lundi 7 octobre 2019

Génération avachie : comment l’humanité se recroqueville

En calant ses fesses dans un fauteuil face à un écran, « Homo sapiens » se ratatine. Les problèmes de dos sont le mal du siècle. Des cabinets d’ostéopathie au tapis roulant en entreprise, la résistance s’organise pour que les corps se redressent.
Par   Publié le 6 octobre 2019
Gus Cruikshank (Paul Rust), dans la série « LOVE », de Judd Apatow, actuellement  sur Netflix.
Gus Cruikshank (Paul Rust), dans la série « LOVE », de Judd Apatow, actuellement  sur Netflix. SUZANNE HANOVER / NETFLIX
Propagateur du Macintosh et du smartphone, Steve Jobs a peut-être révolutionné l’homme moderne mais il a aussi précipité sa chute : après s’être progressivement redressé, Homo sapiens retrouve aujourd’hui la posture des anciens humanoïdes, en calant ses fesses dans un fauteuil et en plongeant son nez vers ses écrans. Enlevez le mobilier, vous apercevrez un homme quasiment à quatre pattes. « On observe une régression anthropologique, c’est sûr, mais aussi ontologique de la condition humaine », formule l’anthropologue et philosophe David Le Breton, spécialiste des représentations du corps humain.
Souffrant d’addiction scopique, nous voilà donc pliés à notre destin numérique, forcés de réclamer à notre moitié un massage pour soulager nos maux de dos. « Et ça va de mal en pis ! Les jeunes générations ont beau grandir de plus en plus [en un siècle, + 8 cm pour les femmes et + 11 cm pour les hommes, selon la campagne nationale de mensuration, en 2006], on les installe toujours aux tables de leurs aînés dans les écoles et les amphithéâtres. Seuls les Anglo-Saxons, plus grands depuis longtemps, adaptent leur matériel aux juniors pour leur éviter de se recroqueviller », signale Jacques-Alain Lachant, ostéopathe, auteur de La Marche qui soigne (Payot, 2015) et de La Légèreté qui soigne (Payot, 250 p., 18 €) à paraître le 6 novembre.

« Tiens-toi droit ! »

Alors que l’hyperconnexion alimente l’affaissement d’un monde moderne qui nous poussait déjà à liquéfier nos corps sur des fauteuils à roulettes et des sièges des voitures, nous continuons à brandir comme dernier rempart contre la veulerie physique (et spirituelle) le fameux « Tiens-toi droit ! » chanté par Anne Sylvestre, en 1960.
Mais cette injonction parentale à l’origine de nombreux conflits à table ferait plus de mal que de bien. « Personne ne peut tenir ce “Tiens-toi droit !” car personne ne peut se hisser par la tête. Si nous avons une chose à apprendre à nos enfants, c’est : “Porte-toi !”, qui revient à solliciter le tonus de base abdomino-pelvien », préconise Jacques-Alain Lachant, qui termine toutes ses consultations par un heureux « Portez-vous bien ! ». Une intox qui aurait donc rendu caducs nos ­innombrables efforts de maintien et valu aux jeunes nés dans les années 1980, d’être rebaptisés « génération vautrée », dans le rapport de l’association VIA (Valorisation de l’innovation dans l’ameublement), en 2006.

