jeudi 22 août 2019

Ce que l’exil fait à l’enfance

Par Marie Cosnay, écrivaine — 
L'île grecque d'Agathonisi, où de nombreux migrants transitent depuis 2015.
L'île grecque d'Agathonisi, où de nombreux migrants transitent depuis 2015. Photo Julien Daniel. Myop

Ruser, trouver des passages, de l’argent, de bonnes personnes, accepter le pas en arrière, éviter les violences. Et après, qu’est-ce qu’on fait de la liberté ? Très engagée pour l’accueil des réfugiés, l’écrivaine Marie Cosnay rend la parole aux «mineurs isolés». Leur évasion est héroïque parce que réputée impossible.

Tribune. Il est question d’enfance. De jeune âge. De petites personnes quittant leur pays d’Afrique de l’Ouest, Côte-d’Ivoire, Mali, Guinée, Cameroun. Quand ils quittent, puis arrivent en Europe, là où la géographie les a menés, et l’histoire et l’habitude, ils disent à quel point ils détestent les vieux chefs d’Etat pourris de leurs pays pourris. Il y a peu de jeunes gens que laisse indifférents un Alpha Condé préparant son troisième mandat. On peut fuir et aimer. On peut fuir et vouloir. Fuir en engagement. «Voter avec ses pieds» (1).

Un jeune homme de Guinée dit : «Donne-moi un visa de deux ans, de trois ans. Je reviens dans mon pays investir ce que j’ai appris et l’argent que j’ai gagné.»
Un autre jeune homme, venu seul du Cameroun, en 2016, protégé depuis par l’aide sociale à l’enfance de Chambéry, muni d’un titre de séjour, part cet été au Cameroun (2). Qu’on mesure bien : il avait 15 ans, il était seul, il a passé le désert, déjoué les pièges, franchi la mer. Cinquante personnes avaient cette nuit-là embarqué près de Nador [dans le nord du Maroc, ndlr]. Il est l’un des douze survivants. Cela fait de lui, dit-il, un témoin. Un être d’exception et de devoir. A l’âge de 15 ans, il a laissé sa mère, l’a laissée pour toujours, visa et frontières étant ce qu’ils sont, il n’a pas dit adieu, il s’est arraché. Le retour est impossible. Partir est tragique, on ne revient jamais. Pourtant, le jeune homme de Chambéry retourne cet été au Cameroun. Avec ses éducateurs, il a bien pensé les choses : il retourne mais pas exactement. Il ne faut pas tomber dans l’œil de l’impossible. Il n’ira pas dans le village d’enfance. Il retourne mais avec une question qui n’est pas (que) personnelle. Il demande : «Comment comprendre que nos pays où les liens de famille sont forts et les enfances respectées chassent ainsi leurs jeunes ? Comment comprendre que ce sont justement les familles, oncles, tantes, marâtres, deuxièmes épouses, qui font fuir ?»

Le pays pèse comme un couvercle. Ici, rien n’est possible. Mon frère a un master en management mais rien. Les petits ne vont plus à l’école. On nous coupe l’espoir, au cœur pas de désir. Des morts-vivants enfermés dans des familles elles aussi enfermées. Allez, file ! Evade-toi. Quelles que soient les manières de le dire. Mon fils à moi a réussi l’Europe, dit la première épouse.

Je suis debout, 15 ans, j’étouffe, et ce qui rend l’aventure mortelle c’est qu’avec leurs milliards, eux, ils nous coupent les routes. Tous les moyens sont bons pour asphyxier. Frontex empêche les départs et surveille les points d’eau sur nos chemins traditionnels de passage et de fuite. On passe plus haut, plus bas. Le désert devient cimetière. Finalement, on fait de l’évasion un but. Puisqu’il n’y a pas de but. L’évasion, la route impossible, mort comprise, est le but. L’évasion, cette entreprise de vie qui comprend la mort.

