lundi 24 juin 2019

L’Espagne, terre féministe au grand dam des machistes

Par François Musseau, correspondant à Madrid — 
Des participantes à la marche des femmes, le 8 mars à Barcelone.
Des participantes à la marche des femmes, le 8 mars à Barcelone.Photo David Zorrakino. Europa Press. Getty Images

Figure de proue des législations sur les violences faites aux femmes, le pays est le théâtre de leur émancipation depuis 1975. Elles ont obtenu de nombreuses avancées et sont toujours plus représentées en politique. De quoi réveiller une droite réactionnaire.

Le 17 mars 2019 restera dans les annales du football féminin : ce jour-là, 60 739 spectateurs et spectatrices se serrent dans les tribunes du Wanda Metropolitano, le stade flambant neuf de l’Atlético Madrid, dans l’est de la capitale. La rencontre oppose le club au FC Barcelone, les deux meilleures équipes de la Liga Iberdrola, le championnat espagnol. Un record mondial pour un match entre clubs. En Espagne, l’épisode n’a rien d’isolé : il illustre la vertigineuse popularité du sport-roi version féminine, longtemps regardé de haut, pour ne pas dire avec mépris. Désormais, on ne parle plus seulement de Lionel Messi, Sergio Ramos ou Diego Godín, mais aussi de Vero Boquete, l’icône nationale qui a déjà donné son nom à un stade de Saint-Jacques-de-Compostelle, de Mapi León, défenseuse internationale et militante LGBT, ou encore Alba Palacios, première footballeuse transgenre, qui s’est soumise à un traitement hormonal pour évoluer dans son club.

«Anachronisme»

A la différence de leurs homologues masculins, ces joueuses ne font pas que taper dans un ballon. Elles et nombre de leurs partenaires sont aussi des porte-voix de la cause féministe. «On se bat pour ne pas avoir à batailler plus qu’un homme qui, peut-être, a moins de mérite, témoigne Mapi León. Nous sommes en train de changer le monde, je le sais.» Dans un pays réputé machiste, les footballeuses transpirent afin de mener un combat forcené pour l’égalité des sexes. Les professionnelles à part entière sont rares, les autres étant obligées de travailler en parallèle. Sandra Ramajo, capitaine de l’équipe basque de la Real Sociedad, et auxiliaire dans une résidence pour personnes handicapées («un typique job pour femmes !» ironise-t-elle), se sent discriminée sur tous les plans : «Dans les médias, ou les programmes télé, il n’y en a que pour le foot masculin, ils ont tout le business en main !» Chroniqueuse au journal Poder Popular, Susana Soler insiste sur la nécessité de féminiser le secteur : «La quasi-totalité des arbitres, des entraîneurs, ou des dirigeants de club, sont des hommes. Il faut en finir avec cet anachronisme.»
Le 8 mars, journée des droits des femmes, les Espagnoles ont défilé massivement dans les grandes villes pour la deuxième année consécutive. Plus qu’ailleurs dans le monde. Sur l’immense avenue Castellana à Madrid, on pouvait lire sur la banderole de première ligne, en lettres rouge sang : «Nous sommes inarrêtables ! Féministes, toujours !» La grève générale a été très suivie dans tout le pays, une bonne partie des secteurs d’activité ayant débrayé : footballeuses, personnel sanitaire, magistrates, professeures, journalistes et - plus encore qu’en 2018 -, beaucoup d’hommes. Un pays très mobilisé, autant que lors des manifestations monstres contre la guerre en Irak de 2003. Presque chaque jour depuis, presse et radios se font l’écho des «injustices salariales», de «la difficile conciliation travail-famille», du «cauchemar insistant des violences conjugales». Même si le phénomène couve depuis des décennies, un changement spectaculaire des mentalités est à l’œuvre. «Aujourd’hui, tout réel changement social passe par le mouvement féministe», confie la chroniqueuse-écrivaine Elvira Lindo.

