lundi 16 septembre 2019

Eve Ensler : « Transformer la douleur des femmes en pouvoir représente un modèle puissant »

La dramaturge américaine analyse, dans un entretien au « Monde », l’avenir de la lutte féministe dans l’après-#metoo et dans l’Amérique de Donald Trump.
Propos recueillis par   Publié le 16 septembre 2019
Entretien. Sa pièce de théâtre, Les Monologues du vagin, écrite en 1996, a fait le tour du monde et symbolise pour plusieurs générations de féministes la lutte des femmes pour se réapproprier leur corps. Depuis, Eve Ensler n’a jamais cessé de dénoncer les violences faites aux femmes. Celle qui a cofondé la Cité de la joie, un centre pour les victimes de viols de guerre en République démocratique du Congo, aux côtés du Prix Nobel de la paix Denis Mukwege, est aussi, aux Etats-Unis, une opposante affichée à Donald Trump, qu’elle nomme le « prédateur en chef ». La dramaturge américaine sera l’invitée du Monde Festival dimanche 6 octobre sur le thème : « De #metoo à Trump, quels combats pour le féminisme ? ».

Le gouvernement français organise actuellement un Grenelle des violences conjugales alors que l’on dénombre plus de cent féminicides dans le pays depuis le début de l’année. Vous qui avez vécu en France, que pensez-vous de cette initiative ?
En France comme dans de nombreux pays, non seulement les femmes sont battues et assassinées, mais elles sont soumises à des lois qui empêchent leur mise en sécurité. Près de la moitié des demandes d’ordonnance de protection y sont refusées en raison d’une loi paradoxale qui laisse aux juges l’appréciation des notions de violence et de danger. De telles lois ont été conçues par des hommes pour des hommes et doivent être changées.
Quand une centaine de femmes sont assassinées en moins d’un an, cela indique que quelque chose s’est effondré dans la société
En France aussi, la police blâme encore souvent les victimes, les humilie par des propos sexistes lorsqu’elles se présentent. La violence domestique est enracinée dans un système patriarcal qui veut que les hommes possèdent les femmes et ont le droit de faire ce qu’ils veulent d’elles et de leur corps. Quand une centaine de femmes sont assassinées en moins d’un an, cela indique que quelque chose s’est effondré dans la société. Il faut plus de ressources pour mettre fin à cette violence, et surtout mettre le sujet au centre de l’action gouvernementale.

Vous venez de publier « The Apology » (Bloomsbury, à paraître en français chez Denoël en janvier 2020) sur les violences que votre père vous a fait subir lorsque vous étiez enfant. Pourquoi avoir écrit cette histoire sous la forme d’une lettre d’excuses ?

J’ai toujours espéré, dans mon enfance et même dans ma vie d’adulte, que mon père me demanderait pardon, et il ne l’a jamais fait. J’ai écrit cette demande de pardon parce que j’avais besoin de l’entendre, et pour tenter de comprendre à quoi cela ressemblerait, élaborer une sorte de modèle.
Je travaille depuis des années dans le domaine de la lutte contre les violences faites aux femmes, et j’ai vu le chemin qu’elles ont parcouru, leur combat pour briser le silence. Pendant ce temps, je n’ai pas constaté beaucoup de changements du côté des hommes que l’on dénonçait, je n’ai jamais vu un homme demander pardon publiquement des accusations portées contre lui, avec vérité et sincérité. Et je me suis dit que si l’on veut un vrai changement, on doit maintenant envisager la prochaine étape.

En quoi consiste cette nouvelle étape ?

Nous avons raconté nos histoires, nous avons fait tout ce que nous avons pu pour amener à une prise de conscience dans la société, depuis les premières luttes des femmes afro-américaines il y a soixante-dix ans jusqu’à la génération de #metoo. Si les hommes dont nous dénonçons les actes ne font pas à leur tour le travail d’introspection nécessaire, s’ils ne remettent pas en question l’éducation patriarcale dans laquelle ils ont été élevés, s’ils ne prennent pas leurs responsabilités pour réparer leurs erreurs et mettre fin aux violences, alors on va raconter nos histoires sans fin et continuer à se heurter à un mur.

Comment votre engagement féministe a-t-il évolué depuis l’écriture des « Monologues du vagin », rédigé il y a plus de vingt ans ?

L’écriture m’a d’abord aidée à survivre. L’imagination et la capacité à envisager un monde différent ont été un réel facteur de résilience. Au début, j’étais animée par la rage, le refus d’être contrôlée par mon père, dominée par un patriarcat violent. Devenir ensuite une activiste m’a aidée à mieux identifier les forces pour résister.
Ensuite, ma compréhension des racines de la violence vis-à-vis des femmes s’est approfondie. Je sais maintenant qu’on ne peut pas s’attaquer à ces violences sans prendre en compte toutes les autres formes d’oppression : les injustices économiques, la crise du climat, le racisme lié à l’immigration, l’homophobie… C’est en approfondissant cette idée de la convergence des oppressions que le mouvement féministe est devenu beaucoup plus puissant.

Comment ces violences interagissent-elles ?

Je suis convaincue aujourd’hui que l’on ne peut plus séparer les violences contre les femmes des effets du système capitaliste néolibéral et des inégalités économiques. On doit les regarder avec les mêmes lunettes.
Voyez les effets de la crise climatique, qui arrachent les femmes à leurs maisons et les rendent vulnérables sur la route et dans les pays où elles demandent l’asile. Aux Etats-Unis, elles sont renvoyées à la frontière mexicaine, où elles se retrouvent exposées au trafic, au viol, au meurtre. La mise en œuvre de politiques en faveur du climat et dans le domaine de l’accueil des réfugiés est directement liée à la lutte contre les violences faites aux femmes, qui sont toujours les plus touchées par ces crises.

