lundi 13 mai 2019

Michel Poulain, un démographe chasseur de supercentenaires

Ancien astrophysicien devenu démographe, le chercheur belge parcourt le monde à la recherche des secrets du grand âge.
Par Nathaniel Herzberg Publié le 11mai 2019


Le démographe Michel Poulain, en 2017.
Le démographe Michel Poulain, en 2017. KATERINA HONCOVA

Avec le temps, certains s’assagissent. Ou se fatiguent. « Moi, j’aurais plutôt tendance à en faire deux fois plus, confie Michel Poulain. Surtout depuis la retraite. » Professeur honoraire de démographie à l’université de Louvain-la-Neuve : le titre inviterait plutôt à l’étude paisible d’un paquet de vieilles données. Installé dans son appartement de Charleroi, le regard posé sur les anciens terrils, il peaufinerait l’analyse d’une cohorte d’écoliers belges des années 1970… Eh bien non ! Certes, Michel Poulain nous a bien reçus un mardi dans le salon de son huitième étage. Mais la veille, il était en Sardaigne ; le lendemain, il partait en Estonie. « Je repasse samedi, et dimanche, je m’envole pour Djibouti. »
A 71 ans, Michel Poulain court le monde à la recherche du très grand âge. Chasseur de supercentenaires, autrement dit d’humains ayant dépassé l’âge vénérable de 110 ans. Il valide les vrais, démasque les faux, parle avec les vivants, ce qu’il préfère, communique autour des morts. Qu’un doute s’éveille dans un recoin de la planète, on le sonne. « Il a une capacité incroyable à naviguer dans les archives, trouver les pièces manquantes, salue Jean-Marie Robine, directeur de recherche à l’Inserm et spécialiste français des très vieux. Dans tous les pays, c’est pareil. Vous l’envoyez au Japon, où il ne connaît ni la langue ni la culture, et il vous trouvera l’erreur que tout le monde avait laissé passer. »
Comme souvent en pareil cas, rien ne promettait le jeune homme à une vie parmi les ancêtres. Ni sa propre généalogie, « dans la moyenne ». Encore moins sa région, où pauvreté, pollution et mauvaise alimentation plombent l’espérance de vie. Même ses premières amours académiques le conduisent dans une tout autre direction. Astrophysicien, spécialiste des aurores boréales. « J’ai eu un premier contrat de deux ans à l’université de Liège, mais franchement, je n’étais pas bon. Pas assez fort en physique théorique et en maths. Ils ne m’ont pas gardé. » Il part donc enseigner la physique et la chimie au lycée. « Pour mon père instituteur, c’était la gloire. Moi, mon vrai plaisir était ailleurs. »

L’apport du hasard

Michel Poulain s’est lancé dans la rédaction de l’histoire de son village. Sart-Eustache, à 15 kilomètres de Charleroi, compte alors 300 habitants, dont quelques survivants de la Grande Guerre. « Ils me racontaient les premiers jours de combat, la vie quotidienne, les travaux agricoles… Et puis j’ai étudié le climat, l’évolution des noms des lieux, de la population… » Un passe-temps purement empirique auquel le hasard vient apporter quelques bases théoriques.
Sa femme, enceinte de leur deuxième enfant (ils en auront six), ne peut assister aux cours de démographie historique auxquels elle est inscrite. Il la remplace, se passionne. Et bascule : une thèse passée à l’université de Louvain, en dix-huit mois, sur les modèles migratoires en Belgique. Le voilà démographe et universitaire.
« Les migrations, à l’époque, c’était la dernière roue du carrosse, ce qui perturbait tous les modèles », se souvient-il. Peu de spécialistes, peu de données, constate Eurostat. Le service de la Commission européenne se tourne vers lui. Il parcourt les pays, suit les méandres des systèmes statistiques nationaux. « Rien ne collait. Les Italiens disaient qu’ils envoyaient 10 000 personnes en Allemagne, les Allemands qu’ils recevaient 40 000 Italiens. Et il fallait comprendre. »
Il comprendra. Et devient une référence. La Banque mondiale puis l’Organisation internationale pour les migrants réclament ses services. Direction les Balkans, l’Europe de l’Est, l’Asie centrale. Puis l’Afrique : Madagascar, Comores, Seychelles, Maroc, Mali, Mauritanie, Tunisie… « A Djibouti, j’en suis à ma dixième mission en deux ans. Je voudrais fermer la boutique, mais je suis sans cesse sollicité. Et puis ça me permet de financer mon travail avec les vieux. »
« Traquer les liens, débusquer les erreurs : il y a du Sherlock Holmes chez le chercheur belge »
Ses vieux. Sa passion. Là encore, la rencontre s’est faite par hasard. Danny Chambre, un médecin généraliste belge, cherche un démographe solide. Depuis des années, l’original collectionne coupures de presse et cartes postales de centenaires. « Il avait une liste de trois mille centenaires belges, il voulait que je l’aide à vérifier. Il était sérieux, passionné, avait rassemblé un corpus impressionnant. Moi, dès qu’il y a des données intéressantes, je ne sais pas résister. »
Traquer les liens, débusquer les erreurs : il y a du Sherlock Holmes chez le chercheur belge. Et un peu de Tintin, voyageur intrépide, avide de vérité et de rencontres. Dans la récente controverse sur le dossier Jeanne Calment, il n’a pas hésité à rompre le consensus qui voulait que les accusations de fraudes portées par des chercheurs russes sur la doyenne de l’humanité ne présentassent aucun intérêt. « Ce n’est pas un bon travail, dit-il. Mais c’est une occasion de lever le doute, qui traîne depuis longtemps. Moi, je suis convaincu que Jeanne est bien Jeanne. Mais pourquoi ne pas le prouver une fois pour toutes ? »

