lundi 9 septembre 2019

« Les aidants sont invisibles pour tout le monde »

Hélène Rossinot, médecin de santé publique, consacre un livre aux « Aidants, ces invisibles ». Méconnus, voire maltraités par les professionnels de santé, ils seraient 11 millions en France.
Propos recueillis par   Publié le 07 septembre 2019
Hélène Rossinot, médecin, spécialiste de santé publique.
Hélène Rossinot, médecin, spécialiste de santé publique. HANNAH ASSOULINE / EDITIONS DE L'OBSERVATOIRE
Qui sont ces personnes qui prennent soin, chaque jour, d’un proche malade ou handicapé ? Que font-elles concrètement pour leur parent, enfant ou conjoint ? Et à quel prix, pour leur propre santé et leur parcours professionnel ? Spécialiste en santé publique et médecine sociale, la docteure Hélène Rossinot a mené l’enquête sur les aidants. Dans un livre engagé, Aidants, ces invisibles, paru le 4 septembre, cette jeune médecin passionnée de 29 ans dresse un état des lieux sans concession, et fait des propositions concrètes pour mettre en place des « parcours de l’aidant ».
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La France compte 11 millions d’aidants, qui sont « la colonne vertébrale invisible des systèmes de santé », écrivez-vous. Que sait-on d’eux ?

Ces dernières années, dans le cadre de ma thèse de médecine puis pour ce livre, j’ai rencontré de nombreux aidants, de tous âges, de tous milieux, dans des situations très différentes. En écoutant leurs histoires, j’ai réalisé que leur point commun est d’être invisibles, pour tout le monde, et parfois pour eux-mêmes. Ils aident leur proche par amour car cela leur paraît normal, sans se rendre compte de l’ampleur de leur tâche jusqu’à ce qu’ils craquent, ce qui arrive assez fréquemment.
« Adolescents et enfants sont nombreux à assurer des tâches très lourdes, alors même qu’ils n’ont pas fini leurs études, voire leur scolarité »
Le chiffre de 11 millions n’est que l’extrapolation des données de la seule étude sérieuse dont on dispose dans notre pays : une enquête de la Drees [direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du ministère de la santé] de 2008, qui évaluait alors leur nombre à 8,3 millions. Comment peut-on envisager un plan national pour les aidants, voire une réforme de la Sécurité sociale, sur la base d’une étude qui date de plus de dix ans ? Tous les pays sur lesquels j’ai fait des recherches réalisent des enquêtes ou des recensements réguliers des aidants. Menons nous aussi une vraie étude de santé publique. Parmi les mesures à prendre, ce n’est vraiment pas la plus difficile. Et je pense qu’on aura des surprises notamment concernant les aidants de moins de 25 ans, pour lesquels les estimations varient entre 500 000 et 1 500 000.

Vous évoquez justement les responsabilités parfois écrasantes de jeunes, qui sont même parfois des adolescents ou des enfants…

C’est un sujet encore plus méconnu que celui des aidants adultes. Pourtant, ils sont nombreux à assurer des tâches très lourdes, alors qu’ils n’ont pas fini leurs études, voire leur scolarité. En rencontrant des adolescents, dans le cadre d’un atelier, j’ai lu sur leurs visages la tristesse et la colère. Ils m’ont raconté combien ils avaient été ignorés, voire méprisés par les professionnels de santé.

« Des couteaux suisses »

Certaines histoires m’ont rendue furieuse, comme celle de cette jeune aidante qui s’est occupée de sa mère jusqu’à son décès. Un jour, alors qu’elle cherchait désespérément des informations, elle a entendu dans un couloir un médecin dire : « Les familles, ça m’emmerde »… Je pense que certains de mes collègues médecins pèchent surtout par ignorance. C’est une urgence que de recenser ces jeunes, leurs besoins, et de trouver des solutions pour les aider.

Concrètement, quelles tâches assurent les aidants, et jusqu’où cela peut-il aller ?

Bien sûr, elles diffèrent d’un aidant à l’autre, mais ils sont de véritables couteaux suisses : soutien moral ; toilette intime ; aide pour la prise des médicaments ou la gestion du matériel (lit médicalisé, fauteuil roulant…), pour les gestes de la vie quotidienne ; surveillance de l’état de santé ; accompagnement aux rendez-vous ; gestion de l’administratif…
« Cette dame toute frêle de 85 ans dont le mari de 90 ans a fait une chute mortelle alors qu’elle l’aidait à se lever de son lit… Elle est culpabilisée à vie »
En pratique, nombreux sont les aidants qui assurent des actes d’aides-soignants, voire d’infirmiers. Tous ces gestes, ils n’y sont la plupart du temps pas formés, ou de façon informelle et bénévole, par des infirmières libérales par exemple. Le plus souvent, personne ne leur demande d’ailleurs s’ils ont envie de les faire, et nul ne songe à vérifier s’ils en ont les capacités physiques et psychiques. Après une hospitalisation en particulier, les conditions du retour à domicile sont rarement anticipées par l’équipe médicale. Or, les conséquences peuvent être dramatiques, comme par exemple dans le cas de cette dame toute frêle de 85 ans dont le mari de 90 ans a fait une chute mortelle alors qu’elle l’aidait à se lever de son lit… Elle est culpabilisée à vie, mais qui s’était demandé, au préalable, si elle pouvait assurer ce rôle ?

