lundi 30 septembre 2019

Abus sexuels dans l’Eglise : la commission d’enquête relance son appel à témoigner

Malgré de nombreux appels et courriers reçus, la commission présidée par Jean-Marc Sauvé estime que des victimes n’ont pas encore été en mesure de témoigner.
Par   Publié le 29 septembre 2019
SÉVERIN MILLET
Eric Boone a été l’un des premiers à témoigner devant la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase). Deux membres de cette commission, créée à la demande de l’épiscopat et de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref) pour faire la lumière sur les violences sexuelles commises par des clercs contre des mineurs et des personnes vulnérables depuis 1950, l’ont reçu au mois de juin.
Pendant deux heures, à 46 ans, ce théologien de formation leur a raconté les attouchements et agressions sexuelles subies d’un frère dominicain, Dominique Cerbelaud, lorsqu’il avait 13-14 ans, dans la région toulousaine. Ses parents l’avaient adressé à ce religieux, admiré, dans l’espoir qu’il aide leur fils après un camp scout où le jeune garçon avait été le témoin d’une agression sexuelle par un encadrant sur un jeune.
En juin, la Ciase a lancé un premier appel à témoignages. Deux mille deux cents appels, courriers et courriels lui sont déjà parvenus. Sept cents personnes ont accepté de répondre à un questionnaire détaillé. Certaines sont auditionnées directement par la commission« Nous entendrons le plus possible de victimes parmi celles qui en feront la demande », assure Jean-Marc Sauvé, son président.

Un état de « sidération absolue »

En dépit de cet afflux, la Ciase estime que de nombreuses victimes n’ont pas encore été en mesure de témoigner. « Entendre l’appel n’est pas toujours suffisant pour se confier, constate M. Sauvé. Certaines sont murées dans le silence. » Pour « lever les freins et les inhibitions », la commission renouvelle aujourd’hui son appel à témoignages. Radios, télévisions, presse locale, réseaux sociaux, réseaux catholiques… Tous les canaux sont mobilisés.
Pour aider certains à franchir le pas, la commission voudrait rendre publics quelques témoignages, préalablement anonymisés. Elle estime que cela permet de faire comprendre non seulement ce qui s’est passé, mais aussi les conséquences que ces faits ont eues tout au long d’une vie. A terme, ces témoignages pourraient fournir la base d’« un mémorial de la parole des victimes » car « ils véhiculent un message qui comporte une part d’universel », indique M. Sauvé.
Pour une victime, il est difficile de se résoudre à divulguer une histoire aussi traumatisante. Cela ne peut se faire qu’au terme d’un cheminement où interviennent rencontres, réactions de l’entourage, force intérieure et circonstances. Comme d’autres, Eric Boone est parti d’un état de « sidération absolue ». A l’époque, pour « protéger [s]es parents », par honte, par sentiment de culpabilité, il n’a rien dit à sa famille. Ce silence a duré près de vingt ans.
A la différence d’autres, il n’a pas expérimenté d’amnésie traumatique. Au contraire, explique-t-il, aujourd’hui encore, « il n’y a pas une journée où je n’y pense pas, que ce soit par une image ou une phrase. C’est ça, le venin. On ne peut pas ne pas y penser ».

Sentiment de « culpabilité de n’avoir rien vu »

Il croit alors être le seul à avoir été violenté par le dominicain. Mais vers 2004, il apprend que d’autres portent des accusations semblables. C’est le début d’un long ébranlement qui conduira à son témoignage, des années plus tard. Après un appel d’une amie de la famille à ce sujet, il se confie à sa femme. Puis à ses parents, qui se retrouvent accablés d’un sentiment de « culpabilité de n’avoir rien vu, rien su » et « ne s’en sont jamais remis »« Pour moi, leur réaction a été un déclencheur très fort », insiste-t-il.
Sur la plainte d’autres victimes (mineures et majeures, dont des femmes), un procès canonique (interne à l’Eglise) est ouvert en 2005 contre Dominique Cerbelaud. Comme c’est la règle, il est conduit dans le plus grand secret. Eric Boone témoigne au cours de la procédure. Il apprend le verdict en 2008 : le dominicain a été condamné à une suspension d’un an au moins de ministère, qu’il doit passer à l’étranger. « La peine me parait assez légère », euphémise-t-il. « L’Ordre [des dominicains] est puissant. Il a tout traité en interne et n’a guère pensé aux victimes », lui écrit Albert Rouet, l’archevêque de Poitiers.
A la même période, le trentenaire intègre le groupe des Dombes, prestigieuse assemblée œcuménique rassemblant tous les ans une quarantaine de théologiens chrétiens. Il y retrouve le dominicain, qui l’intercepte à son arrivée : « N’oublie pas deux choses : tu dois ta place ici à mon intervention. Et je nie en bloc ton témoignage. »