Plaie sociale

«L’Espagne est-il le pays le plus féministe du monde ?» se demandait récemment le journal en ligne El Confidencial. Les statistiques l’attestent. Selon l’institut Ipsos, seules 9 % des Espagnoles estiment que les hommes sont davantage «capables» que les femmes, contre 15 % en France, 22 % aux Etats-Unis, plus de 50 % en Chine ou en Russie. De même source, 63 % des Espagnols se disent «féministes», contre 58 % de moyenne dans les pays occidentaux. «Certes, nuance le sondologue Vicente Castellanos, je suis sûr qu’un bon nombre suit ainsi la tendance. Mais, si précisément le féminisme est devenu mainstream, et s’il a perdu son acception de radicalité, c’est que ses thèses se sont imposées à la majorité». De l’avis général des sociologues, depuis la fin de la dictature nationale-catholique, l’Espagne est le théâtre d’une mue rapide des idéologies. Sous le règne du socialiste José Luis Zapatero, elle devient, en 2004, le premier pays latin à légaliser le mariage pour tous et à réformer le divorce ou l’avortement. Depuis trois décennies, la défense des femmes battues - grâce à la mise en place d’institutions et de lois pour conjurer ce phénomène - fait l’objet d’un consensus politique.
Nation-phare du combat féministe, où la vague #MeToo a été vécue avec passion, l’Espagne est aussi - paradoxalement ou non - une de celles où le sentiment d’injustice liée au sexe est le plus élevé. Toujours selon Ipsos, c’est dans ce pays que les femmes se disent les plus victimes de cette plaie sociale, avec la Turquie ou le Brésil. Etant donné la faiblesse des aides familiales, la maternité y est difficilement compatible avec la vie professionnelle. Les femmes sont rares au sein des conseils d’administration des grandes entreprises, le plafond de verre - cette barrière invisible entre sexes - serait bien présent, surtout dans le privé. Pour autant, chiffres en main, la situation n’est pas pire qu’ailleurs, loin s’en faut. Selon Eurostat, les salaires féminins seraient, en moyenne, de 16,2 % inférieurs à ceux des hommes dans l’UE, contre 14 % en Espagne. L’Unesco note que 30 % des chercheurs dans le monde sont des femmes, contre 27 % en France et 40 % en Espagne. Aussi, dans la vie politique, les Espagnoles pèsent bien davantage qu’il y a deux ans : 144 femmes occupent la Chambre basse, à Madrid, soit 41 % des sièges, contre 31 % au Royaume-Uni. «Plus on avance, résume le sociologue Fernando Vallespin, plus les demandes se font pressantes.»
La poussée féministe est devenue omniprésente dans les batailles préélectorales, aussi bien celle des législatives du 28 avril que des européennes, couplées à un scrutin local et régional, le 26 mai. Elle se manifeste sous la forme d’une polarisation, jamais vue jusqu’alors, dans le débat sur le genre. Pays très fracturé sur le plan idéologique - séquelle de la guerre civile entre 1936 et 1939 -, l’Espagne politique était parvenue à une forme de consensus sur la cause des femmes : depuis Felipe González dans les années 80, tous les gouvernements ont légiféré pour tenter de réduire les violences conjugales et les féminicides, particulièrement donc José Luis Zapatero à partir de 2004. Dans les médias, les chiffres sur les femmes battues font les gros titres. Mais avec 47 meurtres conjugaux l’an dernier, c’est une baisse de 42 % depuis 2006, et le phénomène est moindre que dans la majorité des nations du nord de l’Europe. «La sensibilité à ce drame demeure ici toujours aussi aiguë, souligne le sociologue Enrique Gil Calvo. La nouveauté, c’est qu’on est passé d’un presque consensus à un combat idéologique féroce.» Pour simplifier, entre gauche et droite, à des degrés divers.

Bus propagandistes

Les socialistes, au pouvoir, continuent à inscrire cette lutte comme une priorité. Lorsqu’il forme son gouvernement, en juillet 2018, Pedro Sánchez se vante de présider «le seul exécutif de l’OCDE avec plus de ministres femmes que d’hommes», et se targue d’être «ouvertement féministe», à l’instar de sa numéro 2 et ministre de l’Egalité, Carmen Calvo. «Luther King de la cause féministe» - selon l’expression d’un présentateur de la radio Onda Cero -, Sánchez réitère son «rêve d’une société sans meute», en référence au viol collectif d’une jeune fille pendant les fêtes de Pampelune en 2016, objet de sidération en Espagne et dont les cinq auteurs ont été condamnés à quinze ans de prison vendredi, au terme d’une épopée judiciaire. Podemos va plus loin. Son leader, Pablo Iglesias, a, «pour donner l’exemple», pris un long congé paternité pour ses jumeaux. Surtout, il a promu porte-parole du parti sa compagne, Irene Montero. Enfin, au nom «de la nécessité du langage inclusif», il vient de féminiser le nom de la formation qu’il a créée en 2016 : Unidos Podemos est devenu Unidas Podemos («Unies, nous pouvons»).
A droite, en revanche, beaucoup parlent de «dérive féministe». Si Ciudadanos, de centre droit, appelle à maintenir le statu quo, le Parti populaire (conservateur) s’aligne peu à peu sur le discours de Vox, le mouvement populiste d’extrême droite en pleine ascension, qui propose la suppression des aides aux femmes battues, et envisage de ne plus distinguer «violence conjugale» et «violence domestique». «Cette libération de la parole féministe, explique Elvira Lindo, est en train de réveiller toute une Espagne réactionnaire, ultraconservatrice et agressive.» A l’image de Rocío Monasterio, leader de Vox à Madrid, qui se définit comme une «militante antiféministe» et émaille ses discours de références haineuses contre les «féminazis».Plusieurs médias de l’ultradroite participent de cette réaction bilieuse (Intereconomia, Libertad Digital…), ainsi que des collectifs comme Hazte Oír («Fais-toi entendre») qui affrètent des bus propagandistes contre le «fanatisme féministe», depuis des semaines. Preuve que le combat pour l’émancipation et l’égalité relève de la longue marche.

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