Validation du premier supercentenaire

D’autres auraient pâti d’une telle prise de position. Lui peut se prévaloir de quelques faits d’armes. La validation du premier supercentenaire de l’histoire, un Hollandais mort en 1899. Mais surtout d’un concept devenu cri de ralliement : la « blue zone ».
En 1999, lors d’un congrès, un médecin sarde vient affirmer que ses montagnes grouillent de centenaires, hommes comme femmes. Sourire de l’assistance. Michel Poulain décide d’aller y voir. « A mon arrivée au village d’Arsana, ils fêtaient les 100 ans de quatre habitants. Je vais à la mairie vérifier : les registres étaient parfaits, avec les actes de naissance. Alors j’ai continué. Quarante villages, deux par jour. Tout était vrai, sauf un cas : un homme annoncé à 110 ans, à qui on avait attribué la date de naissance de son frère aîné. Lui n’en avait que 107. » Certains collègues doutent. Il retourne sur le terrain et dépouille 30 000 actes. Une contre-expertise est organisée. Elle confirme le verdict.
Sur la carte de Sardaigne, Michel Poulain a délimité, au feutre bleu, le territoire qui rassemble ces incongruités. Les « blue zones » viennent de naître. De partout, on l’appelle. Okinawa, au Japon, temple du grand âge, lui ouvre ses archives. Il y découvre que les registres ont été refaits par les Américains en 1946, sur simple déclaration. Il parvient toutefois à trouver suffisamment de documents pour valider l’exception nippone. Suivront la péninsule de Nicoya, au Costa Rica, et l’île grecque d’Ikaria, dans la mer Egée.
Quatre heureux élus et beaucoup de recalés : la Barbade, l’île de Rodrigues (à l’est de Maurice), Cuba, ou encore le parc des Madonies, en Sicile, et le village d’Acciaroli, dans le sud de l’Italie, ne résistent pas à son examen. « J’en oublie… » Il démolit surtout la légende des centenaires géorgiens. « J’ai repris les registres et découvert que, pendant dix ans, les dates de naissance reculaient d’un an chaque année », raconte-t-il. Un maquillage destiné à rassurer le camarade Staline, originaire de la région et terrifié par la mort ? « On le dit, je n’en ai pas la preuve. »
Le secret des blue zones est devenu une obsession. Les colloques sur le sujet se multiplient. Un Américain a déposé la marque. Et deux villages belges s’inspirent déjà des premières conclusions de Michel Poulain. « Rien de très surprenant, tempère-t-il. Dans les blue zones, les vieux ont mené et conservent une activité physique importante, ils ont une alimentation naturelle, locale et saisonnière, ils bénéficient d’un soutien familial et communautaire important. Pas de maison de retraite et très peu de démence sénile. Et il se trouve qu’ils sont souvent très croyants. »
Lui, également. Pourtant, s’il adore accompagner à l’église ses protégés de Villagrande et Seulo, en Sardaigne, c’est d’abord « par passion pour ces coutumes, cette ferveur, comme un anthropologue que je ne suis pas ». « Par amour de ces vieux, qui me donnent tellement d’eux-mêmes, poursuit-il. Et puis avec toutes ces femmes de moins de 1,50 mètre, mon 1,71 mètre me donne l’air d’un géant. » A quoi tient le bonheur d’un chercheur !

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