jeudi 25 juillet 2019

«Le récit des origines est inhérent à la nature humaine»

Par Charlotte Belaich — 
Image extraite de la série «Point Identity», de Coco Fronsac.
Image extraite de la série «Point Identity», de Coco Fronsac. 
Coco Fronsac. Voz’ Image


«Libération» a interrogé des psys sur l’importance d’avoir accès ou pas à l’identité des donneurs de gamètes, dans le cadre de la procréation médicalement assistée. Deux camps s’affrontent.

«Qui d’autre interrogez-vous ?» La question, posée par presque tous nos interlocuteurs, vaut avertissement. Comme un panneau de signalisation qui dirait : «Attention, sujet inflammable.» Alors que le projet de loi sur la bioéthique, qui comprend l’extension de la PMA à toutes les femmes et la possibilité pour les enfants - s’ils le souhaitent et à leur majorité - de connaître l’identité de leur donneur, vient d’être présenté en Conseil des ministres, les deux camps qui s’affrontent comptent leurs troupes. Longtemps débattue par les psys, la question de l’homoparentalité a laissé place, cette fois, à celle des origines. Car l’extension aux femmes seules et couples de femmes change la donne : la présence d’un X dans l’histoire devient manifeste. Les psys sont donc sommés de répondre à la question : comment les enfants à venir vont-ils eux-mêmes répondre à celle de leur venue au monde ? Leur manquera-t-il une pièce essentielle lorsqu’ils se demanderont, comme chacun, d’où ils viennent ? Vaste sujet de la psychanalyse, sur lequel ne s’accordent pas les spécialistes.

«Ça dépossède les familles»

Dans le camp de ceux qui estiment que l’enfant a besoin de se représenter le rapport sexuel (donc hétéro) dont il est issu, le psychiatre et psychanalyste Pierre Lévy-Soussan explique : «C’est un véritable défi de réassocier la scène d’engendrement qui a lieu dans un labo à la dynamique familiale, de transformer le don en quelque chose qui ne disqualifie pas les parents en tant que tels. L’enfant cherche toujours à résoudre la problématique du cheminement jusqu’à lui. Il va donc se demander pourquoi la science est intervenue, pourquoi il n’y a pas de père.» Selon cette chapelle, la PMA, comme l’adoption, ne posait pas - ou moins - problème dans les couples hétéros. Une question de «vraisemblance», assurent ceux qui croient au «faire comme si»«Quand le couple est dans une situation crédible d’enfantement, il y a une cohérence, juge Christian Flavigny, psychanalyste conservateur, auteur duDébat confisqué : PMA, GPA, bioéthique, genre, metoo… un psychiatre alerte (1). Le jour, obligatoire, où l’enfant dit "t’es pas ma mère", on peut dire "mais si". Il ne s’agit pas de cacher, mais que ce soit vraisemblable pour que l’enfant puisse s’inscrire comme émanant de la relation de ses parents.»D’où l’opposition de ce camp à la levée de l’anonymat des donneurs que demandent, devenus adultes, de nombreux enfants issus d’un don. «Ça valorise le biologique et, ainsi, ça dépossède les familles en tant que porteurs d’origines pour leurs enfants», juge Pierre Lévy-Soussan.
Sur l’autre rive, les partisans de l’extension de la PMA militent souvent pour la levée de l’anonymat. C’est le cas de Serge Hefez, qui préfère la vérité à la vraisemblance. «Le récit des origines, qui est inhérent à la nature humaine, s’est complexifié avec les biotechnologies et l’homoparentalité. Avant, on naissait d’un rapport sexuel entre une femme et un homme qui étaient vos parents. Aujourd’hui, il faut faire en sorte que les enfants, pour se raconter une idée juste de leur origine, puissent avoir accès à cette complexité. C’est une autre histoire que "papa et maman s’aimaient très fort", mais ce n’est pas parce que c’est différent et complexe que c’est plus compliqué, dans la mesure où chacun est nommé.» Comment, alors, parler du donneur et quelle place lui donner ? «L’idée selon laquelle plus on en parle, plus ça encombre la tête de l’enfant, est fausse. Plus on l’introduit, plus l’enfant lui donne sa juste place et peut tisser le lien avec les parents.» Selon lui, c’est au contraire quand l’enfant n’a pas assez d’éléments pour décrypter le réel qui l’entoure qu’il peut se créer des récits «tordus»«Il y a de plus en plus de situations où le fait de ne pas dire l’origine génétique fait un trou dans l’imaginaire et dans les relations avec la famille», assure le psy.

«La famille, c’est bien plus qu’un foyer»

