mercredi 31 juillet 2019

Noa Berger et Myrtille Picaud : « Vertu de la méditation ou tyrannie du bien-être ? »

Par Noa Berger et Myrtille Picaud publié le 31 juillet 2019





Dans une tribune au « Monde », les sociologues Noa Berger et Myrtille Picaud estiment que, si le besoin de « lâcher prise » révèle un point de rupture des sociétés néolibérales, celles-ci ont su trouver la parade jusqu’à constituer un véritable « marché » de l’émotion.

Tribune. Assise à mon bureau, je fixe mon écran d’ordinateur, malgré les cris et rires chez mes voisins qui pendent leur crémaillère et dont la musique s’accorde mal au tambour de ma machine à laver en plein essorage. La date limite (ce soir minuit !) de rendu d’un dossier approche dangereusement et il faut absolument que je termine à temps, mon prochain contrat de travail en dépend.
Impossible de se concentrer et d’atténuer l’angoisse : je suis au bord de la crise de nerfs. Je dégaine mon téléphone portable, sélectionne l’une des 500 applications de méditation et teste les séances gratuites, une voix relaxante me guidant sur le chemin du vide.
Hélas, les pensées négatives ne me quittent pas ! Au détour d’un clic, je repère enfin le remède idéal : une séance payante intitulée « Je suis débordé(e) ». Je sors ma carte bancaire triomphalement, me croyant sauvée. Malheur à moi ! Mon téléphone me notifie alors : « Paiement échoué en raison d’un solde insuffisant ».
La méditation aujourd’hui est partout : cours, stages et même applications mobiles dédiées. Des centaines de ces dernières sont disponibles, parmi lesquelles Méditer avec Petit Bambou, installée plus de 1 million de fois selon Google Store, et dont l’abonnement est même remboursé par certaines complémentaires santé. S’y ajoutent les milliers de vidéos visibles sur YouTube, les 167 praticiens actifs recensés par la seule Association pour le développement de la mindfulness en France ou encore les plus de 220 instructeurs que l’Association méditation dans l’enseignement affirme avoir formés depuis 2015.

Un espace dans lequel on ne ressent rien

Comment comprendre l’attrait pour la méditation ?
Celle-ci recouvre une diversité de pratiques et de croyances. Son succès peut être rapporté à trois éléments. D’abord, elle s’inscrit dans la tendance plus globale, à partir des années 1970, de l’importation de pratiques d’Asie de l’Est (entre autres, le yoga, le shiatsu et le feng shui), toutes présentées comme des formes authentiques d’une quête de spiritualité. Ensuite, la méditation rejoint l’intérêt croissant pour le développement personnel, devenant un outil de recherche de soi. Enfin, elle s’insère aussi dans les transformations récentes du monde du travail, certaines entreprises enjoignant par exemple leurs employés à méditer afin de renforcer leurs capacités de concentration.
La popularité de la méditation peut aussi s’analyser dans le contexte de la mise en place d’un véritable « marché émotionnel ». La sociologue Eva Illouz relève la marchandisation croissante de biens et de services proposant l’altération d’émotions, d’humeurs ou d’ambiances émotionnelles, que ce soit des thérapies qui modifient les sentiments, ou bien l’excitation et la peur commercialisées par les parcs d’attractions.
A cet égard, la méditation représente un cas particulier : ce n’est pas tant une émotion particulière qui est recherchée, que justement le vide émotionnel ou l’anti-émotion. C’est ce que vend, par exemple, l’application américaine Headspace (« espace mental »), qui propose des méditations intitulées « Je suis débordé(e) » ou encore « Dénouer ».
La recherche de vide peut être comprise comme une réponse au sentiment d’être submergé : intensification des rythmes de travail, infinité des choix de consommation, sollicitation des différents réseaux informationnels ou encore potentialité apparemment infinie des relations personnelles, amicales ou amoureuses.
Après une longue journée de travail, alors que l’on doit récupérer son enfant, choisir entre dix pizzas au supermarché, se décider sur l’une des 500 séries disponibles en VOD et répondre au groupe WhatsApp familial, l’idée de se vider l’esprit peut effectivement séduire.
A cela s’ajoute, plus généralement, l’injonction permanente à être heureux et à développer son expression émotionnelle, qui engage un travail constant de production et de représentation de ses émotions. La méditation n’offre donc pas seulement un moment de calme, destiné à ne rien faire, mais ouvre aussi un espace dans lequel on ne ressent rien. Elle semble ainsi proposer une solution au stress induit par la multiplication des injonctions, des choix et des distractions dans notre vie professionnelle et personnelle.

