mercredi 8 mai 2019

Pourquoi le texte sur l’accompagnement des « jeunes majeurs vulnérables » est si décrié

La proposition de loi, votée à l’Assemblée, a été « vidée de sa substance » selon les associations d’anciens enfants placés.
Par Solène Cordier Publié le 8 mai 2019
Avancée notable pour les uns, trahison pour les autres, le vote, mardi 7 mai dans la soirée, de la proposition de loi sur l’accompagnement des « jeunes majeurs vulnérables » vers l’autonomie, qui instaure une prise en charge obligatoire par les départements, n’a pas manqué de provoquer de vifs débats à l’Assemblée nationale, mais aussi en dehors.
Finalement, le texte, issu des rangs de la majorité, a été adopté sans difficulté. Mais pour les collectifs d’anciens enfants placés, qui avaient pourtant largement soutenu sa première version, il est « vidé de sa substance ». Retour sur une désillusion en quatre actes.

Acte 1 : l’unanimité autour de la proposition de loi

En juillet 2018, la présidente de la commission des affaires sociales à l’Assemblée nationale, Brigitte Bourguignon, présente en commission une proposition de loiqui vise à empêcher les « sorties sèches » de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Le jour de leurs 18 ans, nombre d’enfants jusqu’alors pris en charge dans des établissements ou des familles d’accueil se retrouvent en effet abandonnés à leur sort. Ces jeunes, souvent victimes de maltraitances, aux parcours de vie marqués par une grande instabilité, doivent du jour au lendemain se débrouiller seuls, sans aide aucune, ce qui explique leur surreprésentation dans la rue et au sein des populations précaires.
« Il leur est demandé d’être autonomes bien plus tôt que les autres jeunes, qui bénéficient d’un soutien financier et d’un logement familial jusqu’à l’âge de 25 ans en moyenne. Autrement dit, il est demandé plus [de maturité, d’autonomie] à ceux qui ont moins [de ressources, de soutiens familiaux] », dénonce Mme Bourguignon dans l’exposé des motifs de sa proposition de loi.
La députée La République en marche (LRM) du Pas-de-Calais demande donc à l’époque la généralisation obligatoire des « contrats jeunes majeurs » pour les jeunes jusqu’à 21 ans, un dispositif d’aide financière et éducative mis en œuvre inégalement par certains départements, chargés de la protection de l’enfance. Environ 20 900 jeunes en bénéficient actuellement, soit un tiers des jeunes majeurs sortant chaque année de l’ASE.
Sa proposition de loi, signée par plus de cent cinquante députés, est alors soutenue par les anciens enfants placés, qui se félicitent que la protection de l’enfance et les « sorties sèches » soient enfin mises en lumière. Mais le texte tarde à venir devant l’Assemblée nationale.

Acte 2 : le texte mis à l’agenda parlementaire

La nomination, fin janvier, d’un secrétaire d’Etat à la protection de l’enfance, Adrien Taquet, signataire de la proposition de loi quand il était député, remet sur le devant de la scène le sort des enfants placés et leur vulnérabilité. Plusieurs mesures sont annoncées, comme un guide de bonnes pratiques pour la sortie de l’ASE et une démarche de contractualisation proposée aux départements avec un volet pour lutter contre les « sorties sèches ». Le 13 mars, Adrien Taquet confie en outre à Brigitte Bourguignon une mission sur la prise en charge des jeunes majeurs sortant de l’ASE en vue de la présentation, à l’été, d’une stratégie globale.
Enfin, un travail « pour renforcer la proposition de loi » de cette dernière est lancé, annonce le secrétariat d’Etat. Le texte, désormais soutenu par le gouvernement, est inscrit en séance publique les 6 et 7 mai.
Dans un entretien accordé au Monde daté du 7 mai, Mme Bourguignon prévient que le texte initial a été « retravaillé avec le gouvernement afin de préciser et renforcer les obligations des départements, en gardant pour objectif d’améliorer l’accès à l’autonomie des jeunes de 18 ans à 21 ans ». Il n’est plus question désormais de généraliser les « contrats jeunes majeurs » mais de créer des « contrats d’accompagnement vers l’autonomie » avec un engagement des départements sur trois volets (orientation vers une formation ou un emploi, aide pour l’obtention d’un logement ou d’un hébergement, accès aux soins).
Le texte prévoit que les départements, chargés de la protection de l’enfance, aient l’obligation de permettre l’accès à ce dispositif aux jeunes qui en feront la demande. Un investissement de l’Etat, s’élevant à 60 millions d’euros par an, leur est proposé en contrepartie. « L’intention est louable, estime Frédéric Bierry, qui préside la commission affaires sociales et solidarités de l’Assemblée des départements de France (ADF), mais certainement pas suffisante dans le contexte particulièrement complexe de la protection de l’enfance ».
A la veille de l’examen en séance publique, lundi 6 mai, l’unanimité autour de la « PPL Bourguignon » demeure cependant. Dans une tribune publiée dansLibération, de nombreuses personnalités du monde politique et associatif, et d’anciens enfants placés apportent leur soutien à une proposition de loi « attendue par l’ensemble des acteurs de la protection de l’enfance de notre pays », et en particulier « son article premier qui rend obligatoire pour les départements la contractualisation avec les jeunes majeurs jusqu’à leurs 21 ans ».