Pour certains, il existe un lien entre la société patriarcale et la crise environnementale. Qu’en pensez-vous ?

La relation est pour moi indéniable. La manière dont certains hommes au pouvoir traitent notre planète est la même que celle dont ils voient les femmes. Ce sont pour eux des objets qui peuvent être dominés, exploités, pillés, utilisés pour leurs besoins. Si l’on veut vraiment se battre contre l’extinction de l’humanité, qui semble aujourd’hui terriblement proche, il nous faut changer cela.
Quand Donald Trump décide de produire des milliers de pailles en plastique avec son nom et son slogan « Make America great again » imprimés dessus, uniquement pour montrer que personne ne peut dicter à un Américain ce qu’il doit faire, il agit de la même façon que lorsqu’il se vante de pouvoir faire aux femmes ce qu’il veut, quand il le veut. Le problème, c’est qu’il est président et que ses propos libèrent une forme de masculinité toxique et agressive à tous égards dans ce pays.

Etes-vous inquiète de ses prises de position et de la situation politique aux Etats-Unis ?

Bien sûr, je suis terrifiée chaque matin à l’idée d’affronter tout ce que Trump va faire. Je le considère comme le prédateur en chef. Il est sexiste, raciste, tellement narcissique qu’il n’a aucune empathie, entouré d’un cercle de proches qui sont imprégnés, eux aussi, par la culture du viol. Mais en même temps, je dois reconnaître qu’il continue à être soutenu par une foule de gens dans ce pays et qu’il représente aussi ce que nous sommes.
Le suprémacisme et le masculinisme blancs vont de pair et ont toujours existé aux Etats-Unis
Aussi terrible que cela puisse être, il nous faut admettre que le racisme et la misogynie sont au cœur de l’histoire de ce pays, qui a toujours été incroyablement violent. L’usage des armes y a toujours été central et leur nombre est aujourd’hui hors de contrôle. Le suprémacisme et le masculinisme blancs vont de pair et ont toujours existé aux Etats-Unis. Cela a commencé avec le génocide des peuples autochtones, puis avec les quatre cents ans d’esclavage et les lois racistes à l’égard des Afro-Américains. L’arrivée de Donald Trump à la présidence en est juste la personnification. Il a rendu visible ce qui avait cours dans ce pays depuis longtemps et qui était invisible seulement pour les Blancs.

Comment envisagez-vous la suite ?

Nous sommes à un tournant pour notre pays. C’est le moment de prendre vraiment conscience de ce qui s’est passé dans notre histoire et de rendre des comptes. Nous n’avons jamais résolu les problèmes de racisme qui existent depuis l’esclavage, n’avons pas engagé les procédures de réparation ou même d’excuses envers les personnes afro-américaines et les peuples autochtones.
C’est aussi un moment d’espoir, où une nouvelle génération de femmes, dont certaines sont amérindiennes, afro-américaines ou latino-américaines, accède à des responsabilités politiques en étant élues au Congrès. Ces femmes sont courageuses, exceptionnelles. Elles aussi représentent ce pays et lui ressemblent. Leur nouvelle énergie pousse une grande partie de la jeunesse à se rassembler.

Quel peut être l’impact politique de cette nouvelle génération de femmes ?

Elles ont déjà une influence sur la politique menée par le Parti démocrate, qu’elles ont déplacé vers la gauche et rendu plus responsable vis-à-vis du peuple. Elles apportent un vent nouveau de progressisme avec leurs propositions en matière d’écologie, dans le cadre du Green New Deal, ou en matière de décriminalisation des émigrants. La manière dont ces femmes répondent aux propos racistes de Donald Trump est formidable. Elles le terrifient. Elles ne cèdent pas face aux insultes, elles n’ont pas peur. Au contraire cela les rend plus fortes. Parce qu’elles sont structurées et puissantes, elles sont profondément dangereuses pour le prédateur en chef et ceux qui l’entourent.

Vous avez créé, avec le Prix Nobel de la paix Denis Mukwege, la Cité de la joie, un centre pour les femmes victimes de viols de guerre en République démocratique du Congo. Que représente cet endroit pour vous ?

Les femmes qui ont subi ces violences terribles ont besoin de temps loin de leur famille pour se reconstruire. La Cité de la joie est un des lieux les plus incroyables où je suis allée. Il y a vraiment quelque chose de sacré là-bas. Le travail qui y est mené, en particulier par sa directrice, Christine Schuler Deschryver, est profond. C’est un lieu où elles peuvent reprendre des forces et trouver une voie de guérison en apprenant leurs droits.
Ces femmes ont la capacité de changer leur communauté une fois qu’elles ont quitté la Cité de la joie. L’idée de transformer la douleur des femmes en pouvoir, qu’elles puissent passer de l’état de survivante à celui de leader, représente un modèle puissant, qui peut être reproduit partout dans le monde.
Comment le mouvement féministe a-t-il évolué depuis vingt ans ? Le Monde organise dans le cadre du Monde Festival une rencontre avec la féministe américaine Eve Ensler, auteure des Monologues du vagin et figure du féminisme contemporain. La conférence se tiendra dimanche 6 octobre, de 10 heures à 11 heures, à l’Opéra Bastille (amphithéâtre).

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