mercredi 9 octobre 2019

La vraie raison du «burn-out» des internes des urgences de Mulhouse

Par Nathalie Raulin — 
Au département des urgences de l'hôpital de Trousseau, à Tours, en janvier 2017.
Au département des urgences de l'hôpital de Trousseau, à Tours, en janvier 2017. Photo Guillaume Souvant. AFP

Après le décès d'une femme fin septembre, les 17 internes aux urgences de Mulhouse se sont mis en arrêt de travail pour protester contre le manque d'encadrement depuis les démissions en série des médecins titulaires.

Un arrêt de travail collectif en guise de cri de protestation. C’était le 30 septembre. Aucun des 17 internes exerçant aux urgences de l’hôpital de Mulhouse (Haut-Rhin) ne s’est présenté. Du jamais vu de mémoire d’hospitalier. Motif relayé par leur syndicat urbi et orbi : «burn-out». Une explication commode dans l’actuel contexte de ras-le-bol des urgentistes, auquel le Collectif inter-hôpitaux qui se réunit ce jeudi en assemblée générale à la Pitié-Salpêtrière espère donner une nouvelle ampleur. Parfaitement crédible à Mulhouse, où les démissions de médecins seniors aux urgences s’enchaînent sur fond de conditions de travail dégradées : en juin, quand la grève a démarré, ils étaient 27 titulaires en poste ; ils ne sont plus que sept.
Il s’agit pourtant d’un demi-mensonge. «On reprochait plutôt aux internes de manquer d’initiative, s’étonne un médecin qui prête régulièrement main-forte au service. Ce n’est pas anormal, puisqu’ils entament tout juste leur formation pratique. Mais quand on est soi-même débordé et stressé, cela peut être pesant.» Lui comme d’autres ont mis le coup d’éclat sur le compte de la colère : «C’est vrai qu’ils se faisaient copieusement engueuler : faute de médecins titulaires en nombre suffisant, l’hôpital fait appel à des remplaçants ou des intérimaires qui, un peu perdus à leur arrivée, attendent des internes une aide pour un peu tout : manier l’outil informatique, remplir les feuilles de soins, trouver les noms et téléphone des chefs de service, etc. Ce n’est a priori pas de leur ressort mais il faut bien faire tourner le service. Les étudiants en ont sans doute eu marre d’être pourris en permanence.» Un peu court. Car, même malmenés, la plupart des apprentis médecins savaient leur temps compté aux urgences de Mulhouse : entamé en mai, leur stage pratique s’achève quoi qu’il arrive fin octobre… Du côté, de l’Agence régionale de santé, on préfère pointer «une faiblesse psychologique». Contactée, la direction de l’hôpital se refuse à tout commentaire. Consigne a été passée au personnel hospitalier : pas un mot à l’extérieur.

«Boule de neige»

En réalité, les 17 étudiants sont moins épuisés qu’effrayés. Pour ne pas dire tétanisés à l’idée de se retrouver potentiellement seuls en première ligne face à des patients «instables». Comprendre : en urgence vitale. Dans une situation similaire à celle que deux d’entre eux ont vécue dans la nuit du 29 septembre. Effet boomerang compris : «Deux internes qui étaient des personnes-ressources dans l’équipe, et en théorie solides, ont craqué, a sobrement commenté le syndicat autonome des internes des hospices civils de Strasbourg. Cela a fait boule de neige sur les autres.»
Le 29 septembre après minuit, ils sont trois, un médecin et deux internes, pour assurer la permanence quand un ambulancier dépose une femme de 89 ans, visiblement très mal en point. La patiente est immédiatement prise en charge : prise de sang, scanner. Son abdomen est dur, la souffrance perceptible. Dans l’attente des résultats d’examen, on l’installe sur un brancard, dans un box un peu à l’écart. Médecin et internes sont happés par d’autres cas. Aux urgences de Mulhouse, à raison de quelque 170 passages par jour, l’afflux est continu.
Vers 1h30, un semblant de calme revenant, un des deux étudiants décide de «couper», autrement dit d’aller manger. Le médecin s’absente lui aussi : de garde vingt-quatre heures d’affilée, il lui faut profiter des creux pour se nourrir ou dormir. Mais la situation clinique de la patiente s’aggrave. L’interne présent est seul pour faire face. Vers 4h30 du matin, il finit par appeler le médecin. Lequel arrive peu après, rejoint par le deuxième interne. Sollicité aussitôt pour avis, le service chirurgie refuse l’admission de la presque nonagénaire. Opérer est exclu. A 6h30, la patiente est toujours dans son box quand la réanimation est alertée. Alors que l’issue fatale ne fait depuis un bon moment plus guère de doutes, personne n’a pris la décision de la déclarer «en fin de vie», statut qui ouvre droit, a priori, à un minimum de confort pour affronter les dernières heures : un lit et des soins palliatifs. La salle d’attente des urgences est de nouveau pleine… La vieille dame décède un plus tard, dans son box, au terme d’une nuit tourmentée.

«Conflit générationnel»

Pour les internes, c’est la goutte d’eau. Le 30 septembre, les neuf filles et les huit garçons se relatent leurs expériences «limites» depuis la démission en série des médecins seniors. Décision est collectivement prise de se faire porter pâles. Au doyen de la faculté de médecine de Strasbourg qui les reçoit en délégation le 3 octobre, ils réclament que les internes en premier ou deuxième semestre, c’est-à-dire tout juste sortis de leur cycle théorique, ne soient plus envoyés en stage aux urgences de Mulhouse. Trop peu d’encadrement, trop dangereux. «On est face à un conflit générationnel, explique un membre du personnel hospitalier. Par le passé, on allait aux urgences comme on allait à la guerre. On se taisait et on apprenait sur le tas. L’époque, la culture ont changé. Les jeunes réclament, à juste titre, d’être accompagnés, formés, sécurisés. Associer connaissances médicales, observation clinique et prescription thérapeutique est une gymnastique intellectuelle qu’ils n’ont pas. Mais pour l’acquérir, il faut beaucoup de pratique. Entre la vieille et la nouvelle école, ça frictionne.» Le doyen, néanmoins, ne reste pas insensible à l’alerte de ses étudiants. Il le promet : dès que possible mais vite, plusieurs médecins de Strasbourg vont venir donner un coup de main à Mulhouse pour aider à encadrer les internes.
Au sein du service des urgences déjà à cran, la protestation des étudiants a aussi bousculé les consciences. On redoute le pire, et on le chuchote en interne : à moins d’un renforcement rapide de l’effectif médical, la question de la fermeture va désormais se poser.

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