On est en prison. Dans ces familles qui font violence parce qu’elles ne respirent pas. Dans le pays. Regarde bien, je vais vite : les contrôles aux frontières, à chaque frontière. Les externes, bien sûr. Mais aussi les frontières internes, à l’intérieur de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest. Pas besoin de visa du Burkina au Niger, mais on renvoie quand même au Burkina ce jeune homme qui, au Niger, est soupçonné de vouloir partir en Europe. Sur un soupçon on le saisit, l’Europe viole le droit d’un groupement de pays d’Afrique. Qui dit irrégularité ?

L’Europe a grand intérêt à ce que les pays d’Afrique se dotent de passeports biométriques. Qu’à cela ne tienne. Quelque chose techniquement résiste, pénurie de passeports. Qu’à cela ne tienne : les Guinéens se voient privés depuis plus d’un an de passeports. Que les préfectures en France continuent d’exiger pour la délivrance des titres de séjour. Machines à empêcher. On voit bien qui fait la prison, qui presse en prison.

Être à la hauteur

Arrivés à ce niveau d’empêchement, d’injustice, point d’eau après frontière après démarche, on ne craint plus grand-chose. Si on fait un pas, un geste, un pas et un geste de combattant, il faut s’y tenir après, à l’arrivée. Si c’est le salut (survivant de la Méditerranée), il faut drôlement être à la hauteur.

Parfois, un trajet très difficile, victorieux, nous tient. Pousse. De légers traits paranoïaques : on ne fait plus bien la différence entre empêchement et empêchement. Refus d’un trois fois rien, c’est l’explosion.

Tu as touché terre et tu as un sentiment incroyable de victoire, il y a eu les années de désert et d’Algérie, et celles du Maroc. La traversée, peur immense, immense excitation. La rapidité, sur la fin. Une course contre le temps. S’évader, c’est faire vite, vite. Je suis arrivé à Tanger le 2 mai. Le 4, je mettais le pied en Espagne. Je donnais mes empreintes, une date de naissance de mineur, quelques jours en centre, on ne peut pas faire mieux ni plus vite, un gardien a laissé la porte ouverte, une nuit de marche à travers l’Andalousie, au matin me voilà à Séville, et la suite. Le 15, dans le sud de la France, le 20 mai à Paris. La suite. La suite. Vite.

Qu’est-ce qu’on fait de la liberté ? Le but, c’était le danger, le but, c’était de rester affolé. Il fallait ruser, trouver des passages, de l’argent, de bonnes personnes, accepter le pas en arrière, dénicher un coin de forêt, éviter les violences. Qu’est-ce qu’on fait de la liberté ? D’abord, on savoure, se repose à l’hôtel, au début un quatre-étoiles, après il y a les bêtes et les odeurs. On ne sort pas beaucoup, un peu piqué d’inquiétude, bientôt en désir de décisions. On nous dit d’attendre. Ici même les alliés, dont on comprend assez vite qu’ils ne sont pas payés, on les appelle quand même les associations, posent trop de questions, disent ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas, absolument, surtout et surtout pas. Attendre. Qu’est-ce qu’on fait de la liberté ?

Quand un geste, un salut t’a donné une responsabilité de témoin, l’angoisse que ça s’arrête. Tu cherches le danger. En jouant contre toi mais qui sait ? Autrefois aussi tu étais poussé : mon fils à moi, il est parti. Que faire de ton extraordinaire victoire ? Un danger, un autre, encore ? Tu passes ici les évaluations, voici l’ordalie des papiers, des tests osseux. Rien, ici, n’a à voir avec la mort, les vagues, la nuit ou les moustiques du Maroc. Le danger ici, tu le dis très bien, c’est de devenir fou.
Hier, tu te jetais dans la mer, un pneu noir autour du cou, il fallait éviter le rouge des gilets de sauvetage, rouge qu’aperçoivent les Marocains qui te ramènent à terre avant que tu ne sois dans les eaux espagnoles, hier, tu te jetais dans la mer et au bout de la nuit, après que vous aviez bien tourné en rond, tu apercevais les oiseaux de l’Espagne et de l’Europe, ceux qui virevoltent près des terres, victoire, tu t’étais jeté du bord vers l’autre bord. Aujourd’hui, tu tournes en rond de dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers (Demie) en centre d’information et d’orientation (CIO) et dans le meilleur des cas, tu apprends les sigles par cœur.