Une maladie à éradiquer

La posture guimauve serait devenue le symptôme d’un malaise collectif. Personne n’y échapperait, pas même les divas. Quand, le 2 octobre 2017, à la veille de sa tournée de Noël, Mariah Carey, avachie, fit ses condoléances aux victimes de la fusillade de Las Vegas, les internautes ne tardèrent pas à s’insurger : « Elle est là, couchée sur le sofa, comme si elle posait pour une séance photo, elle est sérieuse ? » C’est dire que l’avachissement a gagné du terrain.
« Les vieux ont intérêt à paraître vraiment harassés par la vie pour obtenir un siège dans un bus bondé, et les dames, fort âgées et mal en point. Comme si les sièges nous collaient aux fesses au point de nous empêcher d’agir », ironisait à l’aube des années 2000 Jean-Bernard Vuillème dans Les Assis : ­regard sur le monde des chaises (Zoé, 1998), qui précise ne pas voir de « différence manifeste entre ce [qu’il a] pu observer à l’époque et aujourd’hui ».
Pourtant, l’avachissement a bien connu son heure de gloire. C’était en 1968 : symbole de l’anticonformisme, il consistait à s’affaler au ras du sol dans le tout nouveau pouf Sacco de la maison Zanotta, rempli de billes de polystyrène, puis dans le Lounge modulable de chez Roche ­Bobois, rebaptisé Mah Jong. Alors qu’il pouvait encore se la couler douce dans les années 1990 sur le canapé convivial de la série Friends, au Central Perk, il est aujourd’hui un mal à éradiquer. Pour beaucoup, une maladie.
En 2017, 12,2 millions de journées de travail ont été perdues en raison d’une lombalgie
De nombreuses études ont montré que la station assise prolongée (évaluée en moyenne à sept heures et vingt-huit minutes quotidiennes auprès de 35 000 Français en activité professionnelle, par ACTI-Cités, en 2015) provoquait des troubles musculo-squelettiques (accrus de 60 % depuis 2003, selon l’Assurance-maladie), des atteintes à la santé mentale, le diabète de type 2, l’obésité et des pathologies cardio-vasculaires. Ce n’est plus un scoop pour personne. Aussi l’Assurance-maladie multiplie-t-elle les campagnes depuis trois ans contre l’effondrement des corps avec les slogans : « Arrêter de bouger, c’est se rouiller ! » ou « Mal de dos : le bon traitement, c’est le mouvement ! »
De leur côté, les entreprises paniquées par le milliard d’euros qu’ont coûté, en 2017, les 12,2 millions de journées de travail perdues en raison d’une lombalgie (due principalement au port de matériel, mais aussi à une position assise prolongée) se renseignent auprès d’organismes tels que l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) pour ­redresser leurs troupes et dynamiser leurs assises.
Laurent Kerangueven, ergonome au sein de l’institut, préconise une posture dite de « moindre inconfort » – pieds à plat, genoux à 90 degrés, coudes entre 90° et 135°, avant-bras aussi proches que possible du corps pour manier la souris et le clavier – mais aussi des solutions alternatives aux sièges traditionnels telles que les bureaux à hauteur réglable favorisant l’alternance des positions assise et debout (compter environ 1 000 euros), ou l’utilisation ponctuelle du « swiss ball », un gros ballon de rééducation, qui, du fait de l’instabilité de l’assise et de l’absence de dossier, peut induire des postures plus dynamiques et plus variées.
« Rousseau écrivait debout et Nietzsche créait ses aphorismes en marchant », rappelle l’osthéopathe Jacques-Alain ­Lachant
Dans les salons professionnels, on voit aussi arriver des tapis roulants à glisser sous les plans de travail, impliquant une activité physique modérée. « L’essentiel est de prévoir un aménagement et une organisation permettant l’alternance de différentes positions afin de rompre les postures statiques prolongées. Aucune position n’est idéale si elle est maintenue, l’idéal est de varier les positions ! », assure Laurent Kerangueven.
Force est de constater que la verticalité dynamique du corps ­humain est aujourd’hui moins évidente qu’elle ne l’était pour les anciens – « Rousseau écrivait debout et Nietzsche créait ses aphorismes en marchant », rappelle Jacques-Alain ­Lachant – si bien que marcher, jardiner ou faire un footing sont perçus par David Le Breton, auteur de Marcher. Eloge des chemins et de la lenteur (Métailié, 2012) comme « des formes de résistance ». « Des manières de se ­remettre en mouvement et de retrouver un usage heureux de sa vie. Car il faut bien opposer la fatigue nerveuse ressentie quand on a passé toute une journée assis à son bureau et la fatigue physique qui émane de ces activités. Aujourd’hui, les résistances sont foisonnantes… Qui aurait cru que son collègue se mettrait au marathon ? »

Industrie lucrative du mouvement

De leur côté, les salles de sport ont su surfer sur notre affaissement pour créer une industrie lucrative du mouvement. Si la carotte était essentiellement le bien-paraître, elles s’engouffrent de plus en plus dans la ­vague du bien-être avec le yoga ou le Pilates, qui retape nos postures. « Le problème, c’est que n’importe qui peut s’improviser prof de Pilates après ­quarante-huit heures de stage avec deux ballons bleus, explique Sonja Sarton, fondatrice de Pilates pour tous, à Ars-en-Ré (Charente-Maritime). Le Pilates a encore une image de gym douce pour mamies ou femmes en Lycra rose fluo, alors qu’il a été ­inventé par un homme pour nous ­apprendre à utiliser nos muscles profonds, auxquels on ne pense pas forcément pour aligner notre corps. »
Dans son cabinet, Jacques-Alain Lachant a, quant à lui, une ­petite astuce toute simple pour maintenir nos lombaires sans effort, assis devant nos écrans. Il dégage de son fessier un petit coussin triangulaire qui ramène l’assise sur les ischions : « Voilà, c’est 25 euros sur ­Internet et il n’y a pas mieux pour protéger son appareil musculo-squelettique ! » Tracassé par mes tentatives maladroites de me tenir droite comme on me l’a toujours appris, il me fait essayer : « C’est mieux ainsi car vous étiez en train de vous faire une arthrose de la hanche ! »

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