samedi 17 août 2019

Au centre hospitalier de Lisieux, « il y a urgence aux urgences »

 Restructurées en 1995, les urgences de l’hôpital normand Robert-Bisson avaient été conçues pour accueillir 15 000 patients par an. En 2018, les soignants en ont accueilli 33 000.
Par   Publié le 10 août 2019
La ministre de la santé, Agnès Buzyn, aux urgences du centre hospitalier Saint-Louis à La Rochelle (Charente-Maritime), le 12 juillet.
La ministre de la santé, Agnès Buzyn, aux urgences du centre hospitalier Saint-Louis à La Rochelle (Charente-Maritime), le 12 juillet. XAVIER LEOTY / AFP
Dans le couloir, sept patients sont étendus sur des brancards, à moitié dévêtus. Les six salles de « déchoc » sont occupées, et deux infirmières tentent de questionner un vieux monsieur au bras ensanglanté, qui marmonne en anglais.« C’est étonnamment calme, seulement cinquante-sept entrées depuis ce matin »,commente Vincent Othon, aide-soignant depuis dix ans aux urgences de l’hôpital Robert-Bisson de Lisieux (Calvados)
La veille à la même heure, ils étaient une trentaine de malades à attendre là, allongés tête-bêche, sans aucune intimité. D’autres avaient été placés dans la salle de repos du personnel, sacrifiée depuis longtemps pour agrandir les capacités d’accueil. Une dame de 98 ans s’y est levée à deux reprises, gênant ses voisins.« La troisième fois, il a fallu l’attacher, car on ne pouvait pas la surveiller », regrette l’aide-soignant de 35 ans, si attristé de voir « des patients s’uriner dessus parce qu’on n’a pas le temps de leur apporter un bassin ». Son diagnostic est lapidaire : « On nous pousse à être maltraitants. »

Depuis la mi-juin, impossible de rater les banderoles qui ornent l’entrée du service et illustrent le malaise. « Il y a urgence aux urgences », peut-on lire. Pour la première fois, les soignants ont déposé un préavis de grève, bien qu’ils continuent d’assurer les soins. Au 9 août, le collectif Inter-Urgences, constitué au printemps, comptabilisait 217 urgences en grève, soit deux fois plus qu’un mois auparavant. « La crise persiste », a reconnu le 1er août la ministre de la santé, Agnès Buzyn, qui avait tenté d’apaiser la colère avec une enveloppe de 70 millions d’euros, destinée notamment à renforcer les effectifs durant l’été.

Désertification médicale qui empire

Mais le malaise est bien plus grand, et durable. « On en arrive au point de rupture », constate la chef de service Anne Mahier, médecin depuis treize ans à Robert-BissonRestructurées en 1995, les urgences du centre hospitalier normand avaient été conçues pour accueillir 15 000 patients par an. En 2018, ils sont 33 000 à avoir franchi les portes vitrées de l’accueil, poussés par une désertification médicale qui empire d’année en année. A Lisieux, près de 3 000 personnes n’ont plus de médecin traitant. Pour un rendez-vous avec un cardiologue, il faut compter dix-huit mois d’attente. « On devient le seul recours pour accéder aux soins », résume Vincent Othon.
Alors, « malgré une équipe en or, motivée, solidaire, compétente, décrit Anne Mahier, on est au bout du rouleau ». Ils ne sont que neuf médecins à temps plein quand il leur en faudrait treize, selon les recommandations nationales. Malgré une multitude d’annonces, la chef de service n’a pas trouvé de candidats. Il manque 80 urgentistes en Normandie. « Certains services fonctionnent avec des médecins intérimaires sous-qualifiés, je ne veux pas en arriver là », craint Anne Mahier, qui dit toutefois comprendre les jeunes médecins qui ne veulent plus que des temps partiels : « En travaillant à 80 %, on leur fera faire du 100 %, c’est toujours mieux qu’être à temps plein et se retrouver à 120 %. »
Dimanche 30 juin, la machine s’est enrayée. Après vingt-neuf heures de travail, Anne Mahier n’avait personne pour la remplacer. Sa collègue s’est retrouvée seule pour gérer les urgences et assurer le Service mobile d’urgence et de réanimation (SMUR). Il a fallu suspendre la ligne pour la journée. Certains villages se sont retrouvés à plus de trente minutes des secours. « C’est traumatisant d’en arriver là », regrette l’urgentiste.

Relancer le dialogue social

Du côté des patients, le temps d’attente s’allonge. Le mois dernier, une femme de 100 ans a attendu onze heures sur un brancard. L’agressivité en devient quotidienne, les violences banalisées. « Ce n’est pas parce qu’on est en grève que vous attendez, c’est parce que vous attendez qu’on est en grève », peut-on lire sur des affichettes à l’accueil. « On en est rendus à faire du travail à la chaîne »,s’attriste Marie-Pierre (elle a requis l’anonymat), aide-soignante depuis 1981. « La détresse sociale et psychologique est pourtant de plus en plus grande », juge-t-elle.
Depuis son lancement, la grève a toutefois permis de relancer le dialogue social avec la direction, au point mort depuis plusieurs années. Nommé il y a seulement deux mois, le nouveau directeur de l’hôpital affirme être « à l’écoute des revendications ». Un renfort brancardier a été octroyé pour l’été ainsi qu’une infirmière pour les gardes de nuit. Un audit a été lancé pour étudier les besoins en matériel et en effectifs.
Mais la promesse de nouveaux locaux, elle, s’est encore éloignée. Alors que les travaux avaient été initialement annoncés pour 2017, « on nous parle maintenant de 2022 », déplore Vincent Othon, qui a le sentiment de se « faire balader depuis tellement d’années ». Les soignants ont pourtant eux-mêmes travaillé sur des plans, et sollicité la mairie et l’agglomération pour une participation financière à ces travaux, estimés à 4,5 millions d’euros. « On est obligés d’aller mendier pour survivre, déplore M. Othon. La prochaine étape, c’est de nous demander de construire les murs ? »
Le 19 juin à l’Assemblée nationale, le député (Les Républicains) du Calvados Sébastien Leclerc a alerté le gouvernement sur la situation dans l’établissement normand. Car au-delà des urgences, c’est tout l’hôpital Robert-Bisson qui connaît des difficultés. « Si on en est rendus à faire Tetris et passer notre journée au téléphone pour placer les patients, c’est parce que tous les services sont à flux tendu », rappelle Véronique (elle n’a pas souhaité donner son nom), infirmière. Au 1er août, faute d’effectifs suffisants, vingt-cinq lits ont été fermés pour l’été, accentuant l’embouteillage aux urgences.
Que feront les patients si, demain, ils sont refusés faute de place dans les locaux ou de soignants pour les accueillir ? « On ne parle plus le même langage, on essaie d’alerter, on dit “humain, souffrance, qualité des soins”, on nous répond toujours “argent” », résume Vincent Othon, qui espère « un sursaut citoyen »« Aller dans le privé, ça me ferait mal », lâche Anne Mahier. Son concours de praticien hospitalier, elle l’a passé « parce que ça avait du sens ». Sans congés depuis avril, l’urgentiste déplore que son équipe « paie très cher le fait d’être attachée à ces valeurs ».

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