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samedi 25 mai 2019
Une démarche intelligente à l’égard de la santé mentale
25/05/2019
Selon une étude, les personnes qui s’entretiennent avec un agent conversationnel expriment leurs sentiments plus librement que face à un thérapeute humain. Photo Bigstock
Il y a quelques années, vers la fin de sa vie, mon père se battait contre une sévère dépression. En tant que médecin et professeur, il avait toujours accès à des soins de santé mentale. Il a toutefois grandi dans une société qui stigmatisait les maladies mentales et il était peu enclin à demander de l’aide à des professionnels. Pour moi, son fils, voir mon père souffrir autant me bouleversait. En tant que chercheur en santé publique, j’étais de plus en plus conscient des multiples échecs systématiques dans la prestation des soins.
Les scientifiques du monde entier cherchent désormais à s’attaquer aux problèmes par l’entremise du « Décompte mondial pour la santé mentale 2030 », une « collaboration multipartite de dépistage et de responsabilisation pour la santé mentale » lancée en février. Toutefois, même si cette initiative constitue une étape positive, elle fait fi d’éléments importants pour qu’une solution soit efficace : les technologies avancées, notamment l’intelligence artificielle (IA).
À l’échelle mondiale, les effectifs en psychiatrie et en psychologie clinique sont insuffisants. Le Zimbabwe, à titre d’exemple, compte vingt-cinq professionnels de santé mentale pour une population de plus de 16 millions d’habitants. Bien que le pays ait développé des initiatives communautaires innovatrices et méritoires, comme « Friendship Bench », celles-ci restent difficilement adaptables.
Le manque d’accès aux soins en santé mentale n’est pas un problème limité aux pays en développement. Ainsi, aux États-Unis, près de la moitié de la population n’est pas en mesure d’accéder à un programme exhaustif de soins de santé mentale, souvent en raison de contraintes financières.
Au-delà de la difficulté d’accéder aux soins, le problème de la stigmatisation reste entier, l’expérience de mon père en est un exemple. Les données cliniques indiquent que la stigmatisation prend deux formes. Les personnes qui ont besoin de soins de santé mentale peuvent être confrontées à l’opprobre sous la forme de discrimination et d’exclusion, en raison de fausses idées endémiques concernant les troubles psychiatriques. Lorsque ces croyances sont intériorisées, les victimes doivent également lutter contre l’autostigmatisation : manque d’estime de soi, faible auto-efficacité et réticence à poursuivre des occasions prometteuses.
Les conséquences de l’échec à pourvoir des soins adéquats ont été gravement sous-estimées. Selon une étude, les troubles de santé mentale sont responsables de 32,4 % du nombre d’années vécues avec une incapacité et de 13 % du nombre d’années de vie corrigées du facteur invalidité (AVCI) – qui représentent des années de vie « saine » perdues en raison de maladies, de handicaps ou de mort prématurée.
Les coûts économiques sont énormes. Selon une analyse effectuée en 2015, rien qu’aux États-Unis, le fardeau économique total posé par la santé mentale dépasse les 210 milliards de dollars annuellement. Plus de la moitié est attribuable à l’absentéisme au travail et aux pertes de productivité ; 5 % sont dus aux coûts liés aux suicides. Les initiatives menées par les entreprises pour éviter les coûts des troubles mentaux en rappelant aux employés la nécessité de pratiquer la méditation ne sont peut-être pas aussi utiles que l’affirment ceux qui en font la promotion.
Les alternatives basées sur l’intelligence artificielle, comme les agents conversationnels (chatbots), pourraient constituer une solution. En imitant le langage naturel utilisé pour soutenir une conversation avec un être humain, ces systèmes logiciels pourraient intervenir en tant que thérapeutes virtuels, offrant des conseils et du soutien à ceux qui n’ont pas d’autre option. Les résultats d’un essai clinique comparatif aléatoire publiés par des psychologues cliniciens de l’Université de Stanford montrent que les agents conversationnels étaient sensiblement plus efficaces pour réduire les symptômes de dépression qu’une démarche basée uniquement sur des informations.
Le genre de soins psychiatriques provisoires fournis par ces agents conversationnels seraient particulièrement utiles dans les communautés où les effectifs spécialisés en psychiatrie ne suffisent pas à la tâche. À une époque où un accès sans précédent aux smartphones dans les économies émergentes est constaté, les solutions basées sur l’internet pourraient être une aubaine en termes d’accès aux soins psychologiques et psychiatriques.
Ces agents conversationnels pourraient aussi aider à venir à bout du problème de la stigmatisation, car les personnes sont beaucoup moins réticentes à leur demander de l’aide psychologique. Selon une étude récente, 70 % des patients souhaitent utiliser des applications mobiles pour évaluer et gérer par eux-mêmes leur santé mentale. Une autre étude indique que ceux qui s’entretiennent avec un agent conversationnel expriment leurs sentiments plus librement que face à un thérapeute humain, ce qui souligne la priorité qu’accordent les gens à la discrétion et au désir d’éviter le jugement qu’on porte sur eux lorsqu’ils cherchent à résoudre un problème d’ordre psychologique.
Il revient maintenant aux médecins cliniciens, les psychologues à titre d’exemple, de collaborer plus étroitement avec les développeurs des systèmes utilisant de l’intelligence artificielle. Plusieurs universités américaines ont déjà lancé des programmes qui mettent en contact des experts en sciences cliniques avec des développeurs de logiciels. Il faudrait élargir ces partenariats de manière à inclure les universités, surtout dans les pays dont les besoins importants en santé mentale ne sont pas comblés, afin de développer la conception de thérapeutes virtuels linguistiquement et culturellement adaptés.
Impliquer des acteurs issus des différentes disciplines dans la mise au point d’algorithmes aiderait également à régler les problèmes de discrimination raciale et sexuelle qui sont apparus dans le cadre de la recherche en intelligence artificielle. Les chercheurs devraient donc recourir à des groupes d’essai entièrement représentatifs, tout en adhérant aux protocoles rigoureux de nature à protéger la vie privée.
Évidemment, de telles initiatives coûtent cher. Les sociétés de capital-risque investissent chaque année 3,2 milliards de dollars sur des projets de recherche et de développement dans le domaine de la santé globale. Elles devraient élargir la portée de leurs investissements pour y intégrer les technologies assistées par l’intelligence artificielle pour la prestation de soins en santé mentale. Elles pourraient également financer des concours d’excellence où participeraient des entrepreneurs en technologie socialement engagés, afin d’encourager encore plus l’innovation dans ce domaine.
Il est certain que les interventions en santé mentale assistées par l’intelligence artificielle ne remplaceront pas – et il ne le faut pas – des psychologues ou des psychiatres diplômés. Un robot, si intelligent soit-il, ne peut pas, après tout, projeter une véritable empathie. Par contre, il peut dépister les personnes à haut risque qui nourrissent des idées suicidaires et prévenir des comportements potentiellement destructeurs à court terme.
Souvent, la demande et les besoins stimulent l’innovation. Malheureusement, ce n’est pas le cas dans les soins de santé mentale. Il est temps d’investir à long terme dans des solutions économiques et évolutives qui renforceront la capacité des soins de santé mentale. Cette initiative doit comprendre un appui élargi aux services traditionnels. Mais elle devrait aussi tirer parti des technologies de pointe comme l’intelligence artificielle.
© Project Syndicate 2019. Traduit de l’anglais par Pierre Castegnier.
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