samedi 14 septembre 2019

Serge Tisseron, mère abus

Par Virginie Bloch-Lainé — 


Serge Tisseron à Paris, le 26 juillet.
Serge Tisseron à Paris, le 26 juillet. Photo Marie Rouge

Spécialiste des secrets de famille, le psychanalyste, amateur de Tintin et de jeux vidéo, raconte pour la première fois sa mère abusive.

Elle guidait sa main d’enfant là où il ne fallait pas. Adolescent, il reprit possession de sa main et devint dessinateur : est-ce un hasard ? Eternel dessinateur amateur mais officiellement psychiatre et psychanalyste, Serge Tisseron a le visage pointu d’un oiseau tandis qu’il représentait sa mère sous les traits d’un petit cochon. A la toute fin de Mort de honte, il raconte les attouchements qu’il subissait de sa part, une fois le père parti au travail et le grand frère à l’école : «C’est alors que j’entendais sa voix : "Viens, viens." Ces mots ont résonné chaque jour dans ma tête et je les entends parfois encore.» A sa thèse de médecine, il a donné la forme d’une bande dessinée qui retraçait l’histoire de la psychiatrie en 48 pages. Ce n’était pas banal, il fallut l’ouverture d’esprit du grand professeur lyonnais Jean Guyotat pour autoriser cette fantaisie. Chacun de nous utilisant ce qui nous passe sous la main, Serge Tisseron est devenu un psychanalyste spécialiste de Tintin, des secrets de famille et de la honte. Il y a celle que l’on ressent, et celle que l’autre ferait bien de ressentir et que l’on éprouve à sa place. Son nouveau livre dévoile pour la première fois son secret.
Dans son appartement du XIIe arrondissement de Paris, avec un calme de moine et dans une tenue épurée, il dénoue la filiation de ses thèmes : «J’adorais Tintin. A partir du personnage du chevalier de Hadoque, j’ai supposé que Hergé avait eu un ancêtre né de père inconnu et probablement noble. J’ai envoyé mon article à Hergé, qui m’a répondu en m’encourageant.» C’était en 1983. Tintin chez le psychanalyste fut le premier best-seller d’une longue série. Secrets de famille mode d’emploi, par exemple, remporta «un succès colossal». Il a été édité huit ans avant le Secret de Philippe Grimbert, et avant que ne deviennent à la mode le déballage de l’intimité et la transparence absolue dont Tisseron n’est pas un militant. «Ce qui est amusant, c’est que j’ai été investi de la capacité à comprendre les secrets de famille. Les journalistes finissaient tous par me demander mon avis sur leur secret de famille. Je riais intérieurement en attendant leur question.» Tisseron sent l’air du temps, et après avoir écrit sur la résilience et l’empathie, il tient depuis quelques années des conférences sur les jeux vidéo, qu’il adore et auxquels il a encouragé ses quatre enfants à jouer.
Tisseron entretient une familiarité avec différentes formes de honte, mais pas avec la honte sociale. Il vient d’un milieu très modeste. Huguenot et d’origine paysanne, son père était employé au bureau des pensions à la mairie de Valence. Il vouait un culte au travail bien fait et ignorait l’affection, mais au moins il était doux alors que la mère était habitée par une colère terrifiante. Elle se métamorphosait à la manière de Hulk, s’amuse Tisseron. Elle ne travaillait pas et souhaitait maintenir son fils à la maison le plus longtemps possible. Quant au grand-père maternel, voici le genre de colles qu’il posait à son petit-fils de 10 ans : «Où est-ce qu’on peut acheter un godemiché ? Est-ce qu’à la confession l’abbé te met la main dans la culotte ? Pourquoi as-tu une bosse dans ta culotte devant ?» «Pour la même raison que toi, pépé», répondait Serge Tisseron. Bien que témoins, les parents n’intervenaient pas. Ils détestaient la culture et lorsque le frère aîné de Serge écoutait Beethoven, le père raillait son plaisir en surnommant le musicien «Pète au vent». Ce frère devenu professeur de mathématiques est décédé.