Je ne veux pas, de ce côté du monde où on fait tout pour ne rien risquer, trouver ton exil romantique. Mais c’est toi qui le dis : tu t’es conduit en héros et cela te donne, avec fragilité, une grande force. Cette force est partagée. Tu fais et t’évades. D’autres empêchent qu’on s’évade, ils emmurent. Je crois que nous vivons toi et moi dans un monde où on définit l’héroïsme d’une même manière : du côté de l’élan, de la vie qui décide, est libre et libère. Pas du côté où on se laisse mourir et où on laisse mourir. Même dans notre Europe mortifère emmurée, on admire les figures valeureuses qui avancent alors même qu’on leur dit de ne pas avancer, qui avancent pour se sauver et pour sauver. Malgré Frontex aux points d’eau, malgré les drones et les polices aux frontières, malgré les fossés, les barbelés, les lames de Ceuta, malgré celles de la mer d’Alborán. Malgré un tout petit bonhomme qui parle d’une façon très inconvenante, malgré d’autres qui se taisent et c’est pire, malgré un minuscule navire de guerre qui empêche de rentrer au port quand on y arrive. On n’imagine pas que quelqu’un un jour s’extasie de la figure d’un emmureur, d’un empêcheur obéissant, qu’il en fasse un portrait élogieux.

J’avais écrit : ce que ça fait à la vérité. Ce que ça fait à l’enfance. L’enfance en exil doit, une fois arrivée en Europe, en France en tout cas, s’expliquer, elle doit dérouler sa chronologie, réduire son parcours, en répéter les étapes, les dates, se faire l’interprète de sa société, de sa culture, elle doit se montrer isolée et vulnérable. Elle l’est malgré la grande force. Elle trouve et ouvre des brèches même quand il n’y a qu’impossibilités.

On gagnera

Pour qu’on te dise mineur, ce qui est ta seule chance, si tu viens d’Afrique de l’Ouest, de vivre légalement en France, il faut que l’état civil de ton pays ressemble à celui de la France, alors on fait tout au pays pour qu’il y ressemble. Comme il se doit tu fais mourir ton père et si on te dit que lui seul pouvait demander pour toi ce document que tu viens de recevoir tu diras que ton oncle porte le même nom que ton père, à chaque empêchement tu trouveras un récit, à chaque opposition une fiction mais la fiction sera plus vraie que le vrai. Ce que ça fait à la vérité ? Ça l’a fait déborder. Bien sûr mon père est mort, ce qui ne veut pas dire que mort comme il est il n’a pas pu gagner pour moi le papier, la vérité, c’est que j’ai besoin d’une porte et je la trouverai. La chercher chaque fois serait assez excitant, un véritable exercice de liberté, si ce n’était si dangereux. On ruse, slalome, on gagnera, parce qu’on en a besoin, parce qu’on est d’une force considérable, parce qu’on a des capacités d’invention plus grandes que n’en auront jamais les emmureurs, les empêcheurs obéissants. Parce qu’on a du talent pour l’évasion.
(1) La harga,le «départ», seule option politique : lire article de la chercheuse Farida Souiah sur www.hal.archives-ouvertes.fr.
(2) Chez moi ou presque, de Stéphane Ngatcheu, éd. Lettres communes-les Presses du réel (octobre).
Dernier ouvrage paru : les Enfants de l’aurore, Fayard (mars), le récit d’exil de trois adolescents inspiré de l’Iliade.

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