Acte 3 : la loi est votée, avec des modifications substantielles

Mais quand le texte arrive dans l’Hémicycle, c’est le coup de théâtre. Un amendement déposé tardivement par le gouvernement modifie en effet largement l’article premier. Seuls les jeunes ayant été placés pendant dix-huit mois consécutifs, dans les deux ans précédant leur majorité, seront éligibles au dispositif, à leur demande. Sans le formuler explicitement, cet énoncé exclut de fait les mineurs non accompagnés étrangers qui sollicitent la protection de la France et remplissent rarement ces conditions de longévité de prise en charge à leurs 18 ans.
A la reprise de l’examen du texte, mardi, Brigitte Bourguignon assume et même « revendique » le nouveau cadre. « Je n’avais pas envisagé cette condition au départ, toutefois (…) je tire la conviction qu’il ne faut pas pêcher par angélisme », déclare la députée, en évoquant « des filières de passeurs qui se sont organisées pour tirer bénéfice de l’ASE ».
D’anciens enfants placés et des professionnels de la protection de l’enfance manifestent leur désapprobation sur les réseaux sociaux, appelant les députés à ne pas voter cette version de la loi. En vain. Le texte est adopté sans difficulté mardi soir, par 42 voix pour et 8 contre. Seuls les élus de gauche (socialistes et apparentés et La France insoumise) s’y opposent.

Acte 4 : la colère des anciens enfants placés

Chez beaucoup d’anciens soutiens, l’amertume domine. « Comment vider de son contenu une mesure de protection universelle des jeunes placés à l’ASE qui risquent la rue à 18 ans. Cynique et sinistre », réagit sur Twitter, parmi d’autres, Florent Gueguen, directeur de la Fédération des acteurs de la solidarité, qui regroupe 870 associations et organismes de lutte contre l’exclusion.
Certains d’entre nous avons fait le déplacement de Bordeaux, Toulouse, etc, pour assister au débat sur la loi .

Nous nous sentons trahis ! Vous nous avez trahis!
Ce soir, les de notre pays, sont abandonnés une seconde fois. J’ai honte.


260 personnes parlent à ce sujet
« Cet amendement crée une discrimination sans précédent en excluant de fait les mineurs non accompagnés, les victimes de la traite et tous les enfants placés tardivement. On laisse sur le bord du chemin le plus vulnérable parmi les vulnérables, dénonce Lyes Louffok, ancien enfant placé devenu une figure de la défense de ces jeunes. Le texte est complètement dénaturé, vidé de sa substance »« On se demande même si, finalement, cette loi qu’on a tellement soutenue ne va pas faire régresser les droits des enfants placés, en faisant disparaître les contrats jeunes majeurs qui s’avèrent finalement plus protecteurs », s’inquiète Léo Mathey, le président de Repairs 75, un réseau d’entraide venant en aide aux jeunes sortant de l’ASE.
Antoine Dulin, rapporteur d’un avis du Conseil économique, social et environnemental consacré à la situation de ces jeunes majeurs, évoque, lui, « une occasion manquée ». « Je me réjouis que les départements qui avaient mis fin à toute prise en charge aient désormais une obligation d’accompagnement, et aussi qu’un effort financier de l’Etat ait été annoncé », salue-t-il. « Mais prévoir une limite d’âge à 21 ans risque d’instaurer un nouveau couperet pour ces jeunes, et l’absence d’allocation de ressources dans la loi m’inquiète », souligne-t-il, en espérant des modifications lors du futur passage du texte au Sénat.

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