mercredi 26 juin 2019

DU BÂTARD ET DU BIZARRE : DANS LE MIROIR DUBUFFET

Par Judicaël Lavrador— 

A Marseille, une exposition mêle des productions de l’inventeur du concept d’«Art brut» avec celles d’artistes qu’il a remarqués.

«Le Géologue» (1950), de Jean Dubuffet.
«Le Géologue» (1950), de Jean Dubuffet. Photo Sandra Pointet. Fondation Gandur pour l’Art. ADAGP
Si l’exposition ouvre grand les portes du Mucem au «barbare»Jean Dubuffet, coupeur des têtes trop bien pensantes de la culture occidentale («asphyxiante»), elle se laisse aussi volontiers envahir par la cohorte d’artistes mercenaires que l’inventeur de l’Art brut (de l’expression du moins, en 1945) n’aura cessé de dénicher, d’observer, de collectionner, de documenter et de présenter. C’est donc une expo en partie collective, notamment dans sa deuxième partie, la plus vaste des trois. Dans un accrochage labyrinthique et poreux à la fois, se déploie un corpus bâtard et bizarre de sculptures, d’outils, de dessins ayant pour seul point commun d’être un jour ou l’autre tombés sous les yeux admiratifs de Dubuffet.

Pour retrouver trace de toutes ces productions chéries par l’artiste, les deux curateurs, Baptiste Brun et Isabelle Marquette, ont consulté ses archives et notamment ces albums photographiques où il les recensait méticuleusement. Quelques pages en sont reproduites et tapissent un des murs de l’expo, accompagnées de lettres sollicitant l’aide de nombreux interlocuteurs. S’y perçoit, sous numéro d’inventaire, titre, nom de l’auteur, le «travail quasi maniaque» du peintre pour mener à bien cette entreprise de l’Art brut qui, alors, ne connaissait pas d’exemple et qui, expliqua-t-il, «a consisté non pas à montrer l’Art brut après l’avoir défini, mais à le chercher en vue de réunir une documentation qui pourrait le définir».

Grimace

Dubuffet cherche des objets flottants qui échappent aux catégories tant artistiques que scientifiques. A ses yeux, un dessin de schizophrène est un peu plus ou un peu moins qu’un «document de la folie, propice à faire du diagnostic», rappellent les commissaires, tout comme un dessin d’Afrique ou d’Océanie lui paraît dépasser le stade du document ethnographique.
Créés par des «personnes indemnes de toute culture artistique»occidentale - des prisonniers, des fous, des populations colonisées, des artisans, des enfants, des personnes que l’art savant tient pour des marginaux -, les ouvrages réunis ici ont aussi en commun, nous a-t-il semblé, une forme d’extravagance formelle. Ils se présentent comme des objets qui excèdent les limites de leur fonction quand il s’agit d’outils, des règles de la composition quand il s’agit de dessins et de l’équilibre quand il s’agit de sculptures. Tous préfèrent le grotesque à la finesse (et cela n’a rien à voir avec l’habileté d’exécution), la surcharge à la pondération, la grimace à la placidité.
A commencer par ces Barbus Müller, des statuettes provençales en pierre grise figurant des bonhommes (ou des bonnes femmes) replets et à la mine pas commode. Puis il y a ces outils dont on doute qu’ils aient pu servir au vannier Xavier Parguey, sans parler des dessins spirites du plombier-zingueur Fleury-Joseph Crépin prenant l’aspect de temples polychromes aux multiples coins et recoins, chausse-trappes et hublots braqués sur des mondes parallèles.

Grumeleuse

Cette salle, à l’éclairage un peu trop faiblard (même les œuvres d’Art brut ont désormais une valeur d’assurance et des contraintes de conservation drastiques), vaut comme miroir du regard et de la main de Dubuffet. Les formes et la palette adoptées par les brutistes sont aussi celle de l’artiste ainsi que veulent le suggérer les deux autres parties de l’expo. En plus de la facette Dubuffet collectionneur-ethnologue ou ethnographe, sont ici réunies celles de Dubuffet le peintre, le sculpteur, l’écrivain et le musicien expérimental. Ça fait beaucoup pour une seule expo, surtout quand des sous-chapitres s’incrustent dans le parcours (la section Dubuffet en ethnologue du métro, nourrie de ses gouaches dépeignant les «Dessous de la capitale» avec la complicité de Jean Paulhan) paraît un peu écrasée.
Mais on comprend toutefois que l’artiste partageait avec ses ouailles amateurs un goût pour les figures rabougries, dissipées et turbulentes, rarement solitaires. Dans ses tableaux, les foules se pressent et saturent l’espace de la toile de leurs silhouettes difformes s’agglutinant les unes contre les autres jusqu’à, dirait-on, pousser les limites du cadre et la surface du tableau. Laquelle en effet, comme surchauffée et charbonneuse (le noir fuligineux, les ocres argileux, le gris poussiéreux) devient grumeleuse et cloque.
Et si un personnage se présente là tout seul, il est rejeté tout en haut du tableau. Ainsi le tout petit Géologue (1950) en est réduit à baisser la tête pour entrer dans le cadre. Armé de sa loupe, il n’y voit guère (pas plus que nous) dans ce monceau terreux de couches de peintures marron qui occupe tout le tableau. Pas de perspective (classique), pas de lendemains qui chantent, pas de lumière, pas de place, mais pas non plus de quoi abdiquer : pour Dubuffet et son géologue (un double ?), il s’agit de traverser du regard les couches épaisses et gluantes que la culture a piétiné pour mieux saisir la place de l’homme sur terre. On interprète la toile de manière peut-être un peu anachronique, à l’aune de l’anthropocène : cette partie congrue laissée au personnage principal du tableau semble bien être une image de l’humanité cherchant moins les traces du passé qu’une issue de secours.
L’expo rappelle en outre que, malgré le grotesque de ses silhouettes gesticulantes, Dubuffet (et les films d’archives diffusés qui le montrent fermé et austère en attestent ) n’avait pas trop d’humour et entendait qu’on prît très au sérieux toutes les productions de l’Art brut, un art qui finalement se sert, à Marseille aussi, plutôt froid.
Dubuffet, Un Barbare en Europe Au Mucem, à Marseille, jusqu’au 2 septembre. Rens. : www.mucem.org.  


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