Le cœur du sujet réside dans le corps. C’est dans les traits physiques que le donneur se rappelle aux parents et à l’enfant lui-même. Ainsi, le professeur de psychopathologie Alain Ducousso-Lacaze cite le cas d’un petit garçon s’interrogeant sur la couleur de ses yeux, différente de celle de sa mère. «D’où vient notre corps ? Pour un être humain, l’interrogation est fondamentale. Le questionnement sur l’origine est plus aigu quand il y a PMA avec donneur car il reste quelque chose qui n’est pas su, on ne peut pas faire comme si ça n’existait pas.»D’où l’importance de la levée de l’anonymat des donneurs qui, si l’on se fie aux revendications des enfants issus du don, ne rognent en rien la place du père. Ces derniers cherchent un géniteur, non un parent.
Dans son livre Voyage au pays des infertiles (2), la psychanalyste spécialiste des questions de filiation et de procréation Geneviève Delaisi de Parseval explique que «la recherche ne tourne pas tant autour du donneur que de leur ressenti douloureux devant la part inconnue de leur identité, ce savoir sur eux confisqué par l’Etat». Ce qui rend une situation traumatique, analyse-t-elle, c’est l’interdiction d’en parler et le désaveu de l’entourage. Rien de problématique donc, si la vérité est mise sur la table, rien de honteux, si la société l’accepte ? Pas de difficultés pathologiques, quoique spécifiques, tranche Alain Ducousso-Lacaze. «On sent que ce qui est très important pour ces enfants, c’est qu’ils aient le sentiment que le donneur est une personne réelle, existante. On a tous besoin de se représenter qu’on vient d’un moment vivant, même si c’est deux personnes amoureuses qui se sont rendues en Belgique et ont eu recours à une IAD [insémination avec donneur, ndlr].»
Hormis ces questionnements sur leur conception, les enfants conçus grâce à la PMA ont «une construction psychique banale», affirme le chercheur. «Quand on fait dessiner un génogramme, comme nous avons pu le faire dans le cadre d’une recherche (3), on s’aperçoit qu’ils se repèrent dans la succession des générations. Ce n’est pas parce que leurs mères sont lesbiennes que leur famille se réduit aux personnes présentes dans le foyer. La famille, c’est bien plus que le foyer, c’est un système de filiation qui inclut les générations avant les parents.» Même constat pour les femmes seules, explique Serge Hefez. «L’important, c’est de dire que la mère n’est pas seule dans son désir d’enfant, mais qu’elle fait partie d’un groupe qui a porté ce désir, pour ne pas que l’enfant se représente comme le simple prolongement de son envie.»
Faut-il rappeler que ce n’est pas parce que l’enfant a été conçu à deux qu’il est élevé à deux ? «Sur le plan de la construction psychique, c’est l’aliénation d’un des deux parents qui est très pernicieuse : quand l’un est désavoué et l’autre surpuissant. Le plus important, c’est la façon dont l’enfant est présenté au monde, à la société. Tout ça dépend des caractéristiques psychiques des parents plus que du modèle familial.»
Professeurs de psychologie, Benoît Schneider et Olivier Vecho ont exploré trente ans de publications sur l’homoparentalité et le développement de l’enfant. Ces études cliniques, souvent réalisées aux Etats-Unis et en Europe du Nord, montrent qu’il n’y a pas d’impact sur leur bien-être. «On n’a pas toutes les réponses sur les effets de l’anonymat du donneur, mais ce qu’on peut préconiser, c’est d’offrir des dispositifs d’accompagnement car ça peut être des situations compliquées», explique le premier. Dans un avis rendu en juillet 2018, le Conseil d’Etat signalait d’ailleurs que «la question de savoir si priver a priori un enfant d’une double filiation sexuée serait nécessairement contraire à son intérêt reste controversée».

«Il y a une panique morale sur l’homoparentalité»

L’inquiétude de certains psys serait donc animée par une idéologie conservatrice plus que par les faits. «Depuis les débats sur le pacs, il y a une panique morale sur l’homoparentalité, analyse le juriste Daniel Borillo. La psychanalyse a été utilisée pour justifier la famille hétérosexuelle comme naturelle, mieux à même de garantir la bonne structuration psychique de l’enfant, sans tenir compte du concret.» Trente ans plus tard, puisque déclarer son hostilité envers l’homosexualité n’est plus tout à fait de bon goût, le débat s’est selon lui déplacé sur l’accès aux origines. Une «nouvelle croisade conservatrice» socialement tolérable.
«Ce qui me trouble, c’est que ce sont les premiers experts vers lesquels on se tourne, alors que la psychanalyse s’est forgée dans un contexte culturel, historique, géographique spécifique et n’a pas vocation à rendre compte de la famille telle qu’elle est au XXIsiècle, observe de son côté l’anthropologue Jérôme Courduriès. La plupart des psys qui s’expriment le font en référence à une norme familiale qu’ils pensent universelle et ignorent que ce qu’ils expriment relève de représentations. Ils contribuent ainsi à un discours qui façonne les normes sociales et contribue aux résistances.» Certains psys en sont conscients, et tentent de faire évoluer la pratique. Le complexe d’Œdipe, concept central, est souvent cité comme exemple. A priori, il conforte la famille traditionnelle, puisqu’il implique le désir inconscient de l’enfant envers le parent du sexe opposé et l’éviction du parent du même sexe. Mais ce schéma peut s’adapter. En réalité, ce qu’il raconte, c’est l’importance d’un tiers, explique Serge Hefez. «Il faut que l’enfant puisse voir le parent en lien avec un autre protagoniste pour pouvoir sortir de la fusion.» Peu importe de qui il s’agit, tant que cette personne est bien présente. «La psychanalyse est toujours dans l’après-coup, on entend les gens et après on élabore à partir de ce qu’ils nous disent, poursuit Hefez. Les individus se transforment jusqu’au plus profond de leur identité inconsciente. C’est une instance en relation permanente avec le social, pas une alcôve à l’intérieur de soi qui serait la même depuis l’antiquité. La psychanalyse doit donc se mettre à jour.»
(1) Salvator, 2019
(2) Odile Jacob, 2014
(3) Programme Devhom (Homoparentalité, fonctionnement familial, développement et socialisation des enfants)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire