténuée » par son rythme de travail. En cinq ans, l’effectif du service d’hémato-oncologie où elle travaille a fondu de moitié. Face aux demandes régulières de la cadre de son service de revenir travailler lors d’un jour de repos pour boucher un « trou » de planning, elle a récemment pris une décision radicale : elle ne répond plus aux appels venant de l’hôpital et a même débranché sa boîte vocale afin de ne plus « culpabiliser » et « stresser » de refuser ces demandes.
Ce manque permanent et quasi structurel de personnel, qui oblige à des journées de travail à flux tendu et à annuler à la dernière minute des jours de congé, est le premier problème pointé par les quelque 200 soignants – principalement infirmiers et aides-soignants – du secteur public qui ont répondu à un appel à témoignages lancé sur Lemonde.fr, le 25 octobre.
Certains se disent « en colère », d’autres « désabusés ». Tous évoquent l’épuisement dû à une « déshumanisation progressive des soins » ces dernières années. « Chaque jour, j’ai des infirmières qui craquent et qui pleurent à cause de ce rythme “à la chaîne” que je leur impose malgré moi. Chaque jour, je ne sais pas comment la journée va se finir », témoigne une cadre de santé d’un centre de lutte contre le cancer. « Ça fait deux ou trois ans que c’est vraiment raide, à se dire “je vais aller faire caissière” », assure une infirmière.

Le constat est récurrent : depuis dix ans, les personnels hospitaliers partant à la retraite n’ont pas tous été remplacés, alors que la demande de soins, elle, a continué de croître. Ces non-remplacements sont durement ressentis par ceux qui restent. « Avant, les congés maladie et maternité étaient remplacés, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les autres agents compensent avec les heures sup », explique Olivier, 47 ans, infirmier en psychiatrie à l’hôpital d’Aurillac.

« Frustration et incompréhension »

« Il y a dix ou douze ans, ça ne se passait pas comme ça : quand il fallait recruter, on recrutait », se souvient Camille, 39 ans, infirmière de bloc dans le service de chirurgie pédiatrique d’un centre hospitalier universitaire francilien. Les heures supplémentaires ? « Elles finissent par vous faire ressembler à un zombie », peste-t-elle, décrivant une « catastrophe » pour la vie de famille. Après dix-huit ans à l’hôpital, et un arrêt maladie pour burn-out, elle a choisi, il y a quelques semaines, la mort dans l’âme, de passer à autre chose, « épuisée par cette pression, ce manque de personnel, ce manque de tout de façon récurrente »
« Il y a dix ou douze ans, ça ne se passait pas comme ça : quand il fallait recruter, on recrutait », se souvient Camille, 39 ans, infirmière de bloc
Dans de nombreux hôpitaux, assurent les répondants, les absences sont de moins en moins compensées par quelqu’un du pool de soignants non rattachés à un service ou par un intérimaire. Ceux qui restent se retrouvent à faire le travail de trois personnes à deux, favorisant les situations d’épuisement. « On travaille trois week-ends sur quatre, les services de pool ne suffisent plus, on est tout le temps rappelés… Résultat : la fatigue s’installe et de plus en plus de filles craquent », constate Aurélie, 45 ans, aide-soignante en chirurgie digestive pour un peu plus de 1 500 euros par mois dans un hôpital des Pays de la Loire.
« Il y a deux fois plus d’arrêts qu’il y a dix ans », estime-t-elle, forte de ses vingt-six années d’ancienneté. Faute de lève-malades adaptés, six des huit aides-soignantes de son service se plaignent actuellement du dos. « Il y a quelques jours, mon dos a dit stop, raconte-t-elle. Mon médecin voulait m’arrêter plus de trois jours, mais je n’ai pas voulu parce qu’il y avait de grandes chances que je ne sois pas remplacée et que ça mette mes collègues en difficulté. »
Pour illustrer cette fragilité du système, un médecin d’un établissement francilien de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) décrit une situation révélatrice de la crise actuelle. « Parfois, nous obtenons un infirmier suppléant qui arrive dans le service. Il commence à prendre en charge les patients, mais, une heure plus tard, il est changé de service pour un autre, où les difficultés sont encore plus importantes, ce qui désorganise les soins et crée de la frustration et de l’incompréhension. »
La charge de travail de ceux qui restent explose. Infirmière à l’hôpital de Briançon (Hautes-Alpes), Christelle Fauconnier, 48 ans, raconte qu’il y a dix ans, lorsqu’elle a commencé à travailler la nuit, elle devait s’occuper de 12 patients. « On est ensuite passé à 15, puis à 20 et enfin 30. Il y a une nuit, j’en ai eu jusqu’à 47 ! », s’exclame-t-elle. Avec autant de patients, « plus un moment de répit ». « Je n’osais plus boire car je savais que je n’aurais pas le temps de faire pipi, je mangeais un bonbon quand j’étais au bord du malaise », raconte l’infirmière, qui travaille désormais aux consultations externes pour 2 130 euros net par mois.

« Des choix impossibles à faire »

Infirmière de nuit dans un hôpital de l’AP-HP, Armelle, 27 ans, pense déjà à se reconvertir, un an seulement après avoir commencé son métier. « Le rythme est plus que soutenu, c’est non-stop, c’est exceptionnel quand j’ai le temps de manger un petit bout », explique-t-elle. En ce moment, deux des cinq infirmières des deux équipes de nuit du service sont en arrêt maladie et ne sont pas remplacées. « On n’arrive pas à recruter, personne ne veut venir travailler chez nous, ce n’est pas attractif du tout. »
Les départs à la retraite non remplacés – notamment de secrétaires – ont augmenté le nombre de tâches demandées aux personnels paramédicaux, relèvent de nombreux soignants. « En vingt-cinq ans, mon métier de soignant est devenu peu à peu secrétaire, gestionnaire de stock, apprenti informaticien, fabricant de protocoles… Bref, tout sauf l’infirmier que je souhaiterais être », estime Olivier, à Aurillac.
« Je n’osais plus boire car je savais que je n’aurais pas le temps de faire pipi, je mangeais un bonbon quand j’étais au bord du malaise », raconte une infirmière
Pour les soignants, ce travail à flux tendu se fait au détriment d’une certaine qualité du soin aux patients. « Avant, on avait le temps d’aller promener nos patients dehors, de faire de l’animation, on avait un horaire aménagé pour ça… Maintenant, il faut revenir sur nos repos », déplore Lila, 43 ans, aide-soignante pour 1 500 euros par mois dans le service de gériatrie de l’hôpital de Montluçon (Allier).
Conséquence de ce « rythme de dingue » : des « choix impossibles à faire sans cesse quotidiennement », estime Marie, 32 ans, infirmière depuis près de dix ans dans un service de chirurgie d’un hôpital de Toulouse, pour 1 600 euros net par mois. « Est-ce que je laisse la mamie dans ses selles pendant deux heures ou est-ce que je laisse ouvert un pansement ? Plus ça va, plus on a ce type de choix à faire. Tout s’aggrave. »
L’infirmière constate également que, cinq ans plus tôt, dans son service, aucun patient n’avait d’escarres. « Aujourd’hui, ils en ont très souvent. On n’a plus le temps de les tourner toutes les heures ou toutes les deux heures. C’est grave. » « On nous demande d’être des techniciens de soins en série, des robots efficaces, regrette-t-elle. J’adore mon métier, mais je n’arrive plus à l’exercer. »

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