mercredi 12 juin 2019

Pour un féminisme ordinaire

Par Cécile Daumas — 
Extrait de la série «Stone Girls» (2019) de Patrick Cockpit.
Extrait de la série «Stone Girls» (2019) de Patrick Cockpit. Photo Patrick Cockpit. Hans Lucas


Dans son dernier essai, la philosophe Fabienne Brugère revient sur les normes nombreuses et contradictoires qui pèsent sur les femmes, de la naissance à la vieillesse. Une injonction à la normalité qui fait destin commun en lieu et place d’un peu plus de liberté.

Définir une femme, dire ce qu’est le corps féminin, même Simone de Beauvoir avoue en introduction du Deuxième Sexe son incapacité à le faire précisément. «La femme apparaît comme le négatif si bien que toute détermination lui est comme limitation, sans réciprocité»,analyse-t-elle en 1949. Ecrire sur les femmes implique de déclarer «je suis une femme», affirmation de ce que l’on veut justement défaire. Soixante-dix ans plus tard, le paradoxe est toujours là.
Dans On ne naît pas femme, on le devient, qui vient de paraître chez Stock, la philosophe Fabienne Brugère, professeure à l’université Paris-VIII, dit cette difficulté à écrire. Autant romans, films, fictions, poèmes, regorgent d’histoires de femmes, autant le domaine de la pensée semble quasi muet. «Réfléchir sur elles, c’est rejoindre le néant. J’ai voulu faire l’impossible, prendre au sérieux le concept de "femme"», dit Fabienne Brugère.

Le titre de son essai peut sembler facile, voire maladroit dans sa citation directe du Deuxième Sexe,mais son propos résonne après l’hiver de mobilisation des gilets jaunes, qui furent largement féminins. Ce qui intéresse la philosophe, c’est de parler des femmes ordinaires. Celles qui ne sont ni muses, ni égéries, ni reines, ni exceptionnelles. Cette immense majorité à qui on demande d’être «normales» : se fondre dans le quotidien de la vie, quitte à devenir invisibles (les vies ordinaires ne se représentent pas). «Je crois qu’il y a quelque chose qui concerne toutes les femmes, c’est l’injonction à la normalité»,écrit la philosophe. Elle qui a travaillé sur l’hospitalité, particulièrement durant la crise migratoire, évoque dans son livre ces femmes qui représentent la majorité des plus pauvres (70 %) et des analphabètes (les deux tiers) à travers le monde. Celles qui passent les frontières clandestinement. Les «filles manquantes» aussi, comme les nomme avec douceur la philosophe, qui, en Inde ou en Chine, n’ont pas eu la liberté de naître, du fait de leur sexe. Autant de femmes qui, des plus riches aux plus pauvres, partagent une forme de normalité. «Elles doivent rester à leur place qui n’est pas tout à fait une place»,analyse Fabienne Brugère.

Vécus corporels

Certes, la normalité s’est modifiée avec la libération des femmes. Le champ des possibles est devenu plus vaste. Les femmes peuvent écrire, devenir scientifiques, cheffes d’orchestre ou d’entreprise. Etre indépendantes aussi. Mais les normes demeurent. «Plus subtiles, remixées par un néolibéralisme qui semble rendre possible la libération de quelques-unes parmi la multitude», estime la spécialiste. A l’instar de Sheryl Sandberg, directrice des opérations chez Facebook, figure planétaire d’un féminisme libéral, ces «quelques-unes» exceptionnelles ne confirment aucune règle, elles brouillent la réalité. Pour le plus grand nombre, entre vie domestique, travail et incitation à s’occuper des autres, «la normalité n’a pas disparu». Trop de normes, trop de responsabilités, trop de charges «qui ne marchent pas ensemble», pèsent encore sur les destins de vie. «La femme normale est un idéal de société post-moderne ; elle tient dans l’ultraperfection de celle qui réussit dans toutes les sphères de sa vie.» Un devenir impossible, voué à l’échec.
Pour toutes ces existences, Fabienne Brugère veut initier «un féminisme ordinaire».En mars, les philosophes italienne Cinzia Arruzza et américaine Nancy Fraser, ainsi que l’historienne indienne Tithi Bhattacharya, ont lancé un manifeste mondial intitulé Féminisme pour les 99 %(La Découverte). «Le sexisme n’est pas accidentel, il est profondément ancré dans la structure même du capitalisme», écrivent les trois auteures dans une veine marxiste.
Fabienne Brugère opte pour une approche bovarienne. Reprenant le célèbre «on ne naît pas femme, on le devient» de Beauvoir, elle déroule les étapes clés du «devenir femme». De la naissance à la vieillesse, elle met en lumière, s’appuyant sur sa propre expérience - c’est la part autobiographique de l’essai -, les vécus corporels, psychiques et mentaux que de nombreuses femmes partagent.
Dix ans : l’âge de la construction d’un masculin fort et d’un féminin plus faible à l’école comme durant les temps de loisirs. «Les règles du genre s’accommodent bien du jeu,remarque la philosophe. On pense les jeux de société, les jouets avec le genre.»Aujourd’hui, une fille «normale» joue encore à la poupée. Elle «peut jouer un destin très proche de celui décrit par Simone de Beauvoir», remarque la spécialiste. On devrait faire grandir les filles autrement, on le fait rarement.

«Dépossession»

Vingt ans : la découverte de l’amour. Se construire une féminité mais «être aussi en colère contre tout ce temps perdu et ces assignations réitérées en permanence au nom d’une image sociale de la femme».
Trente ans : travailler, et la découverte, après l’égalité proclamée à l’école, des inégalités professionnelles. Ecarts de salaires, temps partiel, maternité, carrière détournée.
Quarante ans : l’obligation de prendre soin, analyse Fabienne Brugère, qui a participé à la diffusion en France de la notion de «care». Des mères de famille aux infirmières, des psychologues aux assistantes sociales, elle rappelle ce «prendre soin généralisé du monde dont on libère en même temps les hommes».Enfants, parents vieillissants, amis et autres cercles, «les chaînes du soin continuent à être une affaire féminine».
Cinquante ans : revivre. Redevenir visible, donc politique ? C’est l’horizon rêvé mais la réalité est de l’ordre de l’invisibilisation du corps féminin vieillissant. Objet de non-désir mais encore sujet désirant. Fabienne Brugère parle aussi de «dépossession».Dépossession d’un corps devenu infertile, en proie à une nouvelle chimie hormonale. «Et il n’y a rien dans le féminisme pour ce corps nouveau qui se manifeste.» D’où sa volonté d’inventer «un féminisme ordinaire» qui prenne en compte les âges de la vie.
Et après ? Vieillir, moment où tout semble joué, libérer enfin les deux sexes. «Défaire le genre serait le slogan féministe du dernier âge»,avance la philosophe. Retracer ces existences ordinaires, c’est encore et toujours se demander : comment faire pour que les femmes deviennent pleinement sujets ?

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