Quid du retentissement sur leur santé ?

Les études objectivent des risques accrus pour la santé mentale avec burn-out, anxiété, troubles du sommeil, dépression… Sur le plan physique ont été documentés des lombalgies, des troubles musculo-squelettiques, mais aussi une baisse des fonctions immunitaires, des problèmes cardiaques. Ces conséquences sont en particulier décrites chez les 20 % d’aidants dont la charge est la plus importante, au-delà de vingt heures par semaine.
Dans le monde, « 647 millions d’individus en âge d’être actifs ne travaillent pas car ils sont des prestataires de soins non rémunérés à autrui »
Une vaste étude menée en 2016, comparant des pays d’Europe avec différents systèmes de soins, a retrouvé une détérioration de la santé mentale des aidants de patients âgés dans tous les pays. Mais le seul où un lien significatif entre délabrement de la santé physique et rôle d’aidant a été mis en évidence était la France, suggérant aux auteurs qu’être aidant y est plus préjudiciable qu’ailleurs. Ces problèmes de santé des aidants, qui pourraient être prévenus, sont un gâchis humain, mais aussi financier avec un coût énorme pour la Sécurité sociale, les entreprises…

Les entreprises sont, dites-vous, l’un des leviers sur lesquels agir pour améliorer le parcours des aidants. Comment ?

La question du travail des aidants est centrale. Selon un rapport de l’Organisation mondiale du travail, 647 millions d’individus en âge d’être actifs ne travaillent pas car ils sont des « prestataires de soins non rémunérés à autrui », autrement dit des aidants. Parmi eux, 606 millions sont des femmes. En France, la moitié des aidants familiaux travaillent en entreprise, et ils représentent au moins un salarié sur six. Le travail est souvent une coupure bienvenue dans le quotidien des aidants, mais beaucoup n’osent pas parler de ce rôle en milieu professionnel, par crainte d’être stigmatisés, de ne plus avoir accès à des promotions, voire pire. Au lieu de voir les aidants comme des « boulets », les entreprises devraient apprendre à les considérer comme des atouts, mettre à profit les compétences qu’ils ont développées en termes d’organisation, d’empathie…

Faire changer les mentalités

Avec la société de conseil en santé publique que je dirige, nous allons réaliser des audits en entreprise pour évaluer les besoins, diffuser des informations sur la thématique des aidants auprès des salariés, manageurs, ressources humaines. L’idée est de faire évoluer les politiques RH pour les rendre plus « aidant friendly », car c’est avant tout une question d’état d’esprit.

Le gouvernement planche sur des droits pour les aidants, avec la possibilité de congés rémunérés. Est-ce une avancée significative ?

Actuellement en France, il existe une possibilité de congés sans solde, pendant un an maximum sur l’ensemble de la carrière du salarié. Le sujet du congé rémunéré des proches aidants est explosif, y compris à l’international. Pour certains, c’est une mesure extrêmement importante pour que ceux qui arrêtent de travailler ne tombent pas dans la précarité, et c’est un argument imparable. D’autres considèrent que c’est une manière d’instaurer une nouvelle norme, et d’imposer le rôle d’aidant même à des gens qui ne le souhaitent pas. Je pense qu’il s’agit surtout d’un bon outil, mais qui ne doit pas être la seule mesure, sinon on se tire une balle dans le pied. Si les mentalités changent, et si les aidants sont accompagnés grâce à un véritable parcours personnalisé, cela restreindra les besoins de congés de proche aidant.
La question des droits à la retraite, en revanche, me semble prioritaire, car c’est un réel problème d’égalité hommes-femmes. Aujourd’hui, ce sont surtout des femmes qui arrêtent de travailler pour s’occuper d’un proche, et se retrouvent avec des retraites amputées.

Quelles sont vos autres propositions pour un parcours des aidants ?

On peut, comme le font les Taïwanais, créer des centres de ressources pour aidants. A Taïwan, tout aidant en situation de stress est orienté vers un de ces centres où il rencontre un case manager. Celui-ci évalue son stress, ses besoins, met à disposition des ressources, et si besoin joue un rôle de médiateur.
J’espère que mon livre fera s’indigner, réfléchir les citoyens, et qu’il servira de boîte à outils pour les politiques. Il n’y a pas plus universel et plus humain que ce sujet des aidants, je crois que c’est à la société de s’en saisir, et pas seulement quelques acteurs.
« Aidants, ces invisibles » (Editions de l’Observatoire, 168 p.). Pour prolonger l’ouvrage, Hélène Rossinot a créé un forum sur Internet (helenerossinot.com/) pour recueillir témoignages et idées.

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