« Un abus spirituel et d’autorité »

Plusieurs années passent avant qu’en 2016, la création et l’activisme de La Parole libérée, l’association créée à Lyon par des victimes de l’ancien aumônier scout Bernard Preynat« interrogent beaucoup » Eric Boone, notamment « sur la justesse de [s]on silence ». Le dernier grand déclencheur, même si « le travail faisait son chemin », c’est la « lettre au peuple de Dieu » du pape François, publiée le 20 août 2018.
Ce texte demande « la participation active de tous » pour « éradiquer la culture de l’abus »« Ça m’a bouleversé, témoigne-t-il. Il nomme les différents abus – spirituel, de pouvoir, sexuel – et je me suis dit : c’est exactement ça. Le crime sexuel vient comme un aboutissement d’un abus spirituel et d’autorité. » Se précise pour lui le sentiment que « se taire, c’est devenir complice. » Il y puise « une détermination absolue ».
Mais il se heurte à une question : « Que faire, puisqu’il y a prescription ? » Il commence par informer le président du groupe des Dombes, qui exclut Dominique Cerbelaud. Puis il consulte Véronique Margron, une théologienne dominicaine qui préside la Corref. Il la connaît bien et elle est très investie contre les violences sexuelles. Elle fait aussitôt un signalement au procureur de la République de Toulouse et lui conseille d’écrire son témoignage. « Ça aussi, ça m’a libéré. » Puis il saisit la Ciase à peine constituée.

« Une culture du silence protège le système »

En ce début 2019, les événements se bousculent. A la suite du signalement de Véronique Margron, il est entendu par un enquêteur et porte plainte. Il accède aux témoignages de l’enquête canonique et se rend compte de l’ampleur du désastre. Il croit comprendre que, chez les dominicains de Toulouse, « des frères étaient au courant depuis toujours et que personne n’a rien dit. Les provinciaux successifs savaient et n’ont rien fait, ils ont tout fait pour étouffer. Parmi ceux qui se taisaient, certains avaient leur rond de serviette à la maison ».
Il assiste effaré à la diffusion du documentaire d’Arte sur les religieuses violées par des prêtres, à la sortie du film de François Ozon sur l’affaire Preynat, à la condamnation du cardinal Barbarin pour non-dénonciation d’atteintes sexuelles, à la mise en cause du nonce en France… « Je me suis dit : c’est un système qui produit et protège cela. Il y a une culture du silence qui protège le système. » Il décide de faire connaître l’affaire. Il la raconte à La Croix en juillet. « Je suis intimement convaincu qu’il y a d’autres victimes. C’est pour cela que je témoigne. »
Parallèlement à ce travail de sollicitation des témoignages, la Ciase prépare la suite. L’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) les analysera. La Maison des sciences de l’homme produira des monographies sur des congrégations et des diocèses déterminés afin de comprendre le contexte des abus et leur « traitement ». La liste des terrains choisis est en passe d’être bouclée. L’Ecole pratique des hautes études travaillera sur la dimension socio-historique par des plongées dans les archives. La chancellerie devrait demander aux parquets de faire un inventaire des faits dont ils ont eu connaissance. Pour les périodes plus anciennes, les archives nationales seront sollicitées, de même que des archives départementales ciblées.
Les diocèses et les congrégations avaient jusqu’au 30 septembre pour transmettre à la commission un état des lieux des clercs mis en cause. « Il y a dix jours, 19 diocèses, 26 congrégations féminines, 24 masculines l’avaient fait », informe M. Sauvé. Certaines recensions seraient nettement moins « documentées » que d’autres.
La commission commencera par les archives centrales de l’Eglise catholique, avant de cibler des archives particulières. Il n’est pas exclu que, pour certaines, se pose la question du secret pontifical, qui en barrerait l’accès. Une demande de dérogation a été transmise à la curie romaine. Mais l’Eglise catholique est-elle en mesure, aujourd’hui, d’opposer le secret à une commission qu’elle a suscitée pour faire la lumière sur ces faits qui la discréditent ?

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