Tisseron parle pourtant de cette enfance sans acrimonie. «Mes parents ne s’intéressaient à rien, vraiment. C’était… abyssal. Donc j’ai pu m’intéresser à ce que je voulais.» A 14 ans, ce grand lecteur découvre Freud, le surréalisme et leur «bonheur d’esthétiser l’étrangeté». Cette voie le mène à la psychiatrie, après un détour par l’hypokhâgne du lycée du Parc de Lyon, dont l’internat lui permet de fuir sa mère intrusive. L’un de ses cothurnes s’appelle Gérard Collomb, futur maire de la ville et ministre de l’Intérieur de Macron, issu lui aussi d’un milieu modeste : «Je n’ai jamais eu à souffrir d’ostracisme de classe. Peut-être était-ce l’époque, mais je ne me souviens pas d’enfants péteux ou hautains. Ça m’est étrange de lire aujourd’hui que certains ont été méprisés en classe prépa.» Après l’internat en psychiatrie, le travail en institution à Lyon l’enchante : «Je me souviens que le premier jour, je vois une dame devenue énorme à cause des neuroleptiques s’avancer vers moi en bavant, et je l’entends me dire : "Bisou, bisou." Le chef de service me souffle : "Surtout, ne refusez pas." Les psychiatres étaient formidables, peut-être grâce au personnalisme d’Emmanuel Mounier, dont Lyon était imprégné.» Tisseron quitte Lyon pour Paris afin d’y suivre sa première épouse et continue de pratiquer en institution.
Ses quatre enfants sont nés de trois mères différentes, la cadette a 11 ans. Sa compagne actuelle est pédopsychiatre. Quel père est-il ? «Sans doute pas formidable, car très occupé.» Sévère ? «Oh non… Je ne vois pas ce que j’aurais pu leur imposer.» Son analyste fut Didier Anzieu, l’auteur du Moi-peau : «J’ai découvert ensuite que la mère d’Anzieu était folle. Comme la mienne l’était aussi, ça nous a sûrement rapprochés.» Anzieu était le fils d’une femme soignée par Lacan et connue en psychanalyse sous le nom du «cas Aimée».
Tisseron parle avec un léger accent du Sud et à voix basse. Une habitude peut-être contractée au contact des patients. Depuis cinq ans, il ne consulte plus. Il était très souvent sollicité pour donner des conférences et le temps lui manquait. Pourtant, les patients nourrissent les thérapeutes, dans tous les sens du terme, non ? «Je me nourris beaucoup des questions que me posent les journalistes.» Tisseron part souvent en colloque, ne boude ni les médias ni le succès éditorial, et il a raison. Il n’appartient à aucune association de psychanalyse tant il redoute les jeux de pouvoir qui les gangrènent. Cet électeur de gauche, séduit par Macron et soucieux de la question climatique, est à la tête d’une œuvre écrite et dessinée dont il a versé les archives à la Bibliothèque nationale de France. Le développement personnel n’est pas sa tasse de thé : «Il ne doit pas être utilisé par les entreprises pour inviter chacun à réduire sa souffrance au travail, qui appelle des solutions sociétales.» Son éclectisme et son intérêt pour la méditation de pleine conscience étonnent. Tisseron a fait faire de la relaxation à des patients. Comment ça marche ?«Sentir son corps, se rendre disponible au monde environnant, Aspirez la beauté du monde, expirez la laideur.» Un de ses amis spécialiste des nouveaux médias loue son inventivité. Tisseron l’a-t-il initié à la relaxation ? Il tombe des nues : «Il n’est pas très relax, Serge.»

8 mars 1948 Naissance à Valence (Drôme). 1975 Thèse de médecine. 1985 Tintin chez le psychanalyste. Septembre 2019 Mort de honte (Albin Michel). Novembre Hommage de la BNF.

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