Injonction à l’autonomie

Pourtant, la diffusion de cette pratique peut aussi être interprétée comme une continuité de la logique néolibérale à laquelle elle semblait initialement apporter une solution.
La dérégulation des marchés, la flexibilisation du travail et la réduction de la place de l’Etat ont entraîné une croissance des risques et de l’incertitude, notamment sur le marché du travail. Or, cette augmentation est allée de pair avec une injonction à l’autonomie, accompagnée de la prolifération de dispositifs de responsabilisation. Ceux-ci traduisent le retrait de l’Etat, notamment dans le domaine des politiques sociales, les individus étant enjoints à se responsabiliser quant au déroulement de leur vie, y compris à prendre en main leur propre bonheur.
La psychologisation des rapports sociaux contribue à la retraduction des inégalités en « incapacité » à être heureux. En se donnant comme objectif de réduire le stress ou l’épuisement mental des individus, la méditation contribuerait ainsi à détourner l’attention des causes structurelles et sociales à la racine des sentiments négatifs. Ce dont le procès en lien avec les suicides à France Télécom s’est fait l’écho tragique.
Remède et soupape de sécurité contre les émotions négatives, la méditation permettrait aussi du même coup d’augmenter la productivité et les capacités de concentration des employés. La Fondation d’entreprise MMA propose ainsi sa propre application, Mindful Attitude. Les nombreuses enquêtes scientifiques attestant de « l’efficacité » de la méditation et de ses effets sur le cerveau apportent la légitimité nécessaire à cette pratique, critique initiale du capitalisme désormais absorbée par son marché dans les pays occidentaux.
La popularisation de la méditation s’inscrit par ailleurs dans un ensemble plus vaste de pratiques dont le but est d’atteindre un « vide » émotionnel et physique : les cures alimentaires ou les jeûnes ; la méthode KonMari, conçue par la gourou japonaise Marie Kondo, qui apprend à se débarrasser d’objets inutiles chez soi ; les retraites à la campagne ou dans des pays lointains, ou encore les stages de déconnexion (d’Internet). Ces pratiques diversifiées ont en commun des formes de contrôle du corps et d’ascétisme. Elles promeuvent un retour à l’authenticité, pour se départir d’une culture de surconsommation érigée en contre-modèle.

« Vide émotionnel »

A l’instar de la méditation, de telles pratiques proposent, elles aussi, des formes de « vide émotionnel ». Or, si elles sont souvent associées au style de vie de membres des classes supérieures bénéficiaires de la « mondialisation heureuse », elles attirent rarement les mêmes critiques sur la marchandisation d’une authenticité supposée que la méditation –  critiques popularisées par l’essor des applications sur téléphone.
« Partir se ressourcer à la campagne », pourquoi cela n’attire-t-il pas les mêmes dénonciations ? Le vide émotionnel ici recherché n’est-il pas permis par la détention d’une résidence secondaire, bien commercialisé sur le marché immobilier ? N’est-ce pas là aussi (même s’il ne s’agit pas de la commercialisation directe d’une expérience émotionnelle) la récupération par le capitalisme d’une critique qui lui était adressée ?
Dès lors qu’elle devient accessible à « trop » de personnes et non aux « happy few », qu’elle est dupliquée et standardisée, une pratique perd en « authenticité »



On ne peut nier que la méditation s’inscrit dans la marchandisation des émotions et le développement du capitalisme. On peut toutefois s’interroger sur les critiques vives dont elle fait aujourd’hui l’objet.
Finalement, n’est-ce pas la démocratisation d’une pratique de vide émotionnel, autrefois apanage et marqueur distinctif des classes supérieures, qui est visée ? Plus que leur inscription dans des rapports marchands, ce qui différencie aujourd’hui la méditation sur smartphone d’autres pratiques de vide émotionnel, comme les retraites, c’est l’authenticité qui leur est conférée.
Dès lors qu’elle devient accessible à « trop » de personnes et non aux happy few, qu’elle est dupliquée et standardisée, une pratique perd en « authenticité ». C’est dans les luttes autour de cette notion que se recomposent les frontières de la distinction de classe.
La marchandisation du vide émotionnel, en se développant, semble ainsi se segmenter, entre des expériences dévaluées et commerciales, contre d’autres qui seraient, elles, « réellement » authentiques, maintenant ainsi les frontières sociales qui sous-tendent la consommation. Ainsi va le capitalisme, florissant sur la diversification et la hiérarchisation des produits, y compris ceux qui portent en germe sa propre critique.
Retour à la case départ. Toujours assise à mon bureau, il ne semble pas y avoir une véritable solution à ma situation. J’avais espéré que la méditation atténuerait mon angoisse, mais elle s’avère encore un objet de débats qui ne se laisse saisir qu’à partir d’angles multiples : encore une prise de tête. Hélas, la situation n’a pas changé : rendu, ce soir, minuit. Mais je crois que le rendu aura une ou deux heures de retard – je vais plutôt faire un tour à la fête de mes voisins d’abord.
Noa Berger, sociologue, effectue ses recherches à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales), à Paris.

Myrtille Picaud, chercheuse à Sciences Po, travaille, avec Noa Berger, sur un projet de recherche sur la méditation. Toutes deux participent aux séminaires d’Eva Illouz à l’EHESS, autour d’approches comme la marchandisation des émotions en régime